• Aucun résultat trouvé

La nécessité de l’expertise en authentification : un domaine en crise

PARTIE 1 – PORTRAIT HOLISTIQUE DU MARCHÉ DE L’ART : PRINCIPAU

1. Authenticité et acte d’authentification de l’œuvre : la pierre d’assise du marché de

1.3. La nécessité de l’expertise en authentification : un domaine en crise

Pour terminer ce premier chapitre, nous aborderons la réalité actuelle du marché de l’art, qui est considérée comme étant en crise. En effet, le nombre grandissant de litiges attribuables à des authentifications erronées plonge le marché de l’art dans des circonstances improbables. Plusieurs fondations d’artistes, experts ou professeurs d’histoire de l’art refusent maintenant d’authentifier des œuvres en raison des coûts associés aux poursuites dont ils peuvent faire l’objet. Ils évitent même de donner leur opinion à quiconque si celle-ci peut affecter la valeur de l’œuvre.88 Par exemple, dans l’affaire Bilinski v Keith Haring

Found. Inc., des collectionneurs d’art ont poursuivi la fondation au nom de Keith Haring

après que celle-ci ait infirmé l’authenticité de 111 œuvres de l’artiste.89 À la suite de ce

procès, la fondation a cessé d’authentifier les œuvres de Haring en raison de la menace

88 Justine Mitsuko Bonner, supra note 23 à la p 31.

grandissante de poursuites similaires.90 Plusieurs fondations du même genre ont aussi cessé

l’authentification d’œuvres, dont celles de Picasso, Jackson Pollock, Roy Lichtenstein, et Jean-Michel Basquiat.91 Manifestement, le nombre de poursuites est en augmentation depuis

les années 1980, et encore plus depuis les années 200092, ce qui a également pour

conséquence d’accroitre le coût des assurances en responsabilité professionnelle pour les experts en art. Un expert français expose avec justesse la situation décrite ci-dessus :

Avec la judiciarisation, un phénomène très général qui nous vient des États-Unis, la tentation est très forte de poursuivre la maison de vente ou l’expert à qui on a quelque chose à reprocher. Cette judiciarisation s’explique aussi par la hausse de la valeur des objets d’art. Depuis les années 1980, il y a eu une hausse vraiment très importante de la valeur des objets, avec des phénomènes de spéculation, surtout dans les années 1980, très importants, suivi de chutes spectaculaires. Ces retournements de marché encouragent les actions judiciaires, parce que quand vous avez acheté un objet à un prix X, de 100 000 euros, si le marché se retourne, qu’il ne veut plus que 20 000 euros, vous allez chercher par tous les moyens à casser la vente qui vous a rendu propriétaire de cet objet. C’est ce qui va rendre les clients beaucoup plus agressifs.93

Avant cette judiciarisation incandescente, les experts en art pouvaient normalement s’exprimer librement quant à leur opinion sur l’authenticité d’une œuvre grâce à leurs connaissances, leur expérience et leur intuition.94 Il va sans dire que tous ces retournements

au sein du marché de l’art ont pour effet de nuire non seulement aux connaissances et à l’évolution de l’histoire de l’art, mais également à la réputation et à l’intégrité du marché.95

Face à cette instabilité, les fraudeurs s’imposent davantage. D’ailleurs, une décision de la Cour d’appel de l’Ontario rendue en septembre 2019 a permis de découvrir l’existence de

90 Jennifer Maloney, « The Deep Freeze in Art Authentication: Costly Litigation Has Forced Foundations from Warhol to Haring to Fold Their Authentication Boards » [2014] Wall St J, en ligne : Wall Street Journal <http://www.wsj.com/articles/SB10001424052702304279904579518093886991908.>.

91 Eileen Kinsella, « A Matter of Opinion: Concerns About Liability Have Led Several Artist’s Foundations to Stop Authenticating Their Work » [2012] ArtNews, en ligne : ArtNews <http:// www.artnews.com/2012/02/28/a-matter-of-opinion;>; Michael H Miller, « Basquiat’s Authentication Committee to Disband in September 2012 » [2012] Observer, en ligne : Observer <http://observer. com/2012/01/basquiats-authentication-committee-to-disband-in-september-2012>.

92 François Le Moine, supra note 18 à la p 61. 93 Éric Turquin, supra note 42 à la p 24.

94 Justine Mitsuko Bonner, supra note 23 à la p 30. 95 Ibid aux pp 21‑35.

plus de 3000 œuvres contrefaites de l’artiste canadien réputé Norval Morrisseau. Depuis, la fondation de l’artiste refuse de délivrer des certificats d’authenticité en raison des risques de litige trop élevés.96 Nous traiterons de cette affaire plus en détail dans le prochain chapitre,

puisqu’elle concerne surtout les questions relatives à la provenance de l’œuvre. Cette crise de l’expertise en authentification est plus marquée aux États-Unis. En l’espèce, très peu de poursuites se terminent par la condamnation des experts et spécialistes. Le réel fardeau découle des coûts juridiques et financiers reliés à une défense en Cour, qui, comme nous l’avons vu, instaure un climat de peur et de réticence au sein du marché. Des changements sont donc nécessaires et primordiaux. Pour certains, il faudrait que le système juridique prévoie certaines balises pour protéger les experts contre les poursuites judiciaires de manière à ce qu’ils puissent poursuivre leurs activités sans crainte. D’ailleurs, l’État de New York avait proposé un projet de loi en 2016 – qui ne fut toutefois pas adopté – augmentant le fardeau de preuve pour accroitre la protection des experts en authentification et leur permettant de recouvrer les frais de justice encourus en cas de victoire.97

Nous pouvons en conclure que le marché de l’art est particulièrement susceptible d’être l’objet de fraudes et de contrefaçons en raison des difficultés engendrées par la crise de l’authentification. Comme nous l’avons vu, de moins en moins d’experts sont prêts à donner leur opinion sur une œuvre et son authenticité. Tant que la situation persistera, il en résultera des conséquences irréparables pour l’histoire de l’art ainsi que notre culture. Sans la participation d’experts en authentification, on ne peut assurer le futur du marché de l’art. Pour l’instant, comme l’exprime le président de la fondation d’Andy Warhol : « [F]rivoulous lawsuits have a broad, chilling effect on art historians ».98

96 Hearn v Maslak-Mcleod Gallery Inc, 2018 ONSC 2918 au para 56.

97 Anne-Sophie Nardon, La responsabilité des comités en droit américain, Institut national d’histoire de l’art de Paris (INHA), Paris, Colloque : Les comités d’artistes, approches juridiques, 11 mai 2016, en ligne : <http://artdroit.org/wp-content/uploads/2016/10/ACTES-DU-COLLOQUE-COMITES-ARTISTES.pdf>. 98 Tracy Zwick, « Good News for People Who Bear Bad News: Legislators Seek to Shield Art Authenticators »,

Art in America (2014), en ligne : Art in America <https://www.artnews.com/art-in-america/