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DANS LA PRATIQUE DES CLINICIENS

1 L’INTERPRÉTATION DES RÊVES

L’Interprétation du rêve constitue l’œuvre la plus volumineuse de Freud mais sans doute aussi la plus complète, achevée et féconde. Elle a frayé de nombreuses pistes de réflexion et de recherche. Il s’agit d’un ouvrage fonda-mentalement paradoxal, car il tente de rendre rationnelle la partie la plus irrationnelle, intime et subjective chez tout être humain. Comme pour la phase passionnelle des crises hystériques, L’Interprétation du rêve apporte de l’intelligibilité à des phénomènes en apparence absurdes. Cette œuvre majeure ouvre également l’accès à une méthodologie qui permet d’aborder des processus psychiques multiples. L’Interprétation du rêve rend compte aussi d’une psychologie générale pour les représenter et constitue une réfé-rence incontournable pour l’instauration du traitement thérapeutique.

1.1 Une méthode

Dans L’Interprétation du rêve, après la présentation d’une imposante docu-mentation bibliographique, que Freud ordonne suivant différentes thémati-ques – la relation entre le rêve et la veille, l’origine du matériel du rêve, les excitations internes et externes dans la production du rêve, ainsi que les

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sentiments moraux de l’activité onirique –, il propose une méthode d’inter-prétation des rêves qui s’accorde avec sa conception du phénomène oniri-que. Il considère que le rêve comporte une pensée qui a été symboliquement remplacée par une autre. Le rêve se compose donc de substitutions symboliques. Chaque élément du rêve figure un autre élément avec lequel il maintient des liens de représentation. Les éléments absents du rêve peuvent être restitués à partir des éléments présents. Le rêve se présente comme l’aboutissement de ce processus de substitutions symboli-ques. L’interprétation consiste à effectuer ce parcours dans le sens inverse.

Elle rebrousse le chemin emprunté par le psychisme dans la formation du rêve. Freud propose de différencier le contenu manifeste, celui présent à la conscience du rêveur, du contenu latent, qui contient les pensées qui ont donné naissance au rêve.

Pour l’interprétation du rêve, pendant la séance, le patient s’allonge, ferme les yeux, et retire toute critique des pensées spontanées qui surgissent dans sa conscience. Freud souligne l’analogie entre l’état du patient pendant la séance et celui du dormeur pendant la nuit. Sauf que pendant la séance, le patient se livre à une sorte de dédoublement entre celui qui fait le rêve et celui qui l’observe. À l’époque de L’Interprétation du rêve, Freud invite le patient à décomposer le rêve dans ses moindres détails, fragment après frag-ment. Le patient évoque alors les pensées qui lui viennent à l’esprit à partir de chaque élément du rêve. L’interprète du rêve est le rêveur lui-même.

Freud s’écarte ainsi d’autres formes d’interprétations de songes existantes à son époque, comme l’interprétation globale du rêve, ou celle qui se ferait à partir d’une sorte de clé des symboles où chaque élément du rêve aurait une correspondance invariable avec un autre contenu culturellement préétabli.

Pour illustrer la méthode, Freud propose l’analyse exhaustive du fameux rêve de l’injection faite à Irma, le premier qu’il a complètement analysé et qu’il a fait dans la nuit du 23 au 24 juillet 1895. Freud considère ce rêve comme l’expérience inaugurale pour la compréhension des phénomènes oniriques.

1.2 Accomplissement d’un souhait

Essentiellement, Freud postule que le rêve comporte l’accomplissement hallucinatoire d’un souhait infantile. Pour illustrer ses propos, il analyse des rêves simples, comme celui où on éprouve la sensation de soif, et où on rêve qu’on boit pour la satisfaire. De la sensation de soif vient le souhait de boire réalisé par le rêve. Les pensées du rêve remplacent l’action motrice. Freud rappelle aussi les rêves d’enfants où on retrouve aisément l’expression directe d’accomplissements de souhaits frustrés par la vie quotidienne. Le rêve satisfait dans la nuit ce que la réalité empêche et frustre le jour.

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© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Ce postulat ne va pas cesser de soulever des questions et des objections, à commencer par celles auxquelles Freud lui-même est sensible. Tout rêve ne se présente pas comme une pleine satisfaction. On remarque souvent des rêves de souffrance et d’angoisse. Freud rétorque alors que l’accomplisse-ment de souhait dans un rêve ne doit pas être cherché dans le contenu mani-feste, mais dans le contenu latent. Au cours de la nuit, la censure de la veille s’affaiblit, mais ne disparaît pas pour autant. Elle tente de déformer et de dissimuler des souhaits interdits. Leur expression et leur réalisation en sont nécessairement rendues méconnaissables. À ce propos il énonce la célèbre formule selon laquelle, le rêve serait la voie royale vers l’inconscient, mais pas son expression directe.

