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De l’exemplarité de la sanction à la nécessité de l’oubli (1453-1454)

Chapitre 2 Le choix politique des sièges

3. Bordeaux : les méandres de la sujétion

3.1. Les deux temps de la reconquête

3.1.2. De l’exemplarité de la sanction à la nécessité de l’oubli (1453-1454)

Cette cour souveraine doit ainsi rester, jusqu’à la fin du règne de Charles VII, celle du temps révolu de la première reconquête. Après la nouvelle victoire remportée par l’armée royale en 1453, il n’est alors plus du tout question d’établir un parlement en Guyenne, peut-être parce que cette victoire, si définitive qu’elle puisse paraisse aujourd’hui, semble alors précaire. La probabilité d’un nouveau retour anglais est clairement envisagée au sein du Conseil royal712. Les termes de la seconde reddition ne peuvent qu’en être profondément transformés : à la problématique de l’intégration du pays fraîchement reconquis s’ajoutent la considération de la menace ravivée d’un nouveau retour anglais, mais aussi la nécessité de sanctionner les Bordelais pour leur trahison. C’est de cette perspective plurielle que découle, à partir de 1453, une politique dominée par le souci de l’exemplarité, de la sécurité mais, pour autant, non dépourvue de pragmatisme et d’adaptation, tant l’intégration de la région reconquise devait aussi passer par le charisme d’un roi de justice et de pardon.

708. À la même période, le parlement de Paris comprend une quarantaine de conseillers et quatre présidents, et celui de Toulouse deux présidents et douze conseillers à sa création, « Lettres de Charles VII, par lesquelles il établit un Parlement à Toulouse », op. cit., p. 384.

709. Grands jours tenus à Bordeaux, op. cit., p. 148. Brives-Cazes évoque quatre juges – Jean Tudert, Jean Avril, Vital du Palais et Jean de Sansay – mais sans donner aucune précision sur les modalités de leur identification comme conseillers de cette cour. É. Brives-Cazes, « Origines du parlement de Bordeaux », op. cit., p. 635-636. La présidence aurait échu à Jean Barton : voir A. Thomas, « Jean Barton, premier président de la cour souveraine de Bordeaux (1451-1452) », Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, n°113-114, 1917, p. 49-54.

710. Ibid., p. 41 et 48. Voir également p. 147, où le temps de la cour est assimilé à celui de la première conquête française : « tempore prime reductionis ville et patrie Burdegalensium ad obedientiam nostram facte, certus processus… » 711. Lors des grands jours de Thouars, tenus en 1455, le récit du parcours juridictionnel d’un procès en appel du

sénéchal de Guyenne, opposant Marie Soleyvonne à Bernard du Plantiers et Hélie Villa (procès 114 du corpus), donne lieu à la relation suivante : « de certain appoinctement donné par ledit seneschal de Guyenne ou son lieutenant lesdits deffendeurs si appellerent et depuis relleverent leur appellation en la court souveraine qui se tenoit lors en ladicte ville de Bourdeaux pour le roy, en laquelle court ladicte cause ne peut estre expediee obstant ce que Tallebot et plusieurs anlois entrairent en ladicte ville par quoy cessa ladicte court souveraine, et depuis a esté ladicte ville reduicte en l’obeissance du roy et ordonné que les causes pendans en ladicte court souveraine seroient traictees en la court de parlement », voir l’édition du registre en annexe, f. 202v-203r. 712. « Fragment d’un registre du Grand Conseil de Charles VII », éd. par N. Valois, op. cit., p. 257-258.

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Le châtiment prévu par le roi en 1453 est exemplaire, et le miroir inversé de la capitulation de 1451713 : « livraison des coupables à merci, confiscation de tous les privilèges, lourde amende, liquidation des adversaires les plus notoires, hausse prohibitive des taxes grevant le commerce, construction de deux forteresses pour tenir la ville en respect surveillance étroite des équipages et des marchands anglais continuant à fréquenter Bordeaux et enfin, une énergique prise en main administrative et judiciaire714. » La sanction doit être manifeste, et à la hauteur de la gravité du parjure des Bordelais. Les négociations de la reddition « à merci » de la ville, exigée par le roi, c’est- à-dire en théorie sans condition, aboutissent à la punition des coupables : vingt d’entre eux sont bannis et celui jugé le plus coupable d’entre eux – le sire de Lesparre715 – théâtralement exécuté716. Cette rigueur visible de justice, pour autant, ne se déploie que brièvement, d’autant que s’y superpose une plus durable politique de « seureté717 », qui ne va pas, quant à elle, sans connaître un progressif infléchissement.

