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Quelques notes sur la notion de « défense »

1 ESPACE DE DÉFINITION

L’espace de définition de la projection est vaste. Il emprunte initialement aux champs de la géométrie et de la neurophysiologie pour désigner une opéra-tion de déplacement d’un point à un autre, d’un centre à sa périphérie. La psychologie dynamique définit aussi comme projectif un mouvement qui va de l’intérieur à l’extérieur du sujet mais ces mises en perspective n’épuisent pas la notion, qui recouvre des acceptions fort différentes.

Ce que nous tentons de circonscrire exclut cependant ce qui pourrait s’y retrouver au titre de la psychologie générale dans certains tests dits

« projectifs ». C’est une remarque sur laquelle nous insistons, car si ces épreuves peuvent permettre de définir un type d’organisation et de

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nement interne, la projection n’y est à l’œuvre qu’en tant qu’elle « révèle » au sens photographique du terme une configuration caractérielle plus ou moins stable ou un état affectif particulier. Or, la projection dont nous trai-tons ne relève pas du cliché, de l’instantané, mais implique une dynamique, une histoire. Ce dont nous parlons en psychanalyse concerne un mécanisme couplé à l’activité pulsionnelle et est donc toujours une « défense », fût-elle normale.

En psychanalyse donc, la projection est une opération par laquelle le sujet attribue – hors de lui – à l’environnement ou à l’autre, des sentiments, des désirs qu’il refuse de reconnaître comme lui appartenant. Elle est donc souvent associée au déni et au clivage. Chacun s’accorde à reconnaître qu’il s’agit d’une défense archaïque que l’on retrouve à l’œuvre dans la paranoïa ou la phobie, mais il serait regrettable de ne l’appréhender qu’à travers la complexité de ces pathologies alors qu’elle participe du fonctionnement de tout sujet, en particulier dans les moments critiques.

1.1 Existe-t-il une projection « normale » ?

Tentons d’abord d’éclairer l’espace de définition psychanalytique de la projection en disant un mot de la superstition, de l’animisme ou de la mytho-logie, ou des croyances dans lesquelles Freud la voulut à l’œuvre.

Dans Totem et Tabou (1913), Freud parle de la projection comme d’un mécanisme primitif « qui n’est pas fait pour la défense (et) qui a lieu aussi en l’absence de conflits » et il évoque comment « dans certaines conditions insuffisamment établies, des perceptions internes, y compris des processus affectant les sentiments et la pensée, sont projetées à l’extérieur, comme le sont les projections sensorielles, afin de parfaire la mise en forme du monde extérieur, alors qu’elles devraient rester dans le monde intérieur ». À ce propos il avait déjà évoqué dans la Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), combien « l’obscure connaissance des facteurs psychiques et des relations qui existent dans l’inconscient se reflète […] dans la construction d’une réalité suprasensible » (Laplanche, Pontalis, 1967, p. 347), et dès le manuscrit H, il affirmait que nous ne pouvions nous connaître que grâce à la projection.

J’emprunte à Albert Le Dorze (2006), qui s’inspire lui-même de Marcel Gauchet (1998) à propos des trois âges de la personnalité), un point de vue intéressant sur la question.

« Les mythes », dit l’auteur – la superstition, sont les croyances commu-nes de sociétés « holistes, dans lesquelles la première inscription psychique de l’être-en-société préexiste à l’individu autonome et est ordonnée par l’incorporation. Les croyances communes permettent de métaboliser les affects destructeurs et les déliaisons pulsionnelles. La projection, qui est une

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négation défensive de notre intériorité, et le mode de connaissance socialisé le plus primitif dont nous disposons, fait que, dans ce premier contexte l’origine de tout malheur est attribuée à l’autre, en position d’accusé ».

Dans ces sociétés, c’est la religion qui lie les parties du tout, religion qui exige que l’ordre social soit à l’image de l’harmonie supposée du monde.

Les mythes, les superstitions en tant que croyances collectives « imposées » ont pour fonction d’instituer et de maintenir un groupe social avant même que l’individu n’en ait émergé.

