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OU LA QUESTION DES ORIGINES

2 L’ŒDIPE DANS LA THÉORIE FREUDIENNE

Freud fait allusion au complexe d’Œdipe pour la première fois dans une note du 31 mai 1897 (1897a, p. 183-184) : « Les pulsions hostiles à l’endroit des parents (désir de leur mort) sont également parties intégrantes des névroses.

Elles viennent consciemment au jour sous la forme d’idées obsessionnelles.

Dans la paranoïa, les délires de persécutions les plus graves (méfiance patho-logique à l’égard des chefs, des monarques) émanent de ces pulsions. Elles se trouvent refoulées dans les périodes où les sentiments de pitié pour les parents l’emportent, au moment de leurs maladies, de leur mort. Dans le deuil, les sentiments de remords se manifestent, alors on se reproche leur mort (c’est ce que l’on décrit sous le nom de mélancolies) ou bien l’on se punit soi-même sur le mode hystérique, en étant malade comme eux (idée de

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rachat). L’identification n’est alors, comme on voit, qu’un mode de penser et ne nous délie pas de l’obligation de rechercher les motifs.

Il semble que, chez les fils, les désirs de mort soient dirigés contre le père, et chez les filles, contre la mère1. Une jeune domestique reporte ce désir sur sa patronne dont elle souhaite la mort pour pouvoir épouser le patron. (Voir à ce sujet le « rêve de Lisel à propos de Martha et de moi-même2.) »

Il reprendra cette allusion dans une lettre adressée à son ami Fliess en date du 15 octobre 1897. « C’est un bon exercice que d’être tout à fait sincère envers soi-même. Il ne m’est venu à l’esprit qu’une seule idée ayant une valeur générale. J’ai trouvé en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants, même quand leur apparition n’est pas aussi précoce que chez les enfants rendus hystériques (d’une façon analogue à celle de la « romantisation » de l’origine chez les paranoïaques – héros, fondateurs de religions). S’il en est bien ainsi, on comprend, en dépit de toutes les objections rationnelles qui s’opposent à une inexorable fatalité, l’effet saisissant d’Œdipe roi. On comprend aussi pourquoi tous les drames plus récents de la destinée devaient misérablement échouer. Nos sentiments se révoltent contre tout destin individuel arbitraire tel qu’il se trouve exposé dans “l’Aïeule”, etc. Mais la légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité ; il frémit suivant toute la mesure du refou-lement qui sépare son état infantile de son état actuel » (Freud, 1897b, p. 198).

C’est à la suite de l’analyse de ses rêves, en particulier le rêve dit du coffret, que Freud exhume les mouvements tendres qui le poussent vers sa vieille bonne et sa mère, et les sentiments hostiles projetés sur Philipp, son frère aîné (de vingt ans plus âgé que Sigmund, ce qui lui conférait un statut de substitut paternel). C’est à ce propos qu’il parle de ce qu’il a trouvé en lui comme partout ailleurs, des sentiments tendres envers la mère et de jalousie envers le père.

Dans L’Interprétation des rêves (1900, p. 227), Freud évoque le rôle des parents dans la vie psychique des enfants en montrant qu’il n’y a pas sur ce point de différence fondamentale entre les individus normaux et les névro-sés, si ce n’est chez ces derniers une sorte de grossissement des tendances communes. « Mais je ne crois pas que les névropathes se distinguent en cela des individus normaux, il n’y a là aucune création nouvelle, rien qui leur soit particulier. Il semble plutôt, et l’observation des enfants normaux paraît en

1. Première allusion au complexe d’Œdipe.

2. Gouvernante des enfants de Freud.

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être la preuve, que ces désirs affectueux ou hostiles à l’égard des parents ne soient qu’un grossissement de ce qui se joue d’une manière moins claire et moins intense dans l’esprit de la plupart des enfants. L’Antiquité nous a laissé, pour confirmer cette découverte, une légende dont le succès complet et universel ne peut être compris que si on admet l’existence universelle de semblables tendances dans l’âme des enfants. Je veux parler de la légende d’Œdipe roi et du drame de Sophocle. »

