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Gouverner  par  les  instruments  managériaux

2. La  fabrique  néolibérale  de  l’action  publique

2.2. Le  néolibéralisme  dans  l’Etat  :  gouverner  les  gouvernants

2.2.3. Gouverner  par  les  instruments  managériaux

L’histoire du NPM montre ses liens étroits avec la théorie et la pratique néolibérale : « Né dans les think tanks néo-conservateurs étatsuniens et britanniques à l’ère des Reaganomics et du thatchérisme, et dont la diffusion internationale au cours des années 1980-1990 doit beaucoup à l’activité de l’OCDE et des forums experts réunis dans son Public Management Programme » (Eymeri, 2005, p. 4), il se base sur la négation de toute différence d’essence entre entreprises privées et organisations publiques (Eymeri, 2005, p.

4), les outils des premières étant mis en œuvre dans le cadre de réformes des secondes. En effet, définissant leur projet comme étant tout autant idéologique que praxéologique, « les promoteurs du NPM véhiculent non seulement l’idéal d’un "Etat-stratège", devenu dominant dans les années 1990, mais aussi l’ingénierie administrative, la boite à outils qui permet à ses agents de le réaliser

» (Bruno, 2008b, p. 36). L’analyse de cette boite à outils particulière permet de saisir, par les instruments, l’évolution du mode de gouvernement dans l’Etat.

2.2.3. Gouverner  par  les  instruments  managériaux  

Selon Lascoumes et Le Galès, « l’analyse des instruments révèle la transformation des modes de gouvernement/gouvernance et la restructuration de l’Etat » (Lascoumes & Le Galès, 2005, p. 360). Pour eux, le NPM et ses instruments - indicateurs, benchmarking, best practices, mais aussi monitoring, rating, obligation de résultats, primes au succès (Bruno, 2011), ou encore downsizing, outsourcing et reengineering (Bruno, 2008b) - sont illustratifs d’une technicisation et d’une dépolitisation de l’action publique (Lascoumes & Le Galès, 2005, p. 367). Bien qu’ils soient souvent présentés comme des outils techniques – le managérialisme ayant « toujours projeté sa volonté de faire

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science sur toutes les formes d’organisation en postulant notamment un

‘isomorphisme fonctionnel entre gestion privée et gestion publique’ (Cochoy, 1999, p. 211) » (Bruno, 2011, p. 79) – ils ont une portée gouvernementale importante. Pour illustrer cette idée, j’utilise ici deux exemples, qui sont aussi les plus emblématiques et les plus explicites. Le premier est celui des outils de classement (rating, benchmarking) comme illustration de l’impératif de performance et de concurrence, et le second la diffusion du projet comme une illustration du gouvernement par le résultat et la flexibilité.

Le  benchmarking  :  outil  de  normalisation  de  la  compétition  

« Outil d’auto-évaluation et d’aide à la décision conçu par la science managériale dans un souci de rationalisation organisationnelle », le benchmarking a d’abord été en vogue dans les entreprises depuis les années 1990, avant d’être étendu au secteur public (Bruno, 2008b, p. 29). Ainsi,

« qu’il s’agisse d’organisations publiques ou privées, d’individus ou de territoires ; tous sont passés au crible de grilles d’indicateurs chiffrés qui sont censés évaluer leurs performances, non pas dans l’absolu ni dans le temps, mais toujours relativement aux « autres » - les pairs faisant à cet égard davantage figure de concurrents que d’homologues ou d’égaux » (Bruno, 2008b, p. 28)

Le benchmarking se base sur un principe simple : celui de l’identification d’un différenciation possible, avec une ingénierie managériale qui actualise la concurrence comme un principe d’association et la compétitivité comme finalité de toute organisation. L’exercice du benchmarking apparaît ainsi coextensif à l’exigence de compétitivité » (Bruno, 2008b, p. 31)

Il est en effet indissociable de l’effet de rattrapage incessant qu’il cherche à susciter. Celui-ci est d’autant plus incessant que le classement est toujours relatif : à chaque fois que l’étalon est dépassé, celui qui l’a dépassé devient le nouvel étalon. Ce faisant, il institue “competitiveness as a key governmental problem, and ascribing primary responsibility for its resolution to governements”

(Fougner, 2008, p. 317). C’est donc à une concurrence indéfinie qu’invite le benchmarking, mais aussi à une concurrence double, à la fois externe, étant entendu que l’organisation ne devient compétitive qu’en étant exposée à la concurrence, et interne, à travers la mise au point d’un système d’information

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confrontant les performances de ses membres (Bruno, 2008b, p. 35). Certaines institutions se sont spécialisées dans la production de benchmarks, qui soumettent de l’extérieur les Etats à cette normalisation, et qui « shap[e] state conduct » (Fougner, 2008, p. 316)

Contrairement à Bruno, Fougner met en garde contre une assimilation généralisée du benchmarking au néolibéralisme. Pour lui,

« while this model is but a prescription for neoliberal governance within states, it should be stressed that it follows not from competitiveness indexing and country benchmarking as such, but rather from the particular norms and standards established and valorised » (Fougner, 2008, p. 320)

Il considère que la dimension néolibérale de la compétition dépend du critère utilisé, et que le benchmarking pourrait ne pas être enchainé à une compétition indéfinie. Reste que la compétition en tant que principe de gouvernement est un des moteurs de l’activité néolibérale, et que la compétition est au cœur même du benchmarking, ce qui rend son argument peu opératoire.

