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L’ÉVOLUTION DE LA THÉORIE DES PULSIONS CHEZ FREUD

LES PULSIONS

1 L’ÉVOLUTION DE LA THÉORIE DES PULSIONS CHEZ FREUD

On considère habituellement que Freud a développé deux théories des pulsions, correspondant chacune à ce que l’on appelle les deux « topiques » Freudiennes. À la « première topique », conscient-préconscient-inconscient, correspondrait la première théorie des pulsions opposant pulsions sexuelles et pulsions d’auto-conservation ; à la « seconde topique », moi-ça-surmoi,

1. Il est frappant de voir aujourd’hui, au nom de la génétique, le retour de conceptions analogues à celles de la fin du XIXe siècle.

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correspondrait l’opposition entre pulsions de vie et pulsion de mort, entre Éros et Thanatos, introduite en 1920. En fait, on peut dénombrer non pas deux mais quatre théories des pulsions chez Freud, ou, si l’on préfère, quatre temps dans le déroulement de sa pensée.

Le premier temps de la théorie des pulsions est celui qui apparaît dans Trois essais sur la théorie de la sexualité où l’opposition pertinente, constitu-tive du conflit psychique, est établie entre « les pulsions sexuelles » et « la pulsion d’emprise » définie comme non sexuelle.

Le deuxième état de la théorie des pulsions a été formulé sous deux formes : dans la première, les très éphémères « pulsions du moi » s’opposent aux pulsions sexuelles ; en raison de la nécessité ressentie par Freud de donner une assise biologique à ses conceptions afin de rester dans le cadre des « sciences de la nature », les pulsions du moi vont être très rapidement remplacées par les pulsions d’auto-conservation. Le modèle est bâti sur l’opposition entre le désir sexuel et la faim, prototype des pulsions d’auto-conservation. C’est cette opposition entre pulsions sexuelles et pulsions d’auto-conservation que l’on nomme généralement « première théorie des pulsions » alors qu’elle n’apparaît que secondairement. Il faut noter que le glissement opéré des « pulsions du moi » vers les « pulsions d’auto-conservation » implique en fait un changement de registre et une inflexion biologisante de la théorie.

Le troisième temps de la théorie des pulsions est constitué par l’opposition entre le narcissisme et les pulsions sexuelles. Il est important de noter que le

« narcissisme » est ici un destin de la libido ; il est défini comme l’investisse-ment libidinal du sujet par lui-même ; on a dit que Freud devenait alors

« moniste » puisque la libido s’oppose à elle-même mais sous la forme de deux courants. En fait, il y a toujours eu monisme énergétique chez Freud, même après 1920, car il ne reconnaît jamais d’autre énergie psychique que la libido : il n’y a pas de « destrudo » chez Freud1. Un point essentiel est ici que ces deux courants de la libido, sexuels l’un et l’autre, sont définis par leurs objets : le sujet lui-même d’une part et ses « objets d’amour » de l’autre, ce qui introduit, en clinique, le jeu possible entre les investissements narcissiques et les investissements objectaux.

Comme nous pouvons le voir, ces trois temps de la pensée de Freud diffè-rent par ce qui vient constituer en somme « l’opposition » aux pulsions sexuelles : pulsions d’emprise, pulsions du moi, pulsions d’auto-conserva-tion, narcissisme. Cependant la conception des pulsions sexuelles reste la même dans tous ces cas de figures, ce qui ne sera plus le cas après 1920.

Le quatrième état de la théorie des pulsions est celui qui apparaît dans Au-delà du principe de plaisir (1920) et qui oppose les pulsions de vie à la

1. Jean Laplanche l’a souvent souligné.

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pulsion de mort, Éros à Thanatos ; on en parle généralement comme de la

« seconde théorie des pulsions » alors qu’elle est bel et bien le quatrième avatar de la pensée de Freud sur le sujet. Ce qui reste vrai, c’est que les trois premiers temps de la pensée de Freud traitent des pulsions libidinales – nous dirons des pulsions proprement dites – alors que la théorie qui oppose pulsions de vie et pulsion de mort change radicalement la définition même de la pulsion. Il n’y a plus d’objet de la pulsion dans les « pulsions de vie », dont le but est de créer des ensembles de plus en plus grands, pas plus qu’il n’y a d’objet de la pulsion de mort, à laquelle ne correspond du reste aucune énergie propre. Les « pulsions » d’après 1920 sont en fait des principes de fonctionnement opposant un principe d’organisation à un principe de désor-ganisation1, mais ces « pulsions » n’ont plus rien à voir avec celles décrites avant 1920.

