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De  nouveaux  partenariats  gouvernementaux

2. La  fabrique  néolibérale  de  l’action  publique

2.3. De  nouveaux  partenariats  gouvernementaux

Ce que le projet commence à montrer, c’est la restructuration des forces vives autour d’objectifs. Avec le projet, on n’administre plus, mais on projette, on élabore des stratégies et on fixe des objectifs. C’est moins la procédure qui compte, que l’objectif. Dans ce contexte, les institutions publiques se dotent de nouveaux partenaires, qui apparaissent à même de représenter les différents intérêts en jeu, et d’apporter de nouvelles réflexions et un mode de faire entrepreneurial. Le projet, selon Boutinet, a sa propre organisation, généralement centrée autour d’équipes de pilotage transversales et spécifiques.

C’est donc à un gouvernement à géométrie variable qu’il invite.

Là encore, un regard historique permet de saisir les spécificités de ce gouvernement à géométrie variable. D’abord, la théorie libérale fait émerger l’idée nouvelle de la société civile (2004a, 2004c ; Harvey, 2005 ; Jessop, 2002). Foucault montre bien qu’auparavant, l’idée de société civile n’existe pas.

Soit l’Etat est le synonyme de son peuple, soit celui-ci n’est pas pensé comme une entité gouvernable (c’est-à-dire qu’il est pensé comme une collection de sujets et non comme une population (Foucault, 2004c)). En parallèle, l’émergence de l’économie politique fait voir l’économie comme un domaine propre et séparé de l’Etat (Foucault, 2004c, 1966 ; Ramuz, 2006). Il y a donc simultanément une double différenciation entre l’Etat et la société civile, et entre

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le politique et l’économie. Dès lors, l’intervention de l’Etat dans ces domaines qui ne relèvent pas de lui est décrite comme injustifiée (Jessop, 2002), ce qui légitime le roll-back de ces domaines.

Mais à la fin du 20e siècle, les vocables du partenariat (Le Galès, 1995b), et de la gouvernance (Le Galès, 1995a) émergent. Puisque l’économie et la société sont hors de l’Etat, et que l’efficience de l’Etat est remise en cause, émerge l’idée qu’en intervenant dans le gouvernement, les acteurs de ce domaine pourront l’améliorer :

« Ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est pas une diminution ou une réduction de la souveraineté de l’Etat et de ses capacités gestionnaires, mais un déplacement des techniques de gouvernement de l’officiel vers le non officiel et l’apparition de nouveaux acteurs dans la sphère du gouvernement (les ONG, par exemple), déplacement qui révèle des transformations fondamentales dans la nature même de l’Etat et un rapport nouveau entre les acteurs de l’Etat et de la société civile » (Lemke, 2004, p.

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L’Etat étant pensé comme extérieur à la société et à l’économie, ces dernières viennent en lui pour lui apporter leurs propres connaissances et intérêts. Ces nouveaux partenariats entre public et privé prennent différentes incarnations. La gouvernance et l’externalisation en sont deux incarnations assez différentes pour faire saisir la variabilité des cas: la première désigne l’entrée du privé dans le gouvernement de la chose publique, la seconde le délestage d’une partie de l’action publique sur le privé. Dans les deux cas, la chose publique est coproduite par le public et le privé. Ce nouveau mode de faire est répertorié sous le vocable de partenariat public-privé, qui désigne « une diversité de modes de coordination entre acteurs publics et privés qui se sont développés à l’échelle internationale », et qui touche tant le financement, la conception, la rénovation, l’exploitation, la gestion ou la maintenance d’une infrastructure ou encore la fourniture d’un service (Baron & Peyroux, 2011, p. 370).

