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Le  néolibéralisme,  une  nouvelle  étape  du  capitalisme

1. Une  histoire  des  libéralismes

1.2. Le  néolibéralisme,  une  nouvelle  étape  du  capitalisme

Dans son Histoire du néolibéralisme, David Harvey (2005) prend à la fois le relais temporel et le contrepied intellectuel de Foucault. Il s’intéresse à l’application concrète du néolibéralisme à partir de 1979. Contrairement à Foucault qui étudie en détails la manière dont le néolibéralisme est réfléchi et rationalisé par ses premiers penseurs, Harvey s’intéresse plutôt à ses modes de mise en oeuvre et à leurs conséquences. Selon Harvey,

« we can interpret neoliberalism either as a utopian project to realize a theoretical design for the reorganisation of international capitalism, or as a political project to reestablish the conditions for capital accumulation and to restore the power of economic elites » (Harvey, 2005, p. 19)

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C’est pour la seconde proposition qu’il opte. Elle nourrit sa thèse principale, rappelée au fil de son ouvrage : le néolibéralisme est l’outil déployé par les classes supérieures pour reprendre, à l’issue de la crise des années 1970, le pouvoir sur l’ensemble des structures économiques.

1.2.1. Extension  néolibérale  des  principes  capitalistes  

Alors que Foucault met en évidence les spécificités du néolibéralisme et les ruptures qu’il opère, Harvey (2005) comme Jessop (2002) mettent en avant les continuités dans lesquelles il s’inscrit. Jessop pose ainsi que le néolibéralisme est une des « stages and forms of capitalism » (Jessop, 2002, p. 110). Il considère que le néolibéralisme est dans la droite ligne de la philosophie des sociétés capitalistes dont il reprend certains principes, en particulier celui de la propriété privée, qui est à la base de l’idée même de marché, les échanges qui y prennent place consistant en fait à s’échanger non seulement des biens mais aussi les titres de propriété attenants ; ainsi que celui du libre choix, dont les néolibéraux pensent qu’il est le garant de l’intérêt collectif. Pour Harvey, c’est moins la structure de la société bourgeoise qui est reprise par le projet néolibéral, que le principe de l’accumulation, diffusé et étendu à des domaines jusque-là épargnés par cette logique (Harvey, 2005, p. 159). Harvey démontre que l’extension de la logique du marché et de la concurrence s’est faite par enrôlement de nouveaux domaines jusqu’ici non dotés de principes de propriété.

Pour lui tout a été commodifié jusqu’aux travailleurs, qui deviennent

“disposables” dans le cadre de la logique de la flexibilité. Ils ne sont plus qu’un simple capital, échangeable comme un autre. Une lecture parallèle peut ici être faite entre Foucault et Harvey. Pour Foucault le néolibéralisme c’est d’abord l’extension de la logique de l’entreprise à tous les niveaux de la société, pour Harvey celle de la commodité ; Pour Foucault on attend des individus qu’ils soient des entreprises d’eux-mêmes, pour Harvey qu’ils soient eux-mêmes des marchandises, pouvant être échangées. Si cette lecture croisée peut sembler paradoxale, elle révèle au contraire le fait que, si les acteurs doivent être des entreprises d’eux-mêmes, c’est pour pouvoir se vendre comme un capital, de la même manière que les entreprises s’achètent entre elles et se dotent de capitaux.

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1.2.2. L’Etat  néolibéral  comme  institution  capitaliste  

Pour les marxistes comme Harvey ou Smith, l’Etat tel que nous le connaissons n’est autre que l’institution de légitimation d’une classe dirigeante et possédante.

Pour Smith :

“Integral in this expansion of capitalism, the capitalist state develops.

Like all previous states, its central function is social control on the behalf of the ruling class, which means that in capitalist society it becomes manager of that which private capital is unwilling or unable to do. By repressive, ideological, economic and an array of other social means, the state attempts to manage the suppression of precapitalist societies abroad and the repression of the working class at home, and at the same time attempts to ensure the economic conditions necessary for accumulation. In short it expedites and arbitrates the stable expansion of capitalism” (Smith, 1984, pp. 71–

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D’où la compréhension par Harvey, de l’Etat néolibéral comme une réactualisation, un redéploiement des principes et des forces capitalistes :

“The state, with its monopoly of violence and definitions of legality, plays a crucial role in backing and promoting these [neoliberal]

processes” (Harvey, 2007, p. 35)

En fait, contrairement à Foucault, Harvey et les marxistes s’intéressent moins à l’Etat pour ses procédures de gouvernement, qu’à son instrumentalisation par les classes dirigeantes pour assouvir leur propre intérêt. Ainsi, pour Harvey le néolibéralisme a avant tout une origine de classe. Il montre notamment qu’en 1974-75, à l’issue des chocs pétroliers, la part des capitaux détenus par le 1%

supérieur de la population américaine a dramatiquement chuté. Ainsi, « the upper classes had to move decisively if they were to protect themselves from political and economic annihilation » (Harvey, 2005, p. 15). C’est ce qui, pour lui, explique la réorganisation du système politico-économique à laquelle ces classes supérieures vont procéder dans les années suivantes.

Le néolibéralisme rejetant l’interventionnisme social d’Etat, Harvey montre que le système financier devient un des principaux centres de redistribution (Harvey, 2005, p. 161). D’une part, du fait du développement des systèmes d’assurance sociale par capitalisation, et d’autre part parce que les dividendes gagnés par les plus riches dépassent de loin la redistribution par les Etats aux plus pauvres.

Harvey va jusqu’à dénoncer l’inversion des flux redistributifs de l’Etat, qui vont de manière croissante envers les classes supérieures à travers les mécanismes d’incitation fiscale (Harvey, 2005, p. 163). L’ensemble de ces caractéristiques lui fait dire que le néolibéralisme, plus qu’un mode de gouvernement, est surtout une réorganisation du capitalisme et de ses relations de classe, au profit des

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classes possédantes. Mais plus que la restauration d’un pouvoir de classe, c’est aussi le développement d’une nouvelle acception de ce qu’est la classe supérieure, qui se forme ailleurs et différemment (notamment dans le secteur des nouvelles technologies), et autour d’une nouvelle figure fusionnée du propriétaire et du manager. Bien sûr il y a chez Harvey une vision relativement monolithique de ce que serait une classe dirigeante et possédante, organisée et consciente de ses intérêts propres, et une analyse désincarnée de son intervention sur les conditions de l’économie. En tout cas, cette posture a le mérite de montrer les dynamiques puissamment inégalitaires du néolibéralisme qui met le marché au fondement de toute action humaine.

Finalement, synthétisent Brenner et Theodore, les politiques néolibérales se caractérisent par l’articulation et la diffusion dans tous les secteurs de la société de la discipline du marché (ce qui est déjà pour Foucault caractéristique du libéralisme), de la compétition (dont Foucault estime que c’est la spécificité propre du néolibéralisme) et de la commodification (que montre Harvey) (Brenner & Theodore, 2002b, p. 3).