Pour illustrer ce point de vue, Freud (1900) propose, entre autres, le fameux rêve du souper empêché de la belle bouchère (p. 182-184). Au niveau manifeste, la patiente rêve qu’elle aimerait donner un dîner mais n’a pour toutes provisions que du saumon, ce qui de prime abord semble être un souhait contrarié. Toutefois, au cours des associations, au niveau latent, il apparaît qu’une amie du couple, qui manifeste un certain faible pour le mari de la patiente, aimerait se faire inviter. Elle a justement un penchant pour le saumon. L’impossibilité de pouvoir offrir un repas, exprimée au niveau manifeste comme une contrariété, comporte en réalité l’accomplissement du souhait de priver cette amie, amateur de saumon, d’une invitation à dîner chez elle. Freud souligne que ce qui semble ne pas comporter la réalisation d’un souhait au niveau manifeste, implique en réalité une réalisation de souhait au niveau latent. Il peaufine alors la formulation initiale en proposant : « Le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un souhait (réprimé, refoulé) » (Freud, 1900, 196).

L’analyse du rêve de la belle bouchère amène Freud à analyser celui d’une autre patiente qui, au niveau manifeste, se présente aussi comme un souhait contrarié. Dans les associations de cette patiente apparaît alors le souhait de contredire la théorie du rêve comme l’accomplissement d’un souhait, théorie que Freud avait préalablement exposée à cette patiente. Le désir latent de cette patiente était donc de donner tort à la théorisation de Freud. Dans ces circonstances, le non-accomplissement manifeste d’un souhait représente pour Freud une forme de résistance à l’analyse.

1.3 Le travail du rêve

Le rêve résulte donc d’un processus, connu sous le nom de travail du rêve.

Les images oniriques, que Freud compare volontiers aux rébus ou aux hiéro-glyphes, se forment par l’intermédiaire de différents procédés qui tous tentent de travestir les pensées originaires pour déjouer la censure. Freud mentionne en particulier la condensation, le déplacement, la figuration et l’élaboration secondaire.

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Tout au long de son livre, Freud s’interroge sur la provenance du matériel du rêve. Quelles sont ses sources ? Souvent, le rêve est composé d’éléments liés à des événements qui se sont produits la veille, ce qu’il est convenu d’appeler les restes diurnes. Ces éléments laissent parfois des impressions en apparence indifférentes. Mais elles ont la particularité de se mettre en rela-tion et en associarela-tion avec d’autres événements de la vie psychique, auxquels le rêveur n’a pas été insensible. Les restes diurnes préservent les investisse-ments affectifs de la veille et attirent les motions refoulées d’autres événe-ments antérieurs.

Freud examine cette particularité du rêve dans l’analyse du célèbre rêve dit de la monographie botanique (p. 205). Dans ce rêve, il a, devant lui, le livre d’une certaine plante. Le matin du jour du rêve, il avait remarqué dans la vitrine d’une librairie un livre sur le cyclamen qui n’avait à ses yeux aucune importance particulière. Or, à partir de ce souvenir récent, et dénué d’une signification spéciale, Freud retrouve des pensées latentes qui l’amènent vers des événements qui ont compté dans son existence comme, par exemple, le souhait de faire reconnaître la valeur de ses travaux sur la cocaïne. L’image manifeste de la monographie botanique illustre ainsi le procédé de la condensation qui rassemble des images d’événements qui se sont déroulés à différents moments de son existence.

L’analyse de ce rêve donne aussi l’occasion à Freud de souligner l’impor-tance du processus de déplacement. Lorsque le rêve rend manifeste des éléments sans importance, comme en l’occurrence le livre sur le cyclamen, il retire et déplace l’accent affectif d’autres représentations qui, elles, étaient pourvues d’investissements psychiques considérables. Ainsi, d’associations en associations, à partir de ce même rêve, Freud se souvient de son père qui le laisse, lui, enfant de cinq ans, déchirer un livre avec des planches de couleurs. Ce souvenir, ainsi que ceux qui s’imposent à la suite d’une analyse exhaustive de chaque rêve, lui permet d’avancer que le souhait, source du rêve, est toujours issu de la vie infantile. D’une certaine manière, l’enfant et ses impulsions continuent à vivre dans le psychisme. Ils sont aux aguets et, au beau milieu de la nuit, attendent la moindre occasion pour se manifester à travers des représentations et impressions empruntées aux événements de la veille.