2.3.1. Une  gouvernance  multiacteurs    

Un des points centraux de la théorie néolibérale est que la compréhension du marché par l’Etat est nécessairement limitée. Lui étant extérieur, il ne peut en comprendre tous les mécanismes, dont seuls peuvent rendre compte les acteurs impliqués dans le marché. Selon Harvey, poussée à son paroxysme, la théorie néolibérale voudrait que le gouvernement soit effectué par « executive order and by judicial decision rather than democratic and parliamentary decision-making » (Harvey, 2005, p. 66), puisque ces décisions seraient les plus aux prises avec la réalité. Une manière de s’assurer de l’insertion de la rationalité économique

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dans le gouvernement a donc été, selon lui, “to integrate state decision-making into the dynamics of capital accumulation and the networks of class power that are in the process of restoration » à travers les partenariats public-privé (Harvey, 2005, p. 76). De la sorte, selon lui, les acteurs économiques non seulement collaborent avec les Etats mais ils obtiennent également un rôle central dans la production de lois, la détermination de politiques publiques, et les cadres de régulation. En l’occurrence, ces partenariats qu’il désigne sont ceux recouverts par le terme de gouvernance.

Comme pour le management, il est également éclairant de retracer très rapidement l’histoire de ce concept et de la pratique qui lui est liée. Dominique Lorrain (1998) montre que ce terme naît dans le milieu des économistes dans les années 1930 mais qu’il y est vite oublié. Il réapparaît dans les années 1980 dans la littérature de business autour du concept de corporate governance, puis se diffuse dans la science politique de la Grande-Bretagne Tory par le biais de l’ESRC qui encourage les projets de recherche à abandonner le vocable de gouvernement local. Il est importé dans les milieux francophones en France dans la décennie 1990. Pour Lorrain, il s’agit bien de l’incorporation d’un concept néolibéral qui s’est rendu incontournable par le biais du financement Tory de la recherche (Lorrain, 1998, p. 88).

D’autres auteurs, toutefois, nuancent les analyses de Harvey (2005) et Lorrain (1998). Le Galès (1995a) par exemple, pourtant proche de Lorrain et acquis aux thèses d’Harvey (voir Le Galès, 1995b), met en exergue l’ambivalence de l’origine non plus tant terminologique ni idéologique, mais pratique, de ce mode de gouvernement. D’un côté, il reconnaît que l’émergence de la gouvernance est liée au développement de l’exigence de compétition et à l’émergence d’autorités locales entrepreneuriales, qui ont mis en place des alliances entre des gouvernements et de grands groupes. Mais il insiste également sur la dimension pragmatiste de la gouvernance : en mobilisant le cas de la gouvernance urbaine, il montre que la complexification des problématiques sociales a aussi entrainé la prise en compte des acteurs associatifs et des entreprises locales dans la gouvernance urbaine afin de créer des coalitions d’acteurs travaillant ensemble à résoudre un problème.

La gouvernance pose en tout cas question, dès lors que les acteurs prenant part à la négociation et à la prise de décision ne sont pas élus. Harvey considère que la gouvernance va à l’encontre d’une démocratie représentative. En effet, qu’il s’agisse d’entreprises ou de différents « non elected advocacy groups », ONG et organisations grassroots, ce sont généralement des institutions non élues qui se

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chargent de négocier avec les organes publics (Harvey, 2005, p. 78). Les ONG, par exemple, justifient leur présence par le fait d’être de meilleures représentantes des besoins des gens que des gouvernements élus avec des taux d’abstention astronomiques et sujets à la méfiance des citoyens.

Swyngedouw et al vont jusqu’à parler d’une privatisation de la gouvernance :

« the new governance structures express the outcome of an ongoing renegotiation between the different levels of government – local, regional, national and European – and between public and private actors over competencies, decision-making powers, and funding.

The establishment of these new structures frequently involves massive redistribution of policy-making powers, competencies, and responsibilities away from local governments to often highly exclusive partnership agencies, a process that can be described as the ‘privatization of urban governance’” (Swyngedouw et al., 2002, p.

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Notons que, comme le montre Pinson (2009), la logique de la gouvernance va de pair avec celle du projet. En effet, derrière l’idée de projet il y a celle de garder toute une équipe de pilotage mobilisée. Celle-ci, généralement, déborde de l’administration. Mais, comme le précisent Swyngedouw et al, les projets ont la particularité d’être souvent autocentrés et déconnectés des dynamiques globales de la ville. Ainsi malgré l’élargissement des acteurs y prenant part, les citoyens sont généralement exclus de ces projets où leurs représentants ne sont pas en position de force (Swyngedouw et al., 2002). Même Pinson qui, au départ, se distancie de ces thèses, finit, en conclusion de son ouvrage sur le gouvernement par le projet, par reconnaître que la gouvernance des projets, en dépit de la thématique de la participation qui lui est liée, n’a pas apporté plus de démocratie mais a produit une nouvelle élite urbaine (Pinson, 2009).