« Les ennemis, les coupables, ce sont les autres. Il existe, dans ce cas, une pé-dagogie morale d’acculturation qui vise à se débarrasser, à projeter ce qui est mauvais, ce qui est sale, ce qui évoque la souffrance, la mort, la folie, le mal, la déliaison sociale . »

De ces sociétés qui engendrent ces types de fonctionnement, M. Gauchet peut dire qu’il s’agit de sociétés sans inconscient, car l’ordre symbolique, c’est-à-dire le théâtre organise tous les rapports sociaux. Si l’assertion, dans sa première partie, a de quoi surprendre, ce qu’il faut entendre, c’est qu’il existe un fonctionnement projectif qui peut être dépendant d’une organisa-tion sociétale dans laquelle la capacité de penser par soi et pour soi s’efface devant les dogmes. Sans être normale, cette forme de projection convoque un déterminisme qui n’est pas individuel.

1.2 Recherche de sens, projection ou créativité ?

Les anthropologues et les philosophes ont, dans l’histoire de l’humanité, mis en évidence que le besoin des hommes de donner du sens à leur existence s’est étayé sur des mouvements de pensée dont ils ne maîtrisaient pas néces-sairement les ressorts ni les déterminismes. Selon Marcel Gauchet, dans son

« Essai de psychologie contemporaine » (1998)1, « le troisième âge de la personnalité, la troisième modélisation de l’inscription psychique de l’être-en-société qui est celle de la personnalité contemporaine, résulte d’un socius marqué par le désir de pacification ». Le moi, idéalement totalement bon, omnipotent, ne tolérerait pas la contradiction, laquelle serait vécue comme une humiliation, une agression. L’économie projective du sujet serait ici perceptible dans les tableaux extrêmes et cependant fréquents soit de l’état limite, soit du psychotique. Il s’agit encore d’une modélisation collective, et l’activité du sujet ne peut pas être prise dans les rets de celle du plus grand nombre ; mais il est intéressant de noter que la projection est au service d’une exigence narcissique et de l’édification d’un sentiment d’existence, comme si quels que soient les contextes, attribuer aux autres ce que l’on a peine à admettre dans son intimité constituait un des ressorts non seulement de l’activité psychique mais de ses fondements.

1. In Le Débat, mars-avril 1998.

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Superstition et animisme peuvent apparaître comme « normaux » dans la mesure où les théories qui étaient proposées sur « la création du monde » impliquaient un ordre collectif dans lequel le statut de l’individu était, comme le suggère Gauchet, pris dans la totalité de la communauté. Dans un contexte où l’individu est plus autonome et n’est plus paralysé par les usages et pratiques dogmatiques, ce sont aujourd’hui des opérations projectives et défensives. On peut parler de la superstition comme d’une projection lorsqu’il y a déni de savoir et lorsque la croyance en l’existence ou au pouvoir d’objets virtuels s’installe en dépit des conditions qui témoignent de leur inoffensivité. Si la superstition a pu, à certains moments de l’histoire de l’humanité, trouver ses justifications, elle ne peut être assimilée aujourd’hui à une « défense normale ». Ainsi, toute croyance à un pouvoir surnaturel, fût-il innocent, implique le déni d’une origine accidentelle de la « créature », et la projection, sur un créateur, de son espérance d’éternité.

Mais alors la question se pose de savoir si toute opération de pensée n’est pas à un moment ou à un autre « projective ». Le chercheur qui manipule des éléments non vérifiables par le plus grand nombre, qui invente, qui inter-prète, qui expulse de lui un certain nombre d’images ou de représentations, voire de fantasmes avant de formuler un « produit fini », s’il n’est pas suspect de projeter, use-t-il de la projection ? Il existe des conduites qui peuvent apparaître superstitieuses, des croyances aberrantes qui ne relèvent pas en effet de la « projection », car elles ne sont pas engendrées par le besoin de se délester de désirs que l’on souhaiterait méconnaître. Ceci pour montrer combien il est difficile, compte tenu des usages étendus du mot

« projeter », de circonscrire l’opération psychanalytique qu’il recouvre.

