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Fabriquer  de  l’action  publique

Si l’idée de fabrique sert de fond général pour penser la production de l’action publique, elle recouvre un champ assez vaste d’approches. On retrouve la distinction déjà analysée au fil de ce chapitre, entre des approches plutôt matérialistes et des approches plutôt discursives.

3.1.1. La  fabrique  technique  de  l’action  publique  

Dans La fabrique du droit (2002a), Latour étudie l’action publique juridique, celle qui produit non des politiques mais des arrêtés. Il pratique une ethnographie très descriptive du Conseil d’Etat dont il entend montrer les mécanismes et procédures menant à la décision : la fabrication et la manipulation des dossiers, les actes d’écriture, les séances de préparation, bref tous les ressorts techniques qui produisent la capacité de juger. Pour lui, en effet, plus que les passions ou les engagements, c’est la « multiplicité des liens fragiles » (Latour, 2002a, p. 39) et « les infinitésimales discussions sur des mots et des textes » (Latour, 2002a, p. 79) qui permettent de comprendre les décisions.

Si les textes de droit peuvent être pris comme des actes langagiers, pour Latour ils sont avant tout des matériaux : « Les juristes parlent toujours des textes, mais rarement de leur matérialité. C’est à elle qu’il faut nous attacher » (Latour, 2002a, p. 84). Il retrace donc l’itinéraire matériel qui donne de la substance aux dossiers depuis leur arrivée jusqu’à leur archivage, ainsi que les carrières, relations et parcours des fonctionnaires. Les raisonnements, enfin, sont minutieusement décryptés grâce à l’observation des séances de travail. Si Latour suit ce dédale de détails, c’est par opposition aux approches qui cherchent dans les décisions juridiques le reflet de relations de pouvoir :

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« Si c’était vrai, les membres du conseil ne feraient donc pas grand-chose d’autre que de repeindre dans les couleurs ternes du droit les chatoiements trop violents de la société ; le gris passe-muraille, l’ennui mortifère des questions techniques, auraient bien une fonction : celle de camoufler l’attention des dominés, en dissimulant par un camouflage élaboré les rapports de pouvoir qu’il faudrait au contraire apprendre à renverser » (Latour, 2002a, p. 152)

Il cite Olivier Favereau (2001), selon qui le droit n’est pas une justification au service de la force (ce que soutient Bourdieu), mais la force au service de la justification. Plutôt que de s’intéresser aux passions et aux engagements de chacun, Latour préfère donc être « attentif aux signes de fragilité qui ne peuvent manquer de parcourir l’institution » (Latour, 2002a, p. 54). Il s’intéresse donc aux bricolages et balbutiements, plutôt qu’aux idéaux et aux engagements des acteurs. Ainsi, malgré la complexité des parcours, carrières, et relations de chacun que Latour met en évidence, on ressort de son livre avec la sensation de ne pas avoir compris qui sont les personnes qu’il a étudiées en dehors du rôle professionnel qu’elles jouent. Comme s’ils n’étaient que des médiateurs techniques, et comme si leurs idées incorporées ne ressurgissaient quasiment jamais. Or, c’est d’autant plus surprenant qu’il s’intéresse à la circulation matérielle des idées ; que deviennent-elles, se perdent-elles dans ces circulations pour que chacun ne soit toujours qu’en train de tâtonner ?

3.1.2. La  fabrique  discursive  des  politiques  publiques  

Dans un ouvrage très théorique qu’il consacre à la fabrique des politiques publiques, Zittoun (2014) prend une perspective diamétralement opposée à Latour. Il définit la notion de fabrique comme l’ensemble des « activités déployées par les acteurs pour façonner une politique publique » (Zittoun, 2014, p. 9). Pour lui, ces activités sont essentiellement discursives et consistent « à définir, formuler, propager et imposer une proposition » (Zittoun, 2014, p. 9). Les discours, dans cette acception, ne se limitent pas à la communication politique et aux discours officiels, mais recouvrent l’ensemble des pratiques discursives qui agissent pour produire les politiques publiques. Des discussions informelles, donc, ainsi que des énoncés travaillés. Ayant repéré ces différents types de discours procédant tous à produire des politiques, Zittoun identifie quatre étapes principales de la fabrique d’une politique. Sa mise à l’agenda, d’abord, qui nécessite un travail définitionnel qui passe par la nomination, la désignation de victimes et de causes/coupables, la production d’une représentation des conséquences à venir, et l’injonction à l’action. La définition de solution, ensuite, et parfois simultanément à l’énoncé des problèmes. Tout comme la mise à l’agenda qui rend palpable un problème, la production de solution suit plusieurs étapes : la nomination, l’identification des conséquences et d’un public de

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bénéficiaires, le couplage à un problème auquel il faut répondre, l’intégration à une politique publique qu’il faut changer, l’association à un référentiel et des valeurs. Mais ni les problèmes ni les solutions ne s’imposent d’eux-mêmes. Leur imposition est le fruit d’un effort de propagation, dont la compréhension nécessite d’être attentif à la manière dont les acteurs forment des coalitions.

