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Libéralisme  et  néolibéralisme

1. Une  histoire  des  libéralismes

1.1. Libéralisme  et  néolibéralisme

Foucault consacre son cours « Naissance de la biopolitique », donné au Collège de France au début de l’année 1979, à la question du néolibéralisme, et retrace sa généalogie sur la période allant du 19e siècle aux années 1970, principalement en Allemagne, et secondairement en France et aux Etats-Unis.

Fidèle à sa démarche, Foucault estime que le libéralisme, et par extension le néolibéralisme, ne doit pas être pris comme une idéologie à analyser en bloc, mais comme une manière de faire, c’est-à-dire comme un ensemble de principes et de méthodes de rationalisation de l’exercice du gouvernement (Foucault, 2004a, p. 323). L’année 1979 n’est pas une date anodine, puisqu’elle marque l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Foucault donne donc ce cours au moment précis où émerge ce qui est aujourd’hui le

27 Je rappelle au lecteur que cette thèse prend comme posture le fait que l’agency du vivant soit une construction sociale contemporaine de la nature et non une posture de recherche à adopter. Elle s’intéresse donc aux thèses latouriennes en tant que représentantes de cette construction, mais emprunte aux STS un intérêt pour le rôle social des objets et techniques.

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symbole du néolibéralisme le plus combattif. Lui, donc, étudie l’amont du néolibéralisme, sa production réflexive par les libéraux du néolibéralisme, c’est-à-dire les pratiques qui vont être à son fondement, telles qu’elles se donnent, se réfléchissent, se rationalisent (Foucault, 2004a, p. 4).

1.1.1. Le  libéralisme  

Alors que, nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la raison d’Etat moderne maximalise la pratique gouvernementale pour mener l’Etat à son maximum de force dans un contexte d’équilibre des puissances européennes, l’Etat libéral, lui, prône la limitation intrinsèque de l’art de gouverner. Le politique ne doit plus être guidé par la mise à l’agenda mais par le principe de la limitation du gouvernement. L’émergence du libéralisme à la suite du mercantilisme et sa gestion volontariste des domaines politiques se caractérise, selon Foucault, par une nouvelle rationalité fondée sur trois piliers : la véridiction par le marché, qui, d’un mécanisme de justice qui répartissait les biens entre les gens, devient un mécanisme de fixation de prix ; la limitation de l’action gouvernementale non plus par le truchement du sage gouvernant, mais par le calcul, évolution permise par l’autonomisation de l’économie comme domaine de savoir ; et la considération de l’Europe comme une région à développement économique illimité par rapport à un marché mondial (Foucault, 2004a, p. 62). De fait, la question fondamentale devient, pour les gouvernants : « est-ce que je gouverne bien à la limite de ce trop et de ce trop peu que me fixe la nature des choses ? » (Foucault, 2004a, p. 21).

Par ailleurs, une certaine construction du rapport entre les individus et l’Etat est produite. D’une part, il est considéré que le meilleur moyen d’arriver à l’intérêt général est de cumuler les intérêts individuels. D’autre part, afin que ces intérêts individuels puissent s’exprimer, l’Etat doit maximiser la liberté formelle des acteurs. Le gouvernement est donc obligé de produire et de d’organiser les libertés (Foucault, 2004a, p. 65). Pour ce faire, il doit intervenir dans les conditions du marché et son fonctionnement. Or, cette intervention est dénoncée comme étant une menace pour les libertés. Cette contradiction est à la source de la crise de la gouvernementalité libérale, qui va se lire dans l’opposition croissante, dans les milieux de l’économie, à l’Etat.

1.1.2. L’ordolibéralisme  et  les  fondements  du  néolibéralisme  

C’est l’émergence de cette phobie d’Etat qui va entrainer le tournant entre libéralisme et néolibéralisme (Foucault, 2004a, p. 78). Cette répulsion pour l’économie dirigée et la planification est renforcée par les expériences fascistes.