On peut distinguer d’autres sources à l’origine des rêves et en particulier celles qui proviennent du fonctionnement somatique. Mais, pour Freud, en analogie avec les impressions laissées par les restes diurnes, les excitations somatiques actuelles se subordonnent aux désirs infantiles. Ces derniers se préoccupent de la situation somatique, mais pour tenter de parvenir à leur accomplissement. Freud remarque que les impressions sensorielles dérivent le plus souvent de souvenirs infantiles. Toutefois, le rêve cherche aussi à élaborer les excitations nées des organes du corps afin de lui apporter le confort de continuer à dormir. Car, d’après Freud, et c’est un autre postulat

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majeur de son œuvre : « Le rêve est le gardien du sommeil, non son perturbateur » (p. 272).

Dans leur important travail « Aspects fonctionnels de la vie onirique », Fain et David (1963) tiennent à démontrer la participation de l’activité oniri-que dans l’équilibre psychosomationiri-que. D’après ces auteurs, le rêve possède une visée auto-conservatrice et intégrative du fonctionnement physiologique qui ne se limite pas au sommeil, mais peut être étendue à d’autres fonctions somatiques. Comme lors des toutes premières expériences des bébés, le fonctionnement corporel tente de métaboliser la vie affective et émotionnelle du rêveur. Il n’a pas uniquement une fonction représentative de type hystéri-que. Les pathologies du sommeil, comme les insomnies, manifestent juste-ment les perturbations de l’activité onirique dans ses potentialités de maintenir le corps en repos.

1.4 Une psychologie

L’Interprétation du rêve se conclut par le célèbre chapitre VII, où les diffé-rents processus dégagés tout au long de l’ouvrage donnent naissance à une psychologie d’ensemble, nouvelle et fondatrice. La psychologie que Freud propose dans ce chapitre conclusif n’explique pas le rêve, elle est instituée par le rêve, qui devient ainsi le berceau de ses conceptualisa-tions. Le rêve révèle des processus psychiques impossibles à détecter en dehors de lui.

Le rêve permet également d’envisager la construction des dimensions spatio-temporelles de l’appareil psychique. Lorsque Freud y évoque les oublis du rêve, comme pour l’amnésie post-hypnotique, il peut différen-cier des espaces, notamment entre ceux qui sont perceptibles et manifes-tes, le préconscient et la conscience, distincts de ceux qui restent refoulés et cachés, l’inconscient. L’analyse du processus de régression lui permet de désigner l’intrication de diverses temporalités ainsi que la modalité de relation entre elles. L’enchevêtrement de différentes formes du temps a été particulièrement exploré par Green (2000) dans son ouvrage Le Temps éclaté. À partir de ces coordonnées spatio-temporelles, amenées par l’oubli et la régression, Freud s’interroge sur le lieu où se produit le rêve.

Il écarte la notion d’une localisation physiologique et propose le schéma d’un appareil spécifiquement psychique, lequel, comme le microscope ou le télescope, serait composé d’une succession d’instances ou systèmes qui formeraient une image idéale. Pour représenter cet appareil psychique dans sa forme la plus achevée, Freud (1900, p. 594) conçoit le schéma suivant.

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Schéma 1

Dans l’état de veille, l’appareil psychique est orienté de sa polarité percep-tive, où se créent des innervations, vers celle de la motricité, qui cherche à l’en débarrasser. Les excitations parcourent la succession de systèmes, orga-nisés en associations, contenant les souvenirs d’expériences de satisfaction.

Pour parvenir à la conscience, l’évocation de ces souvenirs, susceptibles d’apaiser les excitations, emprunte un passage surveillé, celui de la censure, que Freud repère entre le système inconscient et le système préconscient.

Pendant le rêve, les deux polarités, perceptive et motrice, ne disparaissent pas complètement, mais elles sont fortement inhibées. Les impressions de la veille se déconstruisent et s’approchent des images de différents systèmes de mémoire. Mais Freud tient encore à souligner qu’aucun souhait de la veille ne se manifeste dans le rêve s’il ne rentre pas en résonance avec un souhait infantile, indestructible, toujours actif et prêt à s’exprimer. À ce propos, il considère que les pensées diurnes seraient les entrepreneurs qui ne pour-raient rien effectuer sans le capitaliste : le souhait infantile.

Laplanche (2003, p. 67-68) reprend le schéma de l’appareil psychique de Freud et propose de former une sorte de boucle en reliant les deux extrémi-tés, celle de la conscience avec celle de la perception.

Schéma 2

Pc S S+

Ics Pcs

…… M

Pc CsPcs Ics

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Schéma 3

Cette présentation de l’appareil psychique pendant le rêve offre l’intérêt de montrer comment un circuit à l’origine externe parcourt dans le sens contraire les différentes instances internes. Laplanche avance qu’à partir d’un point de tangence entre le dehors et le dedans, les messages auto-conservatifs du monde externe se transforment en messages énigmatiques à caractère sexuel du monde interne.