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LE TRAVAIL CLINIQUE QUOTIDIEN DU PSYCHANALYSTE

1 LE NARCISSISME DANS L’ŒUVRE DE FREUD

1.1 Avant 1914

Si Freud rencontre certains traits du narcissisme bien avant 1914, il apparaît explicitement comme une particularité du choix d’objet dans ses études sur Léonard de Vinci (1910), et le Président Schreber (1911) : la libido homo-sexuelle adressée au procureur Flechsig a été refoulée, et, ainsi libérée, s’est fixée sur le moi, provoquant la mégalomanie d’un Schreber devenant, dans son délire des grandeurs, le fils de Dieu. Dans Totem et Tabou (1913), Freud souligne la concordance entre les enfants, avec leurs fantaisies de toute-puis-sance, les primitifs et les névrosés obsessionnels avec leurs rituels : une telle

« surestimation des actions psychiques », autrement dit la « toute-puissance des pensées », Freud la qualifie de « narcissisme intellectuel ».

1.2 Les caractéristiques du narcissisme dans l’article de 1914

Les enjeux de l’article publié juste avant que n’éclate la Grande Guerre (F.

Neau, 2007) sont majeurs, dans le combat de Freud contre Jung. Là où Jung voit dans les psychoses les limites de la théorie de la libido, incapable selon lui d’en rendre compte, Freud va expliquer ces pathologies par une fixation à un placement narcissique de la libido. La libido, maintenue et étendue au moi, reste ainsi la théorie centrale de la psychanalyse.

1.2.1 Le narcissisme normal

Freud affirme d’abord l’existence d’un narcissisme normal : il ne résulte pas d’une fixation à un stade archaïque du développement, il n’est pas assimila-ble à une perversion. Il fait au contraire partie intégrante du « développement sexuel régulier de l’être humain », et va jouer un rôle fondamental chez

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l’adulte, dans ses choix amoureux et la formation d’un moi idéal héritier de cette libido narcissique infantile. Le narcissisme normal consiste en un investissement libidinal originel et permanent du moi, un placement de la libido sur le moi que les investissements d’objet émis par la suite ne suffiront jamais à convertir tout à fait.

1.2.2 Libido du moi et libido d’objet

Investissement, placement : au cœur de cette nouvelle économie libidinale, qui déploie la métaphore bancaire, Freud (1914) souligne « une opposition entre la libido du moi et la libido d’objet » : « plus l’une consomme, plus l’autre s’appauvrit ». Ainsi l’amoureux aimerait l’autre plus que lui-même, comme le font les névrosés, tandis que chez les paraphrènes (schizophrènes et paranoïaques), l’hypocondriaque ou le malade organique, tout l’investisse-ment libidinal refluerait dans le moi. La répartition harmonieuse des investis-sements narcissiques et objectaux et leur libre circulation, deviennent alors le critère de la santé : « un solide égoïsme préserve de l’entrée en maladie, mais à la fin l’on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade, et l’on doit tomber malade lorsqu’on ne peut aimer par suite de refusèrent ». La répartition des richesses est cependant dès le début inégale : le moi est le premier détenteur du capital de libido, et c’est, dit Freud, l’excès d’investis-sement narcissique qui oblige à investir sur des objets.

1.2.3 Narcissisme primaire, auto-érotisme, narcissisme secondaire Ce capital de libido narcissique se constitue en deux temps, primaire et secondaire, que Freud définira d’une autre manière après 1920. En 1914, le narcissisme primaire, ou originel, caractérise l’état précoce, et normal, où l’enfant place toute sa libido sur lui-même, et le narcissisme secondaire le retour de la libido sur le moi après des investissements objectaux antérieurs insatisfaisants, comme dans la schizophrénie.

Ce narcissisme « primaire » de 1914 résulte d’un processus de développe-ment, à partir des pulsions auto-érotiques partielles, que les soins maternels vont exciter en même temps qu’ils apaisent la faim et la détresse. Dans et par cette transformation de l’auto-érotisme au narcissisme, vont prendre forme le moi, réalisateur hallucinatoire de désir et producteur de travail psychique, et l’objet – la mère : l’un comme l’autre, objet total, et différencié.

Il résulte aussi de l’amour des parents pour l’enfant, imprégné de « la contrainte à (lui) attribuer toutes les perfections » et tous les privilèges, à le mettre à l’abri des accidents et des nécessités de la vie : face à cet enfant merveilleux, l’adulte retrouve His Majesty the Baby qu’il s’imaginait être jadis, sauvegarde ainsi « cette immortalité du moi que la réalité bat en

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brèche », et retrouve son propre narcissisme infantile fait de toute-puissance, d’idéalisation et de déni de la réalité extérieure.

