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Conclusion  du  chapitre  1

Ce chapitre de positionnement théorique a montré l’exceptionnelle complexité des analyses de la construction sociale de la nature et a défendu l’intérêt d’adopter la notion de fabrique de la nature. Nous sommes partis d’acceptions relativement simples – la notion de représentation qui met en relation un référent et un référé, celle de construction qui met en évidence la performativité du langage qui est toujours action sur le monde, et celle de production qui donne une prééminence aux rapports économiques tels qu’il produisent matériellement et idéologiquement la nature – avant de nous plonger dans des littératures complexes. La première est celle que j’ai classée, à la suite de Castree (2014), sous l’appellation « postconstructiviste ». Elle regroupe des approches œuvrant à élargir la notion d’action pour la décentrer vis-à-vis de l’humain, au profit d’une attention à la matérialité des assemblages qui construisent nos mondes. C’est en particulier à travers les concepts d’agency, de réseau et de médiateurs socio-techniques que cette littérature offre une entrée pour comprendre qui construit et comment ce que nous appelons la nature… mais aussi ce que nous appelons société. Ces travaux, en effet, mettent en évidence la nécessaire modification de la société, mais aussi des limites de la notion d’humain, par la construction de la nature. Les deux sont co-immanentes. A partir de là, nous avons pu nous pencher sur la manière dont la construction de la nature reconfigure la société en ce qu’elle a de politique, le terme « politique » étant entendu à la fois comme politique publique et comme chose publique, comme polis. Nous avons donc clos l’analyse en nous penchant sur la reconfiguration du sujet politique par l’environnement, en construisant au passage un pont entre l’approche foucaldienne et l’approche latourienne.

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Chacune de ces approches analyse préférentiellement l’action de certains acteurs. Trois grandes tendances peuvent être identifiées. La première s’intéresse à la construction telle qu’elle est entreprise par des sujets humains à travers leurs discours. On y trouve les approches par les représentations, et la plupart des approches constructivistes. La seconde porte sur la construction humaine de la nature en s’intéressant à la fois à sa dimension discursive et matérielle – soit que la matérialité soit un produit, soit qu’elle soit un médiateur de l’action humaine ou de la fabrique de la construction. On y trouve à la fois les approches par la production de la nature, restrictives en termes d’acteurs, la notion de fabrique telle que mobilisée par Zittoun (2014), et les analyses foucaldiennes. La troisième s’intéresse aux agencements matériels qui prennent part à la construction de la réalité, et se décentre de l’humain. Toutes réfutent la catégorie totalisante de « nature », mais elles portent dessus des regards différents. Les approches constructivistes montrent que, malgré une acception de la nature souvent universalisante, elle prend de multiples acceptions ayant toutes des impacts sur la réalité. Les approches marxistes montrent que les objets que nous nous échangeons sont le produit d’une commodification de la nature de laquelle ils nous sont présentés comme détachés. Les approches postconstructivistes dévoilent l’activité des non-humains, que l’approche par les discours tendrait à obscurcir. La notion de fabrique, quant à elle, montre le travail de négociation et les multiples étapes de la fabrication de ce qui aurait pu être pris pour une construction stable.

Si j’ai fait ressortir les différences voire les incompatibilités entre ces approches, je pense avoir également démontré la richesse d’une pensée qui traverse les barrières théoriques. En cela, je rejoins Castree et Braun (1998), Gabriel (2014) ou encore Robbins (2012), qui mettent tous en évidence la nécessité de multiplier les angles de vue sur la nature pour comprendre sa construction dans toute sa complexité. Il m’apparaît insatisfaisant de s’intéresser à la construction de la nature sans payer attention à sa matérialité et à la manière dont celle-ci importe aux acteurs, et sans prendre au sérieux les forces structurantes, notamment économiques, qui agglomèrent les acteurs et délimitent les politiques. Ce n’est toutefois pas n’importe quel pluralisme qu’il faut mettre en œuvre, mais un pluralisme engagé (Bakker, 2010), car il serait évidemment à la fois trop ambitieux et pas forcément cohérent de vouloir traiter de toutes les dimensions abordées dans ce chapitre. Par exemple, ne se fondant pas sur une ethnographie de l’écriture des politiques, ce travail ne prétend pas procéder à une analyse de la fabrique de nature telle que l’entend Latour (2002a). C’est une

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approche attentive à la fois aux discours, à la matérialité des pratiques et des médiateurs, et aux relations de pouvoir que j’adopte, en suivant quatre principes.

• Le premier principe est celui de la combinaison d’une analyse des discours et procédés langagiers et d’une analyse des techniques et objets. Nous nous intéresserons par exemple aux techniques managériales associées à l’entretien différencié des espaces verts, mais aussi à la recatégorisation langagière qu’il opère.

• Le second principe est d’analyser ces discours et ces techniques tels qu’ils importent aux acteurs. En l’occurrence, il consiste à poser que l’objet de ce travail est moins la manière dont la matérialité agit effectivement sur la construction, que la manière dont les acteurs prennent en compte dans leurs discours et actions matérielles cette possibilité.

• Le troisième principe est celui de ne pas analyser la construction de la nature sans s’intéresser à la construction de l’humain et du sujet politique qui lui est liée.

• Enfin, en suivant Agrawal, le dernier principe est celui de la transversalité des échelles et des acteurs : la construction de la nature ne sera pas, dans cette thèse, comprise autrement que dans son rapport à la fois aux reconfigurations internes aux institutions, et aux reconfigurations des sujets.

En définitive, j’adopte le terme de fabrique afin de mettre en avant le fait de m’intéresser aux dispositifs d’acteurs, de discours et de techniques qui sont à l’origine des politiques et des pratiques ayant trait à la nature, ainsi qu’à leurs étapes, processus et circulations. Ainsi, la nature est toujours fabriquée par des processus complexes, instables, et emplis de rapports de pouvoir, et elle-même fabrique de la société. C’est en analysant sa fabrique processuelle que j’analyse la construction de la nature et sa cristallisation dans des artefacts langagiers et des normes de pratique. Par ailleurs, la construction de la nature opère, selon Castree (2014), à la fois par bordering et par bounding, le premier désignant la différentiation entre ce qui est de la nature et ce qui n’en est pas, la seconde procédant à des catégorisations au sein de l’entité « nature ». C’est en m’intéressant à la seconde que je compte pouvoir me prononcer sur la première.

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