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LE TRAVAIL CLINIQUE QUOTIDIEN DU PSYCHANALYSTE

5.4 Les interprétations-bouchons

Qu’apportent ces élaborations au fonctionnement du psychanalyste et, notamment, à son activité d’interprète ?

J’ai montré que toute tache aveugle se traduisait, dans la communication transféro-contre-transférentielle, par un manque à représenter, et que ce manque était vécu comme la perte d’un objet signifiant. J’ai rappelé que cette perte mettait en mouvement, au niveau inconscient, un processus de figuration qui s’apparente au rêve et suivait la même destinée que celui-ci : refoulement, flou perceptivo-hallucinatoire, ou surgissement d’une représen-tation.

Mais le désagrément inconsciemment éprouvé du fait de ce manque pousse autant l’analyste que l’analysant à dénier celui-ci. C’est alors que surgiront, en pseudo-associations, ce que j’ai nommé des représentations-bouchons, destinées à camoufler l’hémorragie libidinale et objectale qui est en train de se produire silencieusement dans le champ relationnel établi entre eux.

Tant qu’elles se produisent chez l’analysant, ces pseudo-associations non signifiantes sont relativement aisées à détecter pour un psychanalyste quel-que peu expérimenté. Elles sont beaucoup plus sournoises à déloger lorsqu’elles surviennent chez le psychanalyste, dans la mesure où son objet culturel de base, c’est-à-dire, son corpus théorique, va s’engouffrer dans cette faille inespérée, avec tous les avantages et les inconvénients propres à la « mentalité de groupe » (Bion, 1948).

Or, l’impact de l’infantile de l’analysant sur celui de l’analyste constitue une occasion de choix pour la survenue d’une telle situation. Le niveau de fonctionnement de l’analyste va alors « baisser d’un cran », abandonnant les affres de l’incertitude et de la position « sans mémoire ni désir » (Bion, 1970) pour se rabattre sur de prétendues évidences. On verra ainsi apparaître les « tics » favoris de notre corporation, dont je ne citerai que les plus usuels :

− le recours à l’histoire personnelle du patient ;

− le recours à un savoir théorique.

Le recours à l’histoire personnelle du patient est particulièrement utilisé lorsqu’il s’est produit, au cours de cette histoire, un ou plusieurs traumatis-mes graves, éventuellement intergénérationnels. L’évocation répétitive d’un événement relevé dans l’histoire du patient va prendre une place de repré-sentation-bouchon au lieu précis occupé par la tache aveugle qui désigne la rencontre des deux infantiles.

Cette répétition ne fera qu’entraver l’analyse du traumatisme psychique dans le sens plein, c’est-à-dire transférentiel, du terme. Un certain taux d’excitation pulsionnelle non liée se maintiendra dans le champ

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contre-transférentiel, érotisant répétitivement ce champ à un niveau infantile, notamment sado-masochiste, au détriment d’une quelconque activité de pensée. Or, un patient qui s’entend renvoyer régulièrement le plus clair de son matériel onirique et associatif au récit qu’il a fait d’un élément de son passé finira par y découvrir le système de défense de son analyste.

Quant au recours à la théorie, tout analyste, à commencer par Freud, en a connu la tentation. Ce recours est évidemment destiné à contourner un élément pénible du champ émotionnel dans la relation analytique. Je pense que la tache aveugle suscitée par l’impact de l’infantile de l’analysant sur l’infantile de l’analyste sollicite tout particulièrement le recours de ce dernier à la théorie comme représentation-bouchon, en raison de l’intense poussée de sa propre omniscience, comme défense contre son ignorance et son impuissance à résoudre rapidement ce qui fait souffrir son analysant. Ainsi en a-t-il été, par exemple, du concept de théories sexuelles infantiles (Freud, 1905), dont le contenu oral, anal et phallique condense à la fois la pulsion épistémophilique de Freud et sa défense contre ce qu’il a découvert : l’exis-tence d’une sexualité, y compris génitale, chez l’enfant. En effet, en demeu-rant au niveau prégénital de ces théories, il a minimisé le scandale de la sexualité infantile, qui réside dans la précocité de cette composante génitale.