Un mémoire adressé au roi de France à la fin de l’année 1453 ou au début de l’année 1454 témoigne à la fois de l’inquiétude persistante d’un retour des troupes anglaises mais aussi de l’expression d’un parti de la mesure dans l’entourage royal. Ce document, dont Regnault Girard – qui évolue dans l’entourage du roi et a effectué à cette date plusieurs missions diplomatiques718 fut probablement l’auteur, sinon l’intermédiaire chargé de le transmettre au roi, développe plusieurs recommandations pour le maintien en sûreté du pays bordelais. Il s’attache ainsi à réfuter, dans un premier temps, plusieurs mesures drastiques, auxquelles on songeait probablement dans l’entourage royal : mise en place d’une importante garnison à Bordeaux, démantèlement de ses murs, et sanctions commerciales719. Les propositions formulées ensuite par l’auteur s’inscrivent dans une perspective de plus long terme que ces sanctions immédiates : elles visent à favoriser la reprise des échanges commerciaux, tout en sécurisant le commerce et la circulation maritime et fluviale par la construction d’une forteresse « bien garny720 ». Si le premier de ces conseils, touchant la reprise du

713. L’inversion est totale puisque si le pardon des Bordelais est contenu dans un traité de capitulation en 1451, les conditions plus rigoureuses de la seconde capitulation sont contenues, en 1453, dans des lettres d’abolition, comme le soulignent M. Bochaca et P. Prétou, « Entre châtiment et grâce royale », art. cité, p. 93-94.

714. M. Bochaca et P. Prétou, « Entre châtiment et grâce royale », art. cité, p. 87. 715. Sur les détails de cette exécution, voir supra, Chapitre 1, 2.1.1.2.

716. Sur ce point, outre l’article de M. Bochaca et P. Prétou, déjà cité, voir également P. Prétou, « Les mises en sujétion inversées de Bayonne et de Bordeaux à la fin de la Guerre de Cent Ans dans les Vigiles de la mort de Charles VII », dans Patrick Gilli et Jean-Pierre Guilhembet (dir.), Le châtiment des villes dans les espaces méditerranéens (Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes), Turnhout, 2011, p. 103-122.

717. M. Bochaca et P. Prétou, « Entre châtiment et grâce royale » art. cité, p. 94.

718. Sur l’identification du personnage, la datation et le contenu du mémoire, voir M. Bochaca, « Plaidoyer pour une reprise en main en douceur de Bordeaux au lendemain de la deuxième conquête française », art. cité.

719. Le coût d’entretien d’une importante garnison est jugé trop élevé, le démantèlement des murs exposerait la ville à une nouvelle attaque anglaise, tandis que la ruine du commerce inciterait possiblement à la révolte. Ibid., p. 59.

720. « Ung fort chasteau en Gironde au plus destroit de la riviere (…), ou par saiges cappitaines de guerre sera bien advisé, en manière que navire ne puisse aller a Bourdeaux sans son dangier (…) que ledit chastel soit gardé par

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commerce, est loin d’être suivi par Charles VII, notons que ce dernier ordonne dès 1454 la construction de deux châteaux – dits du Hâ et de Tropeyte – dans les environs immédiats de Bordeaux, ainsi qu’une forteresse à Bayonne721. Les hommes chargés de superviser les fortifications sont d’actifs conseillers du roi, et occupent déjà des postes clés – civils ou militaires – en Guyenne : Jean de Jambes, seigneur de Montsaureau et gouverneur de la Rochelle722 ; Jean Bureau, trésorier de France et maire de Bordeaux723 ; Girard le Boursier, maître des requêtes ayant déjà plusieurs missions diplomatiques à son actif et maire de Bayonne724 ; Poton de Xaintrailles, capitaine et gouverneur de Bordeaux725 ; Théodore de Walpergue, bailli de Lyon et administrateur civil de la Guyenne726 ; et Jean de Bourbon – alors simple comte de Clermont – lieutenant général du roi en Guyenne.