Du  plan  au  projet    

Si le benchmark est un des outils de compétitivité, le fonctionnement par projet est l’outil par excellence de la gestion flexible et par objectifs.

Dès les premiers écrits néolibéraux, on trouve l’idée que la pratique planificatrice doit être remise en cause. Mais les causes de ce rejet du plan ont, depuis, évolué. Pour Hayek, le plan doit être abandonné car il donne un pouvoir de décision à l’Etat qui ne doit être qu’ordonnateur et régulateur (Foucault, 2004a, p. 177). Pour lui, l’Etat doit être un prestataire de règles, dont les seuls agents réels doivent être les entreprises, qui, elles seules, peuvent formuler des objectifs et des stratégies (Foucault, 2004a, p. 178). Mais le néolibéralisme tel qu’il s’est ensuite diffusé a aussi, nous l’avons vu, en parallèle à la limitation des prérogatives de l’Etat, importé dans l’Etat certains modes de fonctionnement issus du monde de l’entreprise. D’où, selon Jessop, le fait que : « the economic policy emphasis now falls on innovation and competitiveness, rather than on full employment and planning » (Jessop, 2002, p. 112), et que l’économiste emblématique soit passé de Keynes à Schumpeter, ce dernier étant le théoricien de l’innovation et de la destruction créatrice. Le plan a donc d’abord été rejeté parce qu’incarnant un Etat trop puissant, puis parce que représentant, de manière quasi opposée, un Etat trop peu entrepreneurial.

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La problématique entrepreneuriale a poussé au développement du projet en lieu et place du plan. Celui-ci, en effet, combine les « advantages of flexibility and targeted actions with a tremendous symbolic capacity » (Swyngedouw et al., 2002, p. 215). Il est essentiel, à ce stade, de différencier le fait d’avoir des projets, qui renvoie à une constante humaine, tant individuelle que collective, de celui de gouverner par le projet, qui renvoie à une idéologie et une pratique politico-économique particulière. Pour Boutinet (2012), le projet est d’abord une intention opératoire, qui a pour spécificité de reposer sur un mode d’anticipation partiellement déterminé « jamais totalement réalisé, toujours à reprendre, cherchant indéfiniment à polariser l’action vers ce qu’elle n’est pas » (Boutinet, 2012, p. 69). Mais si le projet comme intention opératoire est une constante anthropologique des individus et des groupes dans les sociétés dites modernes, l’auteur identifie toutefois l’émergence, depuis les années 1970, de la diffusion du projet comme méthode d’organisation du social et de gestion des comportements. Pinson (2009) met en lumière l’adoption croissante de la logique de projets dans la gouvernance de l’urbain. Pour lui, le projet est symptomatique à la fois du rescaling du gouvernement, passant du niveau de l’Etat à celui des villes, et de l’adoption de nouveaux référentiels d’action publique, plus ouverts à la notion d’incertitude et à une multitude d’acteurs. Il estime que le rescaling n’est pas singulièrement postfordiste, ni même néolibéral (il n’utilise pas ce terme), mais symptomatique de l’émergence d’une élite urbaine qui gagne en puissance de gouvernement. Quant au projet comme mode de gouvernement, il le voit surtout comme une opportunité pour se défaire de modes d’action trop juridictionnels comme les Plans Locaux d’Urbanisme.

Mais son cadrage limité à l’urbain l’empêche de voir dans le projet un avatar plus large de nouveaux modes de gouvernement. Par opposition, l’intérêt des travaux de Foucault (2004a, 2004c) ou de Jessop (2002) est de tracer des parallèles entre les modes de gouvernement nationaux et locaux.

Boltanski et Chiapello montrent que le projet devient un nouveau leitmotiv du privé également. Après avoir présenté les trois esprits du capitalisme, ils analysent l’émergence de la figure du réseau dans le monde des entreprises, et la formation de ce qu’ils nomment une cité par projets, comme les « principaux points d’appui normatifs sur lesquels repose le nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999, p. 231). Le troisième esprit du capitalisme repose en effet sur une moralité de la disponibilité liée à la diffusion d’une organisation par projets. La nature même du projet « étant d’avoir un début et une fin, les projets se succèdent et se remplacent, recomposant, au gré des priorités et des besoins, les groupes ou équipes de travail » (Boltanski & Chiapello, 1999, p.

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tailles et de temporalités variables. Derrière cette figure du projet, se dessinent des exigences d’engagement, de volontarisme, d’adaptabilité, de responsabilité, bref, un nouveau rapport de l’employé à son travail, face auquel il doit constamment être mobilisé et entreprenant. Ainsi, derrière la figure du projet se dessine toute une nouvelle moralité du nouvel esprit du capitalisme, qui attend des personnes une flexibilité forte, une capacité à entrer en réseau, et à se désentraver de leurs attaches. Or, précisément, alors que le projet est une des grammaires actuelles principales du capitalisme, il le dépasse et efface ses frontières avec les domaines de la vie courante, participant à diffuser subrepticement son idéologie (Boltanski & Chiapello, 1999, p. 167)

A l’issue de cette sous-section, on voit donc que l’Etat s’est doté de nouveaux outils et modes de fonctionnement dans sa propre régulation. La manière dont l’institution publique se gouverne elle-même, se régule et s’impose des modes d’action, se teinte de couleurs néomanagériales, qui se repèrent par l’adoption de nouveaux outils tels que ceux du benchmarking ou du projet, qui ont fait leurs armes dans les entreprises depuis les années 1980.