Ainsi, pour Freud en 1914, le narcissisme primaire n’est pas celui d’une monade (J. Laplanche, 1970) : « s’aimer1 » suppose d’être aimé.

1.2.4 Choix d’objet narcissique

Le narcissisme originel peut être transféré chez l’adulte sur un objet sexuel extérieur choisi selon le type de l’étayage : cet adulte aimera alors « la femme qui nourrit » ou « l’homme qui protège ». S’il n’est pas transférable, si la libido narcissique reste la plus forte, l’objet extérieur est choisi selon le type narcissique. Autrement dit, à travers celui ou celle que nous aimons, nous aimons ce que nous sommes, ou voudrions être, ou une partie de nous, à l’instar de Léonard de Vinci qui aurait aimé les jeunes garçons comme il a été aimé, lui, par sa mère. Que nous aimions selon le type par étayage ou selon le type narcissique, notre amour qui toujours surestime l’objet aimé – avec excès, dans la passion amoureuse – garde la trace de son origine, en fait narcissique dans les deux cas.

1.2.5 Le moi idéal, héritier de la libido narcissique

Cette libido narcissique, très tôt exposée à la menace de castration, aux répri-mandes de l’entourage et à leur intériorisation, va se trouver aussi déplacée, dit Freud, sur un nouveau moi idéal formé à l’image du moi infantile tout-puissant et parfait, qui devient le nouvel objet d’amour et de satisfaction narcissique. Cet idéal à l’intérieur de lui-même auquel le sujet va comparer son moi actuel, et réel, est aussi l’agent, et la condition, du refoulement.

La division du moi en une instance qui va comparer le moi réel au moi idéal, parfois avec une infinie sévérité, est une des conséquences majeures de l’introduction du narcissisme dans la psychanalyse, que Freud développera largement dans la deuxième topique en introduisant le surmoi, cette instance formée par intériorisation des exigences narcissiques infantiles des parents et de leurs interdits.

1. Ainsi s’appelle le numéro de la revue Libres cahiers de psychanalyse qui prend pour argument l’article de Freud (Fenouillet, In Press, 2005).

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1.3 Le narcissisme de 1915 à 1920

Curieusement, après avoir introduit ce concept complexe et fécond dans la psychanalyse, Freud ne revient guère sur ces développements, ou alors de façon partielle, voire contradictoire.

Avec les essais rédigés en 1915 qui composent la Métapsychologie, il s’attache à décrire « l’entrée de l’objet dans le stade du narcissisme » : le concept introduit en 1914 se réduit à « la relation narcissique à l’objet » tandis que le moi narcissique, qui est aussi un réservoir de haine pour le monde extérieur, se trouve rabattu sur la notion d’« identification narcissique », elle aussi mortifère.

La relation narcissique à l’objet. Dans Pulsions et destins de pulsions (Freud, 1915), le moi narcissique, sous la domination du principe de plaisir, prend en lui – introjecte – les objets sources de plaisir, et rejette au-dehors ce qui au-dedans est source de déplaisir, tout en récusant un monde extérieur qui le menace. En tant qu’il est aimé et donc incorporé, l’objet entre selon Freud « dans le stade du narcissisme », et perd alors sa qualité objectale ; mais récusé par le moi narcissique et rejeté au-dehors, il naît en tant qu’objet dans la haine. « L’externe, l’objet, le haï seraient, au tout début, identiques. » Ce n’est plus alors l’amour narcissique mais la haine narcissique qui vient marquer et l’objet et le moi.

L’identification narcissique avec l’objet. L’incorporation puis l’introjec-tion de l’objet caractérisent l’identifical’introjec-tion narcissique dont Freud fait dans Deuil et mélancolie (1917) la clé du processus de la mélancolie, qui devient après la schizophrénie, la névrose narcissique par excellence. Dans la mélan-colie l’objet est perdu, ou abandonné, mais l’amour pour l’objet ne l’est pas : en se réfugiant dans l’identification narcissique, il installe régressivement dans le moi, avec l’ombre de l’objet, la haine dont cet objet est aussi le dépo-sitaire.

1.4 Le narcissisme après l’introduction de la pulsion de mort en 1920

Ainsi, après 1914, le concept de narcissisme se transforme. La libido narcis-sique peut se fractionner, et se déposer sur les instances qui composent le système du moi (idéal du moi, moi idéal, surmoi). Et le moi narcissique n’est plus tant celui qui se prend comme objet d’amour que celui qui hait, récusant le monde extérieur ou empli envers une part de lui-même d’une haine « plus ancienne que l’amour » (Freud, 1923). En fait, l’opposition entre libido d’objet et libido du moi n’est plus le seul organisateur du narcissisme, dont l’unité est menacée par la partition du moi et l’ambivalence pulsionnelle.