Du même coup, il a camouflé la clairvoyance du petit Hans (Freud, 1909) qui s’extasiait sur la beauté du « fait-pipi » de sa petite sœur toute neuve – preuve qu’il avait perçu la différence des sexes. C’est cet élément de la géni-talité infantile qui n’a pu être intégré dans les théories du Professeur qui s’est, en revanche, emparé sans hésiter de toutes les remarques défensives

« unisexe » de celui qu’il appelait « le petit investigateur ».

Malheureusement, ce recours aux représentations-bouchons joue un rôle non négligeable dans l’économie psychique délicate du psychanalyste, qui doit recevoir et accueillir à longueur de journée des projections, à la fois excitantes, attaquantes et anxiogènes. De sorte que la tentation inconsciente est forte, pour lui, soit de proposer directement une interprétation-bouchon, soit de solliciter chez le patient une représentation-bouchon sous l’aspect trompeur de l’inusable « qu’en pensez-vous ? ». C’est parfois l’analysant qui exprime le mieux l’état de la situation, lorsqu’il se plaint, à ce moment précis, de ne plus se sentir contenu et encadré par la situation thérapeutique.

La méconnaissance, par l’analyste, de sa propre tache aveugle n’a pas permis à l’excitation pulsionnelle sous-jacente, née de la rencontre des deux infanti-les, de se transformer en s’organisant à un niveau psychique de conflictualité représentable. Le matériel psychique demeure ainsi « dans les limbes », non représentable, donc aussi non refoulable, et pourtant existant, au niveau de son impact pulsionnel sur l’infantile de l’analyste.

Outre le gaspillage du temps de vie des deux protagonistes, cette situation surcharge gravement le patient de la culpabilité non éprouvée par l’analyste à l’égard de sa propre tache aveugle. Dès lors, c’est la répétition du passé qui

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prend le dessus dans la relation thérapeutique, avec son cortège de défenses, tant primaires que secondaires.

CONCLUSION

On l’aura compris, le concept d’infantile cherche à cerner ce qu’il y a à la fois d’unique et d’universel dans la structuration inconsciente des pulsions et des expériences relationnelles, sensorielles et motrices de la première enfance chez un être humain. Il s’agit donc d’un concept « impur » en raison de sa composante qualitative, et non purement quantitative. Cependant son utilité dans la pratique analytique se révèle particulièrement féconde dans sa référence à la couleur et à la tonalité des composantes infantiles des deux protagonistes du couple analytique qui entrent en activité et en conflit dans tout travail d’analyse. Dépassant la qualité phénoménologique et autarcique de concepts comme ceux de « personnalité » ou de « caractère », le concept d’infantile possède les dimensions inconscientes et dynamiques nécessaires pour être utilisé d’emblée dans l’espace relationnel et, tout particulièrement, dans le champ analytique. Il permet d’aborder de façon plus précise les aléas du fonctionnement de l’analyste en séance et constitue, de ce fait, un instru-ment utile à l’auto-observation de ce dernier.

Élargissant le champ des descriptions freudiennes à ce sujet, le concept d’infantile traverse plusieurs champs de conceptualisations psychanalyti-ques. Il a un impact sur le fonctionnement psychique du psychanalyste, dans et hors de la séance analytique, notamment en ce qui concerne le devenir du refoulement. On peut en étudier les effets de fonctionnement dans l’écoute et dans l’interprétation de l’analyste, sous la forme de taches aveugles et d’interprétations-bouchons.

LECTURES CONSEILLÉES

BION W.R. (1948). Recherches sur les petits groupes, Paris, PUF, 1965.

BION W.R. (1961). « Une théorie de la pensée », dans Réflexion faite, Paris, PUF, 1983.

BION W.R. (1970). L’Attention et l’Interprétation, Paris, Payot, 1974.

BRUSSET B. (1994). « L’enfant, l’infantile et la causalité psychique », dans R.F.P., LVIII/3, Paris, PUF.

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FERENCZI S. (1923). « Le rêve du nourrisson savant », dans Psychanalyse, III, Paris, Payot, p. 203.

FERENCZI S. (1931). « Analyse d’enfants avec les adultes », dans Psychanalyse, IV, Paris, Payot, 1982, p. 98-112.