1.3 De l’ignorance au déni de savoir

La projection est à l’œuvre lorsque les systèmes mythiques explicatifs du monde ou de l’environnement auxquels j’adhère me mettent à l’abri d’un ressenti désagréable d’angoisse ou d’impuissance, ou explicitent celui-ci dans le but ultime d’en méconnaître les véritables causes. Dans la biographie qu’il lui consacre, Jones (1975) fait ainsi dire à Freud « que la raison est terriblement austère et sombre, et qu’une petite superstition peut avoir quel-que charme ». L’usage chez Freud semble donc de ne pas considérer comme défensif un mécanisme inoffensif « qui ne fait de mal à personne ». On sait que ces usages, collectifs cette fois, participent du maintien du lien social à partir d’investissements religieux ou symboliques. Ainsi, les sacrifices que les Anciens offraient à leurs dieux après une bataille, un crime ou un cata-clysme illustrent ce fonctionnement. Il s’agissait, somme toute, d’effacer tous relents de culpabilité – quels qu’en fussent les motifs – pour adoucir les mœurs. Il s’agissait aussi de tenter de désamorcer les intentions agressives de l’autre en saluant sa bonté, chacun, vainqueur ou vaincu, se dédouanant ainsi

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de sentiments, de désirs ou d’affects dont le Destin vous assiégeait. Les rituels sont sous-tendus d’un fonctionnement projectif que l’on ne dénoncera que lorsqu’il deviendra intolérable au plus grand nombre : ce sont des systè-mes de pensée relativement stables, défensifs contre le monde pulsionnel et pris dans un registre symbolique qui leur assure d’être intégrés socialement.

Le fait que ces rituels et croyances aient pu constituer, ou constituent encore dans certaines sectes ou communautés, le principe organisateur du lien social, témoigne, s’il en était besoin, de sa nature « anti-pulsionnelle ». S’il y a matière à penser que le jugement de réalité, à certaines époques primitives ou au début de notre ère historique, contraignait à ces types de fonctionne-ments en raison de l’énormité de l’énigme de la création du monde et des solutions imparfaites qui pouvaient en rendre compte, le mouvement de la pensée et du savoir, l’évolution culturelle et la mondialisation de l’informa-tion les rendent aujourd’hui peu fondées.

Cette frontière subtile qu’évoquait Freud (1913) entre « projection charmante » et « projection pathologique » ne tient pas, mais ce qui « tient », c’est la différence entre l’ignorance et le déni de savoir. Ce que nous proje-tons, c’est toujours ce que nous voulons méconnaître en nous.

1.4 Des tests projectifs et du mot « projeter » en psychologie

Il nous faut dire un mot de l’usage du terme « projection » en psychologie, en ce sens que c’est probablement le champ qui ouvre aux plus importantes confusions.

Projeter, dans le langage de la psychologie, part du postulat qu’il existe une correspondance entre le monde interne et le monde externe au point qu’une personne choisira positivement ou négativement dans les images ou les situations qui lui sont présentées, celles dans lesquelles ses préoccupa-tions et représentapréoccupa-tions trouvent un écho. Ce constat est à l’origine des méthodes projectives (Rorschach ou T.A.T.) aussi bien que de l’usage du dessin d’enfant, qui ont pour but d’esquisser les grands traits d’une person-nalité, les contours de sa structure psychique ou les conflits ponctuels dans lesquels il se débat. Les travaux d’Anzieu sur ce sujet (1974) insistent sur le fait que ces productions sont à interpréter « selon des règles de déchiffrement propres au type de matériel proposé », faute de quoi, c’est à la propension projective de chacun que serait laissée l’interprétation.

La projection en psychologie tutoie ainsi la notion psychanalytique sans être aussi exigeante sur ses fondements. Ainsi accepte-t-elle comme telle l’idée de déplacer sur une personne l’image d’une autre, ou de se mettre dans la peau de personnages étrangers. Se projeter dans un héros de roman en imitant ses attitudes, projeter l’image de sa mère sur son professeur, etc.

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témoignent ainsi de la capacité de transférer sur un tiers des sentiments qui sont liés à une autre personne. Il manque cependant à la définition psychana-lytique l’idée d’un refus de reconnaître comme nous appartenant ce que l’on dépose chez l’autre ; il manque aussi la compréhension des déformations intermédiaires (condensation et déplacement) que subit le projeté.

La projection en psychologie n’est pas une défense mais une modalité d’expression.