Châtiment et prudence, cependant, laissent progressivement place, dans les années qui suivent, à des retouches et adoucissement successifs, notamment sur le plan fiscal. La réception d’une délégation bordelaise par le roi, en avril 1454 à Montils-lès-Tours, a sans doute joué un rôle dans ce réchauffement relatif727. La superposition de ces tendances – sanction, sécurisation et lent infléchissement – se retrouve sur le plan juridictionnel, qui nous intéresse ici particulièrement. En 1453, la jurade est suspendue de ses droits de juridiction, et les officiers royaux français nommés

François, bien garny de gens, d’artillerie, de vivres par II ou par III ans et que nul Gascon n’entret oudit chastel », Ibid., p. 62.

721. M. Bochaca et N. Faucherre, « "Tenir en brisde et subgection les habitants d’icelle ville" : la construction des chateaux du Hâ et de Tropeyte à Bordeaux sous Charles VII et Louis XI », dans A.-M. Cocula et M. Combet (dir.), Château et ville, Bordeaux, 2002, p. 53-64. Sur l’édification du « Château-Neuf » à Bayonne : voir N. Faucherre et P. Dangles, « Les fortifications du Bourgneuf à Bayonne. État de la question, nouvelles hypothèses », dans Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne, 1990, p. 43-82.

722. Sur ce personnage, voir supra dans ce chapitre, 2.1.2.

723. Jean Bureau (1390-1463) joue déjà un rôle primordial auprès du roi, dont il est le conseiller et chambellan, et grand maître de l’artillerie depuis 1439.

724. Girard le Boursier est déjà commis à la fortification des châteaux du Hâ et de Tropeyte. Voir Bochaca et Gaucherre, « "Tenir en brisde et subgection les habitants d’icelle ville" », art. cité, p. 53 et suivantes. Au mois d’août 1454, il est à Lyon. En janvier 1455, en Castille. En 1455, il est associé à Jean Augier pour la réforme de Bayonne : voir « Fragment d’un registre du Grand Conseil de Charles VII », éd. par N. Valois, op. cit., p. 268. Il siège au conseil lors des grands jours de Bordeaux en 1459, en tant que commissaire lors d’une affaire particulièrement délicate touchant l’arrestation de navires bordelais. Voir infra, Chapitre 3, 1.2.2. Il apparaît ainsi comme un personnage clé des années suivant immédiatement la reconquête. En 1456, il joue aussi un rôle lors du procès d’Alençon : voir J. Blanchard, Procès politiques au temps de Charles VII et de Louis XI. Alençon, Paris, 2018, p. 357.

725. Sur Poton de Xaintrailles, voir C. Furon, « La Hire et Poton de Xaintrailles, capitaines de Charles VII et compagnons de Jeanne d’Arc », Camenulae, 15, 2016 |en ligne|, dans le cadre d’une thèse de doctorat en préparation à l’université Sorbonne-Paris IV, sous la direction de Jean-Marie Moeglin : « Le service des armes sous le roi Charles VII : Étienne de Vignoles dit La Hire et Poton de Xaintrailles. »

726. Théodore ou Théaude de Valpergue, gentilhomme piémontais passé au service de Charles VII, a combattu aux côtés du roi lors des campagnes des années 1420 et 1430. Il est fait sénéchal de Lyon et bailli de Mâcon en 1435, devient gouverneur de Bayonne en 1459, et siège au Grand Conseil à plusieurs reprises enetre 1424 et 1455. Voir P.-R. Gaussin, « Les conseillers de Charles VII », art. cité, p. 126. Voir également P. Contamine, Charles VII, op. cit., p. 452, qui évoque « un étranger réputé brutal et méprisant » pris à parti par les Lyonnais lors de la Rebeyne de Lyon » en 1436.

727. Cette délégation donne lieu à de « Petites lettres patentes de Charles VII adoucissant les conditions du traité de capitulation de la ville de Bordeaux » (11 avril 1454), Livre des privilèges, op. cit., p. 246-252. Voir également M. Gouron, Recueil des privilèges, op. cit., p. 20.

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en 1451 rétablis, tandis que de nouvelles nominations viennent compléter le personnel administratif et judiciaire728. La prise en main royale passe par une maîtrise spatiale des lieux de la justice bordelaise, en occupant notamment le palais de l’Ombrière, ancien siège de la sénéchaussée et de la connétablie anglaise, à proximité de la résidence du maire729. Quant à la cour souveraine, elle n’est pas officiellement supprimée, mais de facto abolie, y compris sur le plan de la mémoire immédiate : elle n’est évoquée dans aucun des nombreux textes promulgués jusqu’aux grands jours de 1456. Là aussi cependant, on observe à partir d’avril 1454 un assouplissement relatif.