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L’environnement  comme  technologie  de  gouvernement

3.3. Fabriquer  des  sujets  par  la  nature

3.3.3.   L’environnement  comme  technologie  de  gouvernement

Si l’action publique environnementale se fabrique à travers la construction de concepts se voulant à la fois concepts scientifiques et outils politiques, et la mobilisation d’acteurs, de médiateurs techniques et de réseaux (section 3.2), la nature participe aussi de la fabrique de l’action publique au sens large. Un exemple parlant de l’instrumentalisation de la nature comme un outil de gouvernement est celui des Peace Parks (voir Lejano, 2006), par le biais desquels non seulement la collaboration entre des pays voisins doit favoriser la nature, mais la nature doit fabriquer de la paix (Fall, 2005, p. 60). C’est la matérialité et la supposée neutralité de l’environnement qui produisent du rapprochement. Cette mobilisation de l’environnement pour agir sur des ressorts sociaux est l’un des sujets traités par l’ouvrage « Discourses of the environment » dirigé par Eric Darier (1999). Cet ouvrage d’inspiration foucaldienne s’interroge sur le recours à l’environnement comme nouveau régime de véridiction politique, comme domaine de gouvernementalité et comme technologie de gouvernement. Il est donc entendu que l’environnement n’est pas simplement l’objet de politiques, mais aussi un instrument mobilisé pour régler d’autres types de problématiques, et notamment pour légitimer un ordre international établi (Luke, 1999), et comme un outil d’individualisation du politique (Rutherford, 1999, p. 59). L’environnement est donc à la fois un nouveau domaine d’action et d’expertise (production de concepts et de recommandations), un régime de justification permettant de légitimer l’action gouvernementale, et une technologie de pouvoir tant discursive que matérielle.

Or, et c’est ce à quoi s’attache la section suivante, qui clôt ce chapitre, il participe aussi à produire des subjectivités particulières.

92 3.3.4. Subjectivités  environnementales  

Si l’environnement est mobilisé comme technologie de gouvernement, cela n’est pas sans impacts sur les subjectivités. C’est la thèse que défend Peter Brand à l’issue de son analyse de l’injonction faite aux citadins à agir écologiquement (en éteignant la lumière en sortant de la pièce, en prenant les transports en commun, etc), puisque selon lui « the environment is employed as a means of constructing citizens’ sense of themselves and their obligations » (Brand, 2007, p. 628). Pour lui, cela ne signifie pas que l’environnement n’ait pas d’importance réelle aux yeux des décideurs, mais que le fait d’envisager le citoyen comme acteur principal du dispositif :

“represents a gross distortion of the alternative development and libertarian aspirations of early environmental thought, to such a degree that green awareness has been converted into a form of subjection, minor in its social locus and inconsequential in its broader ecological significance, but politically powerful for the management of neoliberal urban economic and social change” (Brand, 2007, p. 628)

Pour Brand, ce mode d’action environnementale individualiste est quasiment inconséquent en termes d’impacts sur l’environnement, mais est puissant en termes de subjection au modèle libéral, participant à normaliser l’idée que la réponse à des problèmes structuraux serait individuelle.

La matérialité de l’environnement est elle aussi mobilisée pour transformer les individus en des sujets particuliers. Chiara Certomà (2013) et Nate Gabriel (2011), s’intéressant tous deux à la politique des parcs urbains au 19e siècle, montrent que ces aménagements spatiaux ont été des dispositifs gouvernementaux visant à produire des normes de comportement particulières et nouvelles. Bien sûr, tout aménagement est dans une certaine mesure un acte de pouvoir, et produit une certaine normativité ; mais l’aspect « naturel » de certains aménagements est insidieux : ne paraissant pas avoir été construits, ils naturalisent, d’une certaine manière, la norme qu’ils produisent. Comme le montre Gabriel à partir de l’analyse de la production iconographique autour d’un parc urbain à Philadelphia à la fin du 19e siècle, les parcs participent à imposer à la toute récente société urbaine les normes capitalistes alors émergentes, en excluant de leur sein toute pratique de subsistance pouvant être pensée comme pré-capitaliste (cueillette, chasse, pêche) ; mais ils démentent être des espaces capitalistes, en prétendant être des espaces de non-ville et de non-économie24.

24 On retrouve aujourd’hui encore souvent l’idée que les parcs sont des espaces hors de la ville. Or ils concentrent l’urbanité.

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Le pouvoir normatif des parcs est donc insidieux et utilise la naturalité apparente pour inscrire une norme économique dans les comportements urbains.