1.1 Les pulsions libidinales

Les pulsions sexuelles telles qu’elles sont conçues avant 1920 figurent chacune une sorte de mise en forme de la libido, c’est-à-dire de l’énergie psychique sexuelle. Comme l’eau de ruissellement, la libido crée des voies de passage qui lui resteront ensuite disponibles. Une pulsion se définit ainsi par sa « source », une zone érogène comme la bouche par exemple, sa

« poussée », c’est-à-dire la quantité de libido ou d’excitation mise en jeu, son

« but » qui est la décharge de l’excitation – le modèle en est l’orgasme –, et enfin son « objet », c’est-à-dire l’élément du monde extérieur qui permet que la satisfaction, la « décharge » soit obtenue. L’enfant au sein développe ainsi son « oralité », sa pulsion sexuelle orale avec, comme source pulsionnelle, la bouche et comme objet le sein maternel. Chaque pulsion est ainsi

« partielle », rapportée à une zone érogène et à un élément du monde exté-rieur et singulièrement un élément du corps d’autrui. Ces pulsions s’organi-sent en faisceau et aboutiss’organi-sent à un investissement multicolore – pluripulsionnel – d’un « objet total », la personne de la mère par exemple. La notion de pulsion est donc corrélative de la notion de « relation d’objet » ; on décrit ainsi des relations d’objet partiel et des relations d’objet total. On voit donc à quel point la notion de pulsion est opérante pour aborder la sexualité infantile et en comprendre l’évolution.

Pendant l’enfance, les relations d’objet partiel s’inscrivent progressive-ment dans le développeprogressive-ment, chacune d’elles définissant un « stade » : stade oral, stade anal, stade phallique, stade génital… Ces stades, en fait, ne

1. Jean Laplanche a déjà souligné le caractère de principe de fonctionnement de l’opposition instincts de vie/instincts de mort. Il pense que l’on ne peut parler que de « pulsion sexuelle de mort ».

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s’inscrivent pas dans une succession chronologique où l’un remplacerait l’autre, c’est une sorte de dimension supplémentaire qui apparaît à chaque fois laquelle entraîne un remaniement de l’ensemble et donne un rôle nouveau aux pulsions partielles antécédentes.

Les perversions sexuelles sont rapportées à la prévalence de l’investisse-ment d’un système de pulsions partielles lequel s’est arrêté dans son déve-loppement. Le sujet pervers sexuel adulte serait ainsi un enfant – décrit par Freud comme normalement « pervers polymorphe », l’immaturité de l’enfant et le polymorphisme de ses manifestations sexuelles faisant de lui, en fait, le contraire d’un « pervers » – qui se serait arrêté en partie dans son évolution, en raison de fixations traumatiques par exemple. Cet arrêt se marque par l’exclusivité de la mise en œuvre de telle pulsion partielle dans la recherche de la « décharge » de l’excitation libidinale. Prenons l’exemple de la pulsion voyeuriste et du voyeurisme en tant que perversion : les pulsions voyeuristes apportent leur quota de plaisir à toute relation sexuelle ordinaire où elles sont associées à d’autres ; dans le voyeurisme perversion c’est leur élection, leur exclusivité dans la gestion de l’excitation sexuelle qui confère aux conduites monomorphes qu’elles induisent leur caractère « pervers ».

1.2 La pulsion d’emprise

La pulsion d’emprise, apparue chez Freud dès la première édition de Trois essais sur la théorie de la sexualité, est d’abord présentée comme non sexuelle, reste cannibalique qui permet la satisfaction de la faim, et consti-tuant le contrepoint non sexuel aux pulsions sexuelles proprement dites.

« D’après quelques auteurs cette agression qui s’ajoute en se mêlant à la pulsion sexuelle est en fait un reste d’appétits cannibaliques, autrement dit une contribution de l’appareil d’emprise lequel sert à la satisfaction de l’autre grand besoin, plus ancien du point de vue ontogénétique. » Freud établit aussi un lien entre les comportements d’emprise et « les pulsions apparaissant de façon relativement indépendante par rapport aux zones érogènes », comme « le plaisir de regarder et de montrer » et la « cruauté » (Freud, 1915).

Cette pulsion non sexuelle avait beaucoup d’avantages : elle rendait compte de l’agressivité, du sadisme, de pulsions dépourvues de « zones érogènes » comme celles que l’on relie au regard, les yeux n’ayant pas la valeur érogène d’une zone comme la bouche par exemple, et du lien entre la motricité et la sexualité. « La motion cruelle dérive de la pulsion d’emprise et surgit dans la vie sexuelle à un moment où les parties génitales n’ont pas encore pris leur rôle ultérieur », écrit Freud dans un ajout de 1915 à Trois essais… La pulsion d’emprise, en association à la pulsion sexuelle, aurait bien rendu compte du fait que celle-ci doit « … se rendre maîtresse de l’objet sexuel… » Car « la sexualité de la plupart des hommes comporte un

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mélange d’agression, de penchant à forcer les choses, dont la signification biologique pourrait résider dans la nécessité de surmonter la résistance de l’objet sexuel autrement encore qu’en lui faisant la cour » (Freud, 1915).

Mais, percevant sans doute le caractère sexuel de cette « pulsion d’emprise » – et donc l’impossibilité de l’établir comme contrepartie non sexuelle aux pulsions libidinales – Freud ne lui a pas donné de véritable développement théorique. Il en fera ultérieurement un avatar de la pulsion de mort.

1.3 Les pulsions du moi