Avec les Trois essais (1905, p. 91), Freud aborde à nouveau la vie amou-reuse et sexuelle de l’enfant. Deux allusions concernent Œdipe : la première a trait aux recherches sexuelles de l’enfant et à l’énigme du Sphinx. « La pulsion de savoir : à cette même époque où la vie sexuelle de l’enfant atteint son premier degré d’épanouissement – de la troisième à la cinquième année – on voit apparaître les débuts d’une activité provoquée par la pulsion de recherche et de savoir. La pulsion de savoir ne peut pas être comptée parmi les composantes pulsionnelles élémentaires de la vie affective et il n’est pas possible de la faire dépendre exclusivement de la sexualité. Son activité correspond d’une part à la sublimation du besoin de maîtriser et, d’autre part, elle utilise comme énergie le désir de voir. Toutefois, les rapports qu’elle présente avec la vie sexuelle sont très importants ; la psychanalyse nous montre ce besoin de savoir bien plus tôt qu’on ne le pense généralement.

L’enfant s’attache aux problèmes sexuels avec une intensité imprévue et l’on peut même dire que ce sont là des problèmes éveillant son intelligence.

L’énigme du Sphinx. Ce n’est pas un intérêt théorique mais un besoin pratique qui pousse l’enfant à ces recherches. Lorsqu’il se sent menacé par l’arrivée réelle ou supposée d’un nouvel enfant dans la famille, et qu’il a lieu de craindre que cet événement n’entraîne pour lui une diminution de soins ou d’amour, il se met à réfléchir et son esprit commence à travailler. Le premier problème qui le préoccupe, en conformité avec son développement, n’est pas de savoir en quoi consiste la différence des sexes, mais la grande énigme : d’où viennent les enfants ? Sous un déguisement qu’on peut facile-ment percer, cette énigme est la même que celle du Sphinx de Thèbes. Qu’il y ait deux sexes, l’enfant l’accepte sans objection et sans y attacher beaucoup d’importance. Les petits garçons ne mettent pas en doute que toutes les personnes qu’ils rencontrent ont un appareil génital semblable au leur ; il ne leur est pas possible de concilier l’absence de cet organe avec l’idée qu’ils se forment d’autrui. »

Ici Freud évoque la curiosité sexuelle de l’enfant et le fait que comme les énigmes que le Sphinx de Thèbes soumettait à ceux qui le rencontraient, l’enfant est confronté à l’énigme de la différence des sexes et à celle de la provenance des enfants.

La seconde allusion se situe au chapitre III des Trois essais dans une partie intitulée : « La barrière contre l’inceste. » Là, le texte est plus explicite :

« Certes, l’enfant tendrait naturellement à choisir les personnes qu’il a

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aimées depuis son enfance par l’effet d’une libido en quelque sorte atténuée » (1905, p. 136). Mais surtout Freud évoque ce lien privilégié de l’enfant attiré sexuellement par les parents à propos des fantasmes des adolescents et du caractère différencié de l’inclinaison sexuelle des enfants.

« Mais le choix de l’objet s’accomplit d’abord sous la forme de représenta-tion, et la vie sexuelle de l’adolescence ne peut, pour le moment, que s’aban-donner à des fantasmes, on retrouve chez tous les hommes les tendances et inclinaisons de l’enfant renforcées alors par le développement somatique ; et parmi ces tendances, celle qui compte le plus par l’importance et la fréquence est l’inclinaison sexuelle qui, la plupart du temps, a acquis un caractère différencié en vertu de l’attirance sexuelle de l’enfant vers les parents : le fils vers la mère et la fille vers le père. » (1905, p. 136-137.)

2.1 Le complexe nucléaire des névroses

Dans une note (82) ajoutée en 1920, Freud précise : « On a raison de dire que le complexe d’Œdipe est le complexe nucléaire des névroses, qu’il constitue la partie la plus essentielle du contenu de nos maladies » (1905, p. 187). Et, plus loin dans cette même note, « tout être humain se voit imposer la tâche de maîtriser le complexe d’Œdipe ; s’il faillit à cette tâche, il sera névrosé. »

Freud introduit en 1910 le terme d’Œdipe à propos de la vie amoureuse du petit garçon : « Les explications qu’il a reçues ont en effet réveillé en lui les traces mnésiques des impressions et des désirs de son enfance et ont réactivé à partir de ces traces certaines motions psychiques. Il commence à désirer la mère elle-même, au sens qui vient de s’ouvrir pour lui et à haïr de nouveau le père, comme un rival qui se met en travers de son désir ; il tombe, comme nous disons, sous la dominance d’Œdipe. » (Freud, 1910, p. 52.)