Reste à imposer ses décisions hors de la coalition, ce qui revient à s’imposer comme décideur. En effet, produire des politiques c’est aussi produire des positions : « c’est toute une hiérarchie des positions qui se joue ou se rejoue dans chaque processus de fabrique » (Zittoun, 2014, p. 208). A toutes les étapes, le langage permet de se maintenir, ou de se légitimer ; le langage technique et scientifique, notamment, est un puissant mode de légitimation.

L’intérêt de Zittoun pour le discours, comparativement à l’approche de Latour, ne s’explique pas uniquement par un parti pris épistémologique différent. La production de politiques, en effet, nécessite une action de persuasion et d’enrôlement, que n’a pas besoin de faire le Conseil d’Etat, qui est l’instance suprême du droit en France. Cela montre, au-delà des acceptions variables de l’idée de fabrique, qu’il y a différents types d’action publique, qui ne demandent pas forcément la même méthode d’enquête et d’analyse.

Latour et Zittoun font donc preuve de deux approches très différentes mais complémentaires : celle de Latour est très descriptive, décrivant en détail les dispositifs techniques et matériels qui permettent à des acteurs de fabriquer ensemble des décisions juridiques ; celle de Zittoun est beaucoup plus théorique, s’intéressant aux modalités discursives de la fabrique des politiques publiques, à travers les différentes étapes qui la constituent. Le premier est porté sur les échanges techniques concernant les multiples étapes du moment précis de la production de décisions (rien ou presque n’est dit sur le cheminement des dossiers et des personnes avant leur arrivée au Conseil d’Etat), le second sur la construction discursive transversale aux étapes de la carrière des politiques. Malgré les différences entre les deux propositions, on retrouve chez les deux auteurs une vision processuelle de la fabrique de l’action publique, et un intérêt pour les petites négociations et le travail de persuasion des acteurs. Par rapport à l’ouvrage de Latour, l’analyse de Zittoun est peu tangible, offrant peu de prises matérielles. On ne sait en effet pas, à l’issue de la lecture de son ouvrage, quels sont les outils par lesquels les acteurs entrent en contact et interagissent, les technologies de communication mobilisées, etc.

Quant à Latour, il a tendance à décontextualiser les acteurs de leur propre histoire personnelle et de leurs attachements. C’est la richesse de l’analyse des relations discursives et de pouvoir entre les acteurs qui est à garder chez Zittoun, l’analyse des dispositifs matériels chez Latour. Enfin, aucun des deux

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auteurs ne s’intéresse à ce que la fabrique produit dans le réel, à la portée des actions entreprises et des discours. Zittoun, par exemple, est entièrement focalisé sur la production des politiques publiques : les personnes cibles de l’action publique apparaissent seulement en filigrane. Les ajustements mutuels, les énoncés communs, chez lui, se font entre décideurs, mais quid des acteurs qui mettent en œuvre ou subissent les politiques ? La manière dont les citoyens s’approprient une politique ne participe-t-elle pas de sa fabrique ?

On voit à travers ces deux auteurs tout l’intérêt de s’intéresser à la construction processuelle et négociée des modes d’action publique et à la fabrication du réel à laquelle ils procèdent. La réalité que construit l’intervention publique n’est donc pas une simple représentation, ni même simplement une construction, mais le résultat du travail d’un assemblage d’acteurs et de techniques. Foucault me semble promettre une approche plus équilibrée entre les discours et les dispositifs techniques et offrir un pont entre les deux approches.

3.1.3. Discours  et  technologies  :  l’approche  foucaldienne  

Même si Foucault est généralement désigné comme un penseur des discours, limiter sa pensée à cette dimension revient à laisser de côté tout un pan de sa réflexion sur les instruments de gouvernement. Il mêle en effet analyse des discours et des technologies, et pense le discours comme une des technologies à disposition des gouvernants. Dans ses travaux sur la gouvernementalité (2004b), par exemple, Foucault analyse à la fois la production discursive écrite - les grands traité et écrits, comme ceux de Machiavel, qui se sont diffusés dans les classes dirigeantes - et le développement et l’adoption de techniques. Il montre en particulier comment le développement de la statistique a permis à l’Etat moderne de se développer et d’administrer la population sur un mode gouvernemental. C’est la conjonction des deux qui permet de produire un certain mode de gouvernement. Arun Agrawal reprend cette idée d’inséparabilité des constructions discursives et des technologies de gouvernement, dans son analyse de l’évolution du gouvernement des forêts dans la province indienne de Kumaon (Agrawal, 2005). A travers son analyse, sur laquelle je reviens dans la section suivante, Agrawal montre l’indémêlabilité du discours sur la forêt et des outils permettant de parler de celle-ci et de la gouverner. Ainsi, bien que ni Foucault, ni Agrawal qui reprend et développe ses idées dans un contexte non occidental, ne mobilisent la notion de fabrique, on retrouve la logique consistant à penser ensemble les modalités de création d’un savoir, les modalités de décision qui découlent de ce savoir, et les modalités d’action et de gouvernement qui s’appuient sur ce savoir – ce que les foucaldiens nomment

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les technologies de gouvernement. On ne peut pas détacher de cet ensemble complexe quelque chose qui serait juste une représentation ; elle ne se comprend que comme la cristallisation d’un processus et l’ouverture d’un autre.