2.3.2. Privatisation,  externalisation  :  L’action  publique  déconcentrée   Si la notion de gouvernance désigne l’élargissement des acteurs prenant part à la prise de décision et au suivi de politiques publiques, et marque l’entrée d’acteurs non élus et non administratifs dans la fabrique de l’action publique, l’insertion des acteurs non étatiques dans la fabrique de l’action publique se retrouve aussi au niveau de la détention d’infrastructures et de l’exploitation de services. Ils ne posent alors pas les mêmes problématiques, l’enjeu étant moins celle de la prise de décision non démocratique que celle du risque d’inégalité de traitement entre les lieux ou entre les catégories socioprofessionnelles. Lorrain (2002) montre que le partage des rôles entre public et privé dans la production du cadre bâti urbain s’est transformé au cours des années 1990.

Traditionnellement, les acteurs privés intervenaient principalement dans le secteur du BTP et au niveau du portage financier. En revanche, les réseaux

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urbains relevaient d’entreprises publiques. Mais les années 1990 ont vu le développement de firmes privées dans le secteur de la construction des réseaux urbains : électricité, eau, déchets. Selon Lorrain, cette prise de pouvoir du secteur privé sur la construction des réseaux s’explique par trois facteurs : l’évolution du capitalisme lui-même qui se déploie dans de nouvelles filières, la transformation de la matérialité des villes (plus complexes, elles comptent plus de réseaux donc demandent des interventions plus nombreuses, complexes et coûteuses), et la dérégulation accompagnée de la remise en cause des monopoles publics (Lorrain, 2002). La privatisation de domaines jusqu’ici dévolus aux institutions publiques est également légion dans la provision de services. Baron et Peyroux (2011) montrent la diversité des formes qu’elle prend dans le secteur de l’eau en Afrique. La privatisation passe en effet à la fois par de grands groupes de distribution, mais aussi par des arrangements avec de petits opérateurs privés jusqu’ici informels, voire par une gestion effectuée par des associations de propriétaires fonciers. Ce qui ressort de leurs travaux, c’est la multitude des acteurs privés à qui a affaire l’Etat dès lors qu’il se défait d’une partie de ses activités.

Dans le cas de l’externalisation de la construction comme dans celui de la fourniture de service, ce sont des entreprises qui non seulement effectuent le service mais en sont les détentrices. Le problème souvent mis en évidence est celui de l’inégalité de traitement : alors que les services publics doivent être égalitaires et universels, les entreprises privées n’ont pas cette obligation statutaire. Larner y voit un risque de transfert “away from democratically elected governments with a mandate to ensure universal service provision, towards private capital concerned primarily with furthering opportunities for accumulation”

(Larner, 2000, p. 8). Reste que ce sont deux formes de privatisation différentes.

L’une porte sur la propriété, par une entreprise, du bâtiment ou de l’infrastructure, l’autre sur l’externalisation, par l’Etat, de la fourniture d’un service. Dans les deux cas, c’est le secteur privé qui récupère l’activité, ce qui justifie le terme de privatisation ; mais différencier entre le terme de privatisation et celui d’externalisation ou outsourcing permet de mettre en lumière la multitude des incarnations du phénomène.

Les institutions publiques sont donc désormais aux prises avec des acteurs relevant du secteur privé tant dans leur pratique de gouvernement que dans la fourniture de services. Comme ont commencé à l’esquisser Baron et Peyroux (2011), le secteur privé n’est pas monolithique. Les associations en font aussi partie, et elles deviennent aujourd’hui des partenaires privilégiés de l’action publique, parce qu’elles incarnent un modèle d’organisation sociale valorisé.

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