Après 1910, les références au complexe d’Œdipe deviennent explicites et nombreuses : Totem et Tabou en 1912, Introduction à la psychanalyse (1916-1917), Le Moi et le Ça (1923b), « Le déclin du complexe d’Œdipe » (1924).

Dans Totem et Tabou, Freud développe le mythe du meurtre du père de la horde primitive, assignant ainsi au père et au fantasme parricide un rôle et une fonction symbolique éminente non seulement dans la constitution subjective avec le sentiment de culpabilité, la rivalité fraternelle et l’identifi-cation au père mort mais aussi, au plan sociétal, avec la constitution du lien social dans l’élaboration du fantasme fratricide comme fondement du lien fraternel. Jusqu’à cet article de 1924, Freud décrit le complexe d’Œdipe dans une forme identique pour le garçon et pour la fille. Dans cette première théo-rie du complexe, il n’existe qu’un seul organe, le pénis. L’identification aux traits parentaux constitue l’issue du complexe en permettant l’abandon du choix d’objet incestueux, annonçant ainsi son déclin.

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2.2 Le déclin du complexe d’Œdipe

En consacrant un texte au déclin du complexe d’Œdipe, Freud entend montrer à tous ses détracteurs, au contraire, l’importance qu’il accorde à cette configuration psychique. Si le complexe décline, se dissout, c’est à cet instant crucial de son histoire infantile que se révèle pour l’enfant la solidité de l’édifice. En effet, le complexe semble disparaître sous l’effet d’une menace (concernant l’intégrité narcissique) et donne lieu à la naissance d’une angoisse qui s’avère essentielle à vivre et à dépasser : l’angoisse de castration.

« Si la satisfaction amoureuse, sur le terrain du complexe d’Œdipe, doit coûter le pénis, alors on en vient nécessairement au conflit entre l’intérêt narcissique pour cette partie du corps et l’investissement libidinal des objets parentaux. Dans ce conflit, c’est normalement la première de ces forces qui l’emporte ; le moi de l’enfant se détourne du complexe d’Œdipe. » (Freud, 1924, p. 120.) Et plus loin : « Le complexe d’Œdipe sombre du fait de la menace de castration. »

Le moi se détourne du complexe d’Œdipe pour conserver son intégrité.

Davantage qu’un refoulement, cela équivaut à une destruction et à une suppression du complexe dans la mesure où les investissements d’objets sont abandonnés et remplacés par une identification. « Les tendances libidinales appartenant au complexe d’Œdipe sont en partie désexualisées et sublimées, ce qui vraisemblablement arrive lors de toute transformation en identifica-tion, et en partie inhibées quant au but et changées en motions de tendresse.

Le procès dans son ensemble a, d’un côté sauvé l’organe génital, il a détourné de lui le danger de le perdre et, d’un autre côté, il l’a paralysé, il a supprimé son fonctionnement. Avec lui, commence le temps de latence qui vient interrompre le développement sexuel de l’enfant. » (Freud, 1924, p. 120.) L’identification maintient les parents dans l’enfant, comme le surmoi les représente dans cette instance qui peu à peu va s’autonomiser et entrer en conflit avec le moi de l’enfant.

Le complexe d’Œdipe est un organisateur majeur de la vie psychique. Il n’est pas seulement une étape dans le développement de la libido de l’enfant, il serait plutôt l’avènement d’un mode de relation à soi et à l’autre qui va déterminer l’ensemble de la vie du sujet. Pendant l’expansion du complexe, l’immaturité de l’enfant au plan sexuel est niée par lui et « son impossibilité à posséder la mère est attribuée à l’interdiction paternelle » (Denis, 2001, p. 69). L’interdit paternel devient par là même un rempart puissant pour le narcissisme de l’enfant. Ainsi donc, le complexe et son interdit promeuvent et protègent l’enfant. L’au-delà de l’angoisse qui les accompagne assure à l’enfant un destin de sujet normalement névrosé. Le complexe d’Œdipe sert de mesure psychopathologique, permettant de démarquer la névrose des autres configurations pathologiques.