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1.4.1 Narcissisme et destructivité

Dans le nouveau dualisme qui s’instaure en 1920, où auto-conservation et libido rejoignent le camp des pulsions de vie – l’autre nom d’Éros –, où le conflit pulsionnel peut aller jusqu’à la désunion d’Éros et Thanatos, que devient le narcissisme ?

Les nouvelles analyses de la mélancolie (Freud, 1923) le montrent : en cas de désunion pulsionnelle, le moi peut être visé par la pulsion de mort retran-chée dans le surmoi. Cette désunion est un effet de l’identification narcissi-que, structurellement paradoxale : en même temps qu’elle préserve en l’intériorisant l’amour pour l’objet perdu, l’identification narcissique désexualise et ainsi libère au sein du moi Thanatos, jusque-là neutralisé par son mélange avec Éros. Dans l’économie mélancolique, « pure culture de la pulsion de mort » (Freud, 1923), la libido narcissique qui se retire sur le moi ne sert plus l’expansion du moi mais sa destruction. La régression mélancoli-que révèle combien le moi naît hétérogène, construit par identifications successives et toujours susceptibles d’éclater, de se diviser, de se morceler à partir de ses lignes de failles naturelles.

1.4.2 Un autre narcissisme primaire : l’état anobjectal

Freud (1923) revient sur la distinction entre narcissisme primaire et secondaire : si le narcissisme primaire de 1914 a dès le début une dimension objectale puisqu’il est issu d’un auto-érotisme étayé sur la satisfaction procu-rée par l’autre, le prototype du narcissisme primaire après 1920 n’est plus

« Sa Majesté le bébé », mais l’état anobjectal de la monade intra-utérine, ou de l’amibe, selon le modèle biologisant de la symbiose ou de l’indifférencia-tion. Le sommeil, caractérisé par l’absence de toute relation à l’entourage, reproduirait cette vie intra-utérine à jamais perdue, dans un mouvement quotidien de régression narcissique.

Face à ce narcissisme primaire anobjectal, qui prend maintenant sa source dans le ça, le narcissisme du moi est devenu secondaire. Le moi en majesté de 1914, à la fois source et objet de l’investissement narcissique de 1914 à 1920, est à partir de 1920 le serviteur de trois maîtres à la fois (le monde extérieur, le ça et le surmoi) entre les exigences desquelles il est pris et qu’il tente de concilier.

La réalité d’un état narcissique primitif anobjectal a fait l’objet de vives discussions du vivant même de Freud : M. Balint par exemple lui opposait un « amour primaire d’objet » qui relançait, sans en sortir, l’impossible ques-tion des origines (D. Widlöcher, 2000). Winnicott a souligné, fidèle en cela au Freud de 1914, le rôle des interactions avec l’environnement dans la cons-titution précoce du narcissisme de l’enfant – de son self –, et les observations sur les bébés confirment aujourd’hui ces hypothèses. Mais le fantasme d’un

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tel état n’est-il pas fréquent dans la clinique du normal comme du pathologique ?

1.4.3 Résumé

La succession des constructions freudiennes sur le narcissisme, qui peut amener à s’interroger sur l’unité du concept, souligne en fait son hétérogé-néité native, à l’image du moi. Chacun des courants qui le structure (G. Rosolato, 1976) est pris dans cette oscillation entre un narcissisme posi-tif et un narcissisme négaposi-tif. Le retrait libidinal sur soi, qui peut permettre de s’affranchir de l’objet et de la dépendance, peut mener via l’illusion de l’autosuffisance à l’isolement et à la désolation mortifères. Le dédoublement dans le miroir et l’idéalisation, qui jouent un rôle structurant dans les proces-sus identificatoires et la constitution du moi, peuvent conduire le moi au clivage et à sa perte ou au meurtre, du fait de l’écart jamais réductible entre moi et moi-même, entre moi et l’autre.

A. Green (1983) organise cette oscillation entre un narcissisme de vie et un narcissisme de mort sur le modèle du narcissisme primaire d’après 1920, qu’il définit comme aspiration à la réduction de toute tension. Il fait l’hypo-thèse, largement reprise, que le concept de narcissisme s’effacerait dans l’œuvre freudienne au profit de la pulsion de mort, dont le « narcissisme de mort » serait une illustration exemplaire.

2 DESTINS POST-FREUDIENS