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C’est en Allemagne que Foucault trouve, dès les années 1930, l’expression la plus forte de cette phobie d’Etat, en particulier auprès des ordolibéraux de l’Ecole de Fribourg. Pour ceux-ci, le nazisme aurait révélé le lien nécessaire entre l’organisation de l’économie par l’Etat et la croissance du très redouté pouvoir d’Etat (Foucault, 2004a, p. 116). Ils considèrent que la gestion étatique de l’économie constitue un invariant qui se retrouve autant chez Keynes que chez Hitler et Staline. D’où leur dénonciation des théories de Keynes. A l’inverse, ils vont demander à l’économie d’être le principe régulateur de l’Etat :

« un Etat sous surveillance de marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’Etat » (Foucault, 2004a, p. 120).

Le colloque Walter Lippmann, tenu à Paris en 1939, est un des moments clés de la structuration de la pensée néolibérale. Réunissant nombre d’intellectuels libéraux se donnant pour objectif de refonder le libéralisme, on y trouve des économistes comme Hayek, Röpke ou Von Mises. Les participants y définissent les bases d’un « libéralisme positif », c’est-à-dire d’un libéralisme intervenant (Foucault, 2004a, p. 138). Miksch y dit en effet : « il se peut bien que dans cette politique libérale le nombre des interventions économiques soit aussi grand que dans une politique planificatrice, mais c’est leur nature qui est différente » (Foucault, 2004a, p. 139). L’Etat, pour ces intellectuels, doit donc agir, mais son action doit se limiter à deux types d’interventions. L’action ordonnatrice d’une part, une action sur les conditions permettant de faire fonctionner un secteur donné comme un marché. L’action régulatrice, d’autre part, c’est-à-dire l’action sur les conditions du marché (Foucault, 2004a, p. 144). Le contrôle de l’inflation (VS maintien du pouvoir d’achat) et la politique de crédit (VS investissement public) sont les deux principales interventions, dont sont exclus les mécanismes de marché eux-mêmes.

Par ailleurs, pour les ordolibéraux, le rôle de l’Etat ne doit pas être d’annuler les effets antisociaux du marché, mais d’annuler les mécanismes anticoncurrentiels que pourrait susciter la société (Foucault, 2004a, p. 166). Pour eux, en effet, si certains effets du marché sont négatifs, ce n’est pas parce que le marché en soi les provoque, mais parce que les conditions du marché ne sont pas optimales pour que celui-ci puisse fonctionner au mieux. L’idée est de ne pas toucher aux lois du marché, mais de faire que ce soient elles qui soient au principe de la régulation économique générale, et donc de la régulation sociale (Foucault, 2004a, p. 172). De fait, les penseurs du néolibéralisme considèrent que la péréquation ne peut constituer un objectif, et que les transferts sociaux doivent être marginaux (Foucault, 2004a, p. 149). Plutôt que de demander à la société entière de garantir les individus contre des risques, on va demander à

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l’économie de faire en sorte que tout individu ait des revenus assez élevés pour qu’il puisse s’assurer lui-même. D’où le développement de politiques de capitalisation.

Pour Foucault, le néolibéralisme n’est donc pas la résurgence d’anciennes formes d’économies libérales, ni l’extension des rapports marchands dans la société ; il opère des déplacements par rapport au libéralisme. Ses théoriciens prônent, cette fois, non le « savoir laisser-faire » libéral, mais le « ne pas-laisser-faire le gouvernement », au nom d’une loi du marché jaugeant ses activités (Foucault, 2004a, p. 253). Si le marché reste un organe de véridiction, le mécanisme régulateur n’est plus tant l’échange de marchandises que les mécanismes de la concurrence. Ceux-ci, d’ailleurs, se diffusent dans l’ensemble de la société. En effet, ses penseurs imaginent la constitution d’une trame sociale dans laquelle les unités de base – collectivités mais aussi individus - fonctionneraient sur le modèle concurrentiel de l’entreprise (Foucault, 2004a, p.

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Au final, le cadre de pensée développé par les ordolibéraux et les premiers néolibéraux se caractérise, si l’on suit Foucault, par trois éléments, tous opposés à l’intervention de l’Etat dans les mécanismes de l’économie. D’une part, il place le marché comme institution centrale, mais non plus tant pour la régulation des échanges qu’il permet, que pour la concurrence à qui il offre un cadre. D’autre part, il étend la logique d’entreprise à tous les secteurs sur lesquels opère le gouvernement. Enfin, le principe redistributif fonctionnant par péréquation est mis en question au profit de celui de la capitalisation, dans l’idée de mettre chacun en capacité de capitaliser sur soi.