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Aménagements  et  modes  de  gestion  en  mutation

1. Penser  la  nature  dans  la  ville

1.2. Aménagements  et  modes  de  gestion  en  mutation

Bien que les parcs et jardins aient focalisé l’attention de nombreux chercheurs, la nature urbaine s’est incarnée, au fil du 20e siècle, dans d’autres motifs spatiaux et végétaux.

Les parcs, jardins et promenades connaissent leur heure de gloire simultanément à la professionnalisation de l’horticulture au début du 19e siècle, lorsque d’anciens jardiniers des maisons bourgeoises deviennent des entrepreneurs et mettent sur pieds une nouvelle économie de la fleur, rapidement internationalisée (Bergues, 2010, p. 650). Créées au 19e siècle, les prestigieuses sociétés horticoles diffusent un savoir-faire professionnel et un modèle végétal horticole, à travers des publications, de nombreuses expositions horticoles, ainsi que l’aménagement, en ville, de jardins des plantes, qui, contrairement aux jardins botaniques savants et alors réservés aux élites, s’ouvrent à un public large et non connaisseur (Cueille, 2003). L’émergence du jardin public s’accompagne alors de l’importation en ville de modèles paysagers (Carré, 2000) et d’un mode de végétalisation floral :

« Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, parmi la floraison de jardins publics dans la capitale et dans toutes grandes villes de France, sont ainsi créés de nombreux jardins des plantes. Jusqu’ici, les fleurs étaient le plus souvent cultivées dans les jardins bouquetiers et potagers et n’avaient guère leur place dans les parcs et jardins paysagers » (Cueille, 2003, p. 138).

Si le 19e et le début du 20e siècle sont présentés comme une période relativement homogène en termes d’aménagements végétalisés en ville, les années 1960, elles, sont données à voir comme un moment de rupture. Cette période d’après-guerre conjugue urgence de la reconstruction matérielle et politique des villes européennes, et volonté de rupture pour s’assurer de ne pas reproduire les schémas passés. Elle se caractérise par la diffusion d’une pratique aménagiste fonctionnaliste, inspirée par les théories de Le Corbusier et

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des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM). Le fonctionnalisme attribue à chaque espace urbain une fonction première qui doit guider son aménagement : travail, circulation, logement ou loisir. Dans la Charte d’Athènes, Le Corbusier classe les « surfaces vertes » dans la fonction loisirs. C’est sous ce terme générique qu’il désigne les espaces végétalisés urbains. Ceux de la périphérie des villes, eux, bénéficient de plus de précisions :

« Il ne s’agit plus ici des simples pelouses, plus ou moins plantées d’arbres, entourant la maison, mais de véritables prairies, de forêts, de plages naturelles ou artificielles constituant une immense réserve, soigneusement protégée » (Le Corbusier, 1971, p. 62)

Le qualificatif « vert » va être largement repris et adopté pour désigner les espaces urbains végétalisés, à travers l’expression d’ « espace vert ». Celle-ci se rend à partir des années 1960 incontournable, par son insertion dans la règlementation urbanistique française en 1961 (Lofti et al., 2012), et par la création de services communaux d’espaces verts (Le Crenn-Brulon, 2010).

Jusqu’ici, ce type de service spécialisé est surtout existant dans les capitales, où il porte généralement le nom de service des parcs et promenades4. Les espaces verts des années 1960 et des décennies suivantes prennent forme dans la pelouse. Celle-ci ne naît pas à ce moment-là5, mais se retrouve pour la première fois comme l’attribut unique et essentiel d’un type d’espace aménagé – la seule présence d’une pelouse permettant de qualifier un espace de « vert ». Cette forme « simplifiée à l’extrême », selon Auricoste, montre qu’ « on se préoccupait moins de la nature que des moyens d'atteindre la société idéale » (Auricoste, tendance s’inverse au 20e siècle, puisque le nombre d’espèces commercialisées diminue drastiquement, alors que le nombre de variétés de chacune explose :

« En 1998, cinq espèces de fleurs coupées (gerbera, rose, alstroesmeria, glaïeul, chrysanthème) représentent plus de 77 % du total de la production ; cinq autres (lis, tulipe, muflier, œillet, freesia) 22 %, et donc seulement 10 % pour les dix-sept dernières » (Bergues, 2010, p. 650)

4 Comme à Paris où le Service des promenades et plantations est créé dans les années 1850 (Santini, 2013).

5 En effet, elle constitue dès le 18e siècle un motif pastoral se retrouvant dans les jardins à l’anglaise, représentant, pour les classes supérieures, une société apaisée, par la mise en scène d’une campagne idyllique débarrassée de ses paysans (Auricoste, 2003).