On a donc affaire à la production de subjectivités capitalistes par les parcs urbains du 19e siècle, de subjectivités responsables et autorégulatrices par les politiques environnementales actuelles. Mais, portant sur les discours et les dispositifs tels qu’ils fabriquent des politiques, aucun de ces travaux n’aborde en détail la manière dont les subjectivités sont effectivement et concrètement reconfigurées.

Le  sujet  augmenté  :  quand  le  biologique  redessine  les  limites  du  sujet   Dans son ouvrage sur les politiques de la vie ou vital politics, Nikolas Rose analyse les enjeux liés à la redéfinition, par la biologie moléculaire, du corps non plus seulement comme un corps vivant, ou comme faisant partie d’une espèce, mais comme un corps biologique, fait d’assemblages de molécules, ainsi que de gènes (Rose, 2007). Il fait l’hypothèse que la possibilité de manipuler les codes génétiques humains ait des effets sur les modes de faire société. Il propose le terme de “biological citizenship” pour analyser les effets politiques de cette nouvelle vision de l’humain. En effet :

“While citizenship as long had a biological dimension, new kinds of biological citizens – with new subjectivities, new politics, and new ethics – are forming around contemporary developments in biomedicine. As aspects of life once placed on the side of fate become subjects of deliberation and decision, a new space of hope and fear is being established around genetic and somatic individuality” (Rose, 2007, p. 154)

Si l’être collectif change, le rapport à soi aussi:

« Over the first sixty years or so of the twentieth century, human beings – at least in the advanced industrial and liberal democratic societies of the West – came to understand themselves as inhabited by a deep interior psychological space […] But over the past half century, we human beings have become somatic individuals, people who increasingly come to understand ourselves, speak about ourselves, and act upon ourselves – and others – as being shaped by our biology » (Rose, 2007, p. 188)

Ce passage du sujet psychologique au sujet neurochimique induirait de nouvelles manières de se comprendre et donc d’agir sur soi et sur le monde.

Selon Rose, les acteurs étatiques comme économiques se sont engouffrés dans cette brèche et tentent aujourd’hui de produire des personnes ayant une nouvelle compréhension, biologique, et donc à nouveau hautement individualiste, de soi. Cette attente n’est pas déconnectée d’évolutions générales

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du politique, en demande d’un nouveau « régime de soi » où chacun est appelé à se prendre en charge activement plutôt que de se reposer sur l’intervention de l’Etat (Rose, 2007, p. 154)25. Se connaissant jusque dans ses cellules, la personne doit être à même d’agir en fonction.

Kezia Barker (2010), dans son analyse des politiques de biosécurité en Nouvelle-Zélande, reprend et étend la notion de biological citizen articulée par Rose en proposant la notion de biosecure citizen. La lutte menée par les autorités néo-zélandaises contre lesdites menaces biologiques (entre autres : plantes invasives, parasites, virus) produit une nouvelle délimitation des corps, puisqu’il est désormais reconnu que « the traditionally bounded and individual citizen body is both ‘living with’ and enabling the dangerous mobility of unwanted biological life » (Barker, 2010, p. 351). Le corps est ainsi étendu à ses relations, qui font partie de lui bien qu’elles paraissent lui être extérieures. C’est ce que Barker nomme les « associations symbiotiques ». Celles-ci « have been politicized as matters of state concern and made subject to biosecurity control » (Barker, 2010, p. 351). Du corps individuel fait de composants biologiques, on passe donc ici au corps symbiotique comme principe de la subjectivité, ce qui produit une :

“new form of subjectification where the citizen is encouraged to relate to themselves as symbiotic individuals at the same time as they are asked to act upon this individuality” (Barker, 2010, p. 353).

En l’occurrence, de nouvelles obligations et un nouveau rôle public sont attribués aux citoyens, qui ont l’obligation de procéder aux mesures de contention et de lutte contre les espèces invasives dans l’espace privé – sans quoi les autorités publiques peuvent procéder à la lutte en pénétrant cet espace – mais sont aussi incités à prendre part à des actions dans l’espace public.