FERENCZI S. (1932). « Confusion de langues entre les adultes et les enfants. Le langage de la tendresse et de la passion », dans Psychanalyse, IV, Paris, Payot, 1982, p. 125-135.

FREUD S. (1905). Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.

FREUD S. (1909). « Analyse d’une phobie chez un enfant de cinq ans (Le petit Hans) », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 93-198.

FREUD S. (1911). « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », dans Résultats, idées, problèmes, vol. II, Paris, PUF, 1984.

FREUD S. (1912). « La dynamique du transfert », dans La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 4e édition, 1972.

FREUD S. (1915-1917). « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Galli-mard 1952 ; O.C., XIII, Paris, PUF 1988.

FREUD S. (1920). « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951 ; O.C., XV, Paris, PUF, 1996.

FREUD S. (1937). L’Analyse avec fin et l’analyse sans fin, Paris, Bayard, 1993, p. 348-349.

GUIGNARD F. (1996). Au vif de l’infantile. Réflexions sur la situation analytique, Lausanne, Delachaux & Niestlé, coll. « Champs psychanalytiques », 2e éd. 2002, épuisé (s’adresser à l’auteur).

GUIGNARD F. (2002). « Intrication pulsionnelle et fonction du sadisme primaire », dans R.F.P., LXVI/4, Paris, PUF.

KLEIN M. (1927). « Les tendances criminelles chez les enfants normaux », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1967, p. 211-228.

MATTE-BLANCO I. (1975). The Unconscious as Infinite Sets. An Essay in Bi-logic, Duckworth, Londres.

NEYRAUT M. (1978). Les Logiques de l’inconscient, Paris, Hachette.

SEGAL H. (1957). « Notes sur la formation du symbole », tr. fr. F. Guignard, R.F.P., XXXIV/4, 685-696.

SEGAL H. (1987). Délire et Créativité, Paris, Des Femmes, p. 93-111.

WINNICOTT D.W. (1956). « La préoccupation maternelle primaire », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.

Chapitre 9

LE NARCISSISME

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INTRODUCTION

1

Narcisse est cet enfant si beau auquel le devin Tirésias prédit la mort s’il se regarde. Indifférent aux passions qu’il suscite chez les autres, il devient un adolescent amoureux puis meurtrier de lui-même, dont Ovide dit bien le malheur, et le paradoxe – « ce que je désire, je le porte en moi-même, mon dénuement est venu de ma richesse ».

Sans se référer explicitement au mythe, Freud introduit officiellement le concept de narcissisme dans la psychanalyse (Freud, 1914) comme un trait normal de la psycho-sexualité humaine : « l’être humain a deux objets sexuels originaires, lui-même et la femme qui lui donne ses soins ». Ce nouveau concept va connaître un destin paradoxal : Freud y recourt peu dans sa Métapsychologie rédigée en 1915, et moins encore après 1920, après l’introduction de la pulsion de mort.

Le concept est certes hétérogène, à plus d’un titre. Freud distingue dès 1914, narcissisme primaire et secondaire, qui recevront au fil de l’œuvre des contenus bien différents. Il désigne comme narcissique tantôt un stade du développement, tantôt un type de relation, ou un choix d’objet, tantôt une catégorie psychopathologique – les « névroses narcissiques » – d’ailleurs instable. « Narcissique » qualifie aussi un mode d’identification, ou même un caractère. Ainsi morcelé, le concept de narcissisme garde-t-il chez Freud son unité, voire sa cohérence ?

Paradoxe encore : ce concept à moitié abandonné par Freud et nombre de ses héritiers directs connaît depuis les années 1950 une fortune psychanalyti-que croissante, mais très diversement exploitée par les auteurs post-freu-diens. Dans le système lacanien, la structure spéculaire du moi, née de

1. Par Françoise Neau.

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l’expérience du miroir et de la dynamique identificatoire qui s’y joue, est fondatrice pour le devenir du sujet, tandis qu’aux États-Unis, des psychana-lystes viennois émigrés comme H. Hartmann (1950), H. Kohut (1971) et O. Kernberg (1975) ont dégagé des « troubles narcissiques » et des

« personnalités narcissiques », qui seraient de plus en plus nombreux, au moins dans la littérature analytique actuelle.

1 LE NARCISSISME DANS L’ŒUVRE DE