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Cette évolution n’est pas spécifique aux fleurs coupées données ci-dessus en exemple, mais concerne toute la palette végétale. L’uniformité du gazon et l’amenuisement spéciel de la palette végétale horticole, couplés dans certains cas à un entretien que certains qualifient de négligent (Auricoste, 2003) entrainent des critiques. Pour Sansot (2003), monotones et réduisant la polychromie de la ville à une couleur, les espaces verts marquent une régression par rapport au jardin public. Quant à certains directeurs d’espaces verts, c’est moins l’espace vert comme figure urbanistique qu’ils renient que l’héritage horticole. Cité par Aggeri, Jean le Rudulier, ancien directeur du service des espaces verts de la ville de Rennes considère que :

« L’entretien traditionnel ‘tiré au cordeau’ est un héritage horticole issu d’un choix historique lié à l’art des jardins. Il conduit malheureusement à une banalisation et une pauvreté en matière d’espèces végétales avec comme seuls représentants des végétaux horticoles » (Le Rudulier cité par Aggeri 2004, p.101)

Ces critiques rencontrent dans les années 1980 et 1990 une botanique et une écologie urbaines naissantes, et un concept de biodiversité urbaine en construction (dont rend compte Clergeau, 2011). D’un espace hors nature, voire contre nature, la ville devient, pour les botanistes, un espace tissé de nature, et pour les écologues, à la fois un des noyaux d’une matrice écologique régionale qui la comprend, et elle-même une matrice composée de noyaux et de corridors (voir Liénard & Clergeau, 2011). Cette conjonction de nouveaux regards sur la nature urbaine fait émerger une nouvelle notion, et un nouvel outil de planification, celui de Trame verte et bleue (TVB) – décliné en anglais sous les termes de greenway ou de green infrastructure. Cette expression désigne « un outil d’aménagement du territoire comprenant des taches d’habitat et des corridors écologiques les reliant ou servant d’espaces tampons. Ces espaces de naturalité doivent permettre les flux d’espèces animales et végétales » (Arrif et al., 2011, p. 2). Elle marque une évolution dans la planification des espaces naturels en ville, en prévoyant leur connexion et leur articulation dans une matrice, ainsi que l’articulation de la ville avec son écosystème environnant par le biais de corridors écologiques.

Parallèlement, et à l’échelle cette fois non de la planification urbaine mais de la gestion des espaces végétalisés par les services administratifs les ayant en charge, émergent de nouveaux modes de faire. Désignés par le vocable d’entretien différencié, ils procèdent à la fois à la diversification de l’aménagement et du mode de végétalisation des espaces verts et à la réorganisation du travail jardinier et du mode d’entretien des espaces. La spatialité des espaces verts ne change pas fondamentalement, mais la logique

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qui préside à leur aménagement et leur gestion, si : référentiels « champêtres » ou « sauvages » (Aggeri, 2004) voire esthétique de la « friche paysagée » (Lizet, 2010), pratiques d’entretien plus extensives (Le Crenn-Brulon 2010 ; Menozzi 2007), et nouvelles manières d’être-avec les non-humains (Tollis, 2012) mettent en évidence la diversification tant des motifs végétaux que des pratiques qui leur sont liées.

Toutefois, ces évolutions n’empêchent pas le « vert » de rester prégnant dans les représentations et dans les appellations. Que l’on songe à la trame verte et bleue, ou à l’entretien différencié des espaces verts, les documents de planification et les outils de gestion semblent peiner à se défaire de la représentation de la nature urbaine comme aplat de couleur « verte » :

« Des expressions telles que "trame verte, coulées vertes, préverdissement" tendent à surdéterminer les documents et les discours sur la ville, et les cartes ont depuis quelque temps adopté comme teinte dominante ce vert ambiant. » (Calenge, 1997, p. 13)

Par ailleurs, en dépit de la portée du changement que mettent en évidence certains, pour Calenge, le principe fondamental reste inchangé : les parcs et espaces verts sont au principe de tous les nouveaux modes de faire, consistant à en changer l’entretien ou à les connecter :

« Le principe de verdissement retenu à Tours est, comme à Rennes et dans bien d’autres cas, celui de la « trame verte », c’est à dire de la quasi création graphique d’un objet constitué de l’ensemble, jusqu’ici sans unité, a priori hétéroclite, de tout ce qui peut être requalifié de « vert », « naturel », « éco- logique », « environnemental », « paysager »... L’important est que l’ensemble fasse réseau, ou plus exactement tissu, ce que le vocable de « trame

» traduit et trahit » (Calenge, 1997, p. 14)

Contrairement aux postures adoptées par Auricoste ou Calenge, cette thèse ne porte pas sur le bien-fondé ou non de continuer à utiliser des appellations référant au « vert ». Il pourra par contre être envisagé de se demander ce que permet, ou non, cette dénomination aux acteurs qui la mobilisent, et à ceux qui la critiquent.