Selon Barker, cette politique marque la rencontre entre “the ‘subject-making’

process of citizenship with the ‘becoming with’ process of multispecies mixing”

(Barker, 2010, p. 351). Les analyses de Rose et Barker ont en commun de pointer du doigt le fait que de nouvelles connaissances biologiques, sur le corps et sur ses relations symbiotiques, sont mobilisées dans la production de nouvelles politiques qui ne se contentent pas seulement de prendre en charge ces nouveaux corps mais de produire de nouvelles formes de subjectivités, qui soient réflexivement attentives au caractère biologique des corps et de leurs interactions. Non seulement les sujets biologiques ou biosécures se réfèrent différemment à eux-mêmes mais ils ont aussi affaire différemment à la chose publique. La limite entre le corps et le non-corps, l’intime et l’extime, est

25 Cette idée est discutée en détails dans le chapitre 2.

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reconfigurée, ainsi que le rôle public et privé de chacun. Cette indifférenciation entre l’humain et le non-humain, cette construction commune de l’humain et de sa nature, produit donc de nouveaux êtres politiques.

Environnementalité  et  subjectivité  

Les exemples ci-dessus procèdent à une redélimitation du sujet politique en fonction de modes de savoir biologiques. En parallèle, les questions environnementales se caractérisent par l’hétérogénéité croissante des assemblages d’acteurs qui les traitent. On date généralement l’émergence de la gouvernance multiacteurs du sommet de la Terre de Rio de 1992, lors duquel ONG et entreprises transnationales ont montré leur intérêt à prendre part aux décisions. Les acteurs légitimes à intervenir sur la scène publique apparaissent donc reconfigurés par la question environnementale. Si les entreprises et les ONG deviennent des acteurs politiques, qu’en est-il de l’individu, est-il à son tour un sujet environnemental ? Toute une littérature a vu le jour, portant sur la citoyenneté environnementale (Bell, 2005 ; Dobson, 2003 ; Dobson & Bell, 2006) et la citoyenneté écologique (Dobson, 2006). Il s’agit d’une littérature plus axée vers l’éthique que la critique, et vers la proposition plus que l’analyse, à quelques exceptions près, dont Melo-Escrihuela (2008) fait figure d’exemple.

Selon elle, deux principales approches peuvent être distinguées. La première prône un statut politique élargissant la sphère publique pour y faire entrer l’environnement, accompagné d’une redéfinition de la manière dont on devient un citoyen de cette sphère publique. La seconde regarde la citoyenneté environnementale comme un devoir de conduite personnel de chacun. La sphère privée est alors considérée comme le lieu par excellence de pratique de la citoyenneté. Melo-Escrihuela y voit plusieurs points d’achoppement, et notamment le fait que cette manière d’envisager l’action environnementale procédant par la privatisation de la responsabilité environnementale est aveugle aux inégalités sociales et aux possibilités inéquitables d’agir sur ses conditions de vie, et met de côté les responsabilités collectives et les modes d’agir collectifs. Ainsi, le recours aux individus comme acteurs de l’environnement, produirait avant tout de nouvelles subjectivités prêtes à endosser individuellement des responsabilités pourtant collectives. L’environnement est alors un prétexte, un champ de rationalité mobilisable parce qu’apparemment neutre, s’inscrivant dans une fabrique plus large des subjectivités.

Dans une perspective plus analytique basée sur des recherches de terrain, Robbins et Sharp (2006) identifient les mécanismes pouvant expliquer pourquoi, malgré la conscience croissante des dégâts environnementaux que causent les pelouses, les américains y restent attachés et continuent à en orner leurs

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jardins, à grands coups d’intrants phytosanitaires. Ils se demandent non pas tant si les propriétaires de jardins sont les nouveaux citoyens environnementaux dont parlent des auteurs comme Dobson, mais si leur manière d’être en société n’est pas liée à une relation particulière à l’environnement qui ferait d’eux un certain type de sujets, des « turfgrass subjects ». Ils analysent le rôle des firmes chimiques, des normes culturelles, et des relations entre voisins dans la production d’une acception du bon et beau jardin, et donc aussi du bon jardinier.

Mais l’originalité des auteurs est de porter également leur attention sur la capacité qu’a la matérialité du gazon à agir en retour sur ces dispositifs techniques et discursifs. Pour eux, les « turfgrass subjects » ou « lawn people » ne peuvent se comprendre en dehors de l’action de la pelouse sur leur façon d’être. Ayant posé cette idée, Robbins et Sharp se défendent immédiatement de toute naturalisation :

« We have not argued here, therefore, that turfgrass exists outside of our categorical understanding or our social imagination of « lawn » per se. Nor have we argued that turfgrass has a monopoly on the power to call the subject into being. Nor have we argued that turfgrass acts prior to, or outside of, the capitalist forces of production” (Robbins and Sharp, 2006, p. 118)

Pour eux, les demandes particulières du gazon en tant qu’il dispose d’une certaine autonomie liée à sa dimension vivante “set[s] the pace and character of subjected community lives” (Robbins & Sharp, 2006, p. 119). D’une certaine manière, la pelouse produit aussi ses propres sujets. Bien sûr, on peut rétorquer à Robbins et Sharp que la pelouse ne demande rien à l’habitant, ne réclame pas d’être tondue. Mais elle est le support de normes visuelles vis-à-vis desquelles elle agit de manière jamais totalement prévisible, ce qui fait qu’en plus d’être assujetti aux normes culturelles du gazon vert, l’habitant se trouve aussi assujetti aux rythmes propres de son gazon. Cette proposition a le mérite de proposer une prise en compte de l’agency des non-humains dans les modes de subjectivation, rejoignant les préoccupations postconstructivistes enjoignant à abandonner la posture anthropocentrée classique des sciences sociales.

Agrawal propose une approche plus intégrale du rapport entre l’environnement et la production de subjectivités, notant que peu de travaux ont cherché à comprendre non seulement “how government shapes subjects” mais aussi “how one is to explain variations in transformations of subjects » (Agrawal, 2005, p.

12). Si de nombreux travaux analysent la fabrique politique de nouvelles subjectivités, rares sont ceux qui se placent au niveau des individus en évaluant les formes précises qu’elles prennent. Ainsi, les textes réunis par Darier (1999), focalisés sur la manière dont les discours environnementaux visent à produire certaines actions et certains modes d’être correspondent plutôt à la première

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entrée. Cela est moins vrai par exemple pour Barker (2010) qui étudie à travers une approche ethnographique la manière dont les habitants agissent en fonction de leur nouvelle définition de biosecure citizens. Agrawal va dans la même direction que Barker avec son concept d’environmentality, désignant :

« the simultaneous redefinition of the environment and the subject as such redefinition is accomplished through the means of political economy; In this sense, it refers to the concurrent processes of regulation and subject making that underpin all efforts to institute new technologies of government” (Agrawal, 2005, p. 24)

La notion de subjectivité est au cœur du concept, puisqu’Agrawal s’intéresse aux reconfigurations conjointes du politique et de l’individu dans le cadre de la mise en place de nouveaux modes de gestion environnementaux. Il prend comme cas d’étude le Kumaon, région d’Inde dans laquelle des organes de gouvernement communautaires des forêts ont été mis en place, qui réunissent des habitants des communautés locales devenant alors responsables de la gestion des forêts. Ils remplacent le mode de gestion centralisé et technocrate de l’époque coloniale, auquel s’opposaient les habitants des communautés.

Cette reconfiguration de la gouvernance des forêts transforme à la fois les relations entre l’Etat et les communautés locales, au sein des personnes prenant part au groupe de décisions, et au sein des communautés locales dans lesquelles chacun doit désormais se plier à cette nouvelle autorité locale agissant au nom de la forêt. Ce sont ces trois entrées que mobilise Agrawal pour étudier la relation entre les technologies de gouvernement et la production de subjectivités environnementales :

« I suggest that these seemingly different changes in knowledges, politics, institutional arrangements, and human subjectivities concerning the environment are of a piece and are best understood when considered together » (Agrawal, 2005, p. xii).

C’est sur la dernière thématique qu’Agrawal insiste le plus. Il montre le rôle nouveau donné aux habitants qui assument la responsabilité de la gestion des forêts. Cette nouvelle charge produit selon Agrawal des sujets environnementaux, qui sont

“those for whom the environment constitutes a critical domain of thought and action” et qui se construisent comme être politiques à partir de “the relationship of Kumaonis to forests and their ways of being in them” (Agrawal, 2005, p. 16).

La forêt devient un médiateur dans les relations publiques et un producteur de modes d’être public.

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Cette proposition d’Agrawal complète bien la notion de fabrique. D’une part, son approche transversale analysant conjointement l’Etat, les communautés locales et les individus permet de saisir la dimension relationnelle et transscalaire des politiques et des subjectivités. D’autre part, l’approche croisant production discursive, dispositifs techniques et organisation sociale permet de prendre en compte les différents réseaux et médiateurs participant de la production de l’environnement comme un point central du politique et des identités. Enfin, l’auteur montre bien la complexité du mode de gouvernement mis en place, qui consiste à la fois en une appropriation de la chose publique par les locaux à travers l’environnement ; et en une logique de gouvernement à distance. Cet exemple confirme que construire la nature c’est toujours aussi construire la société, que ce soit par les techniques de gestion ou par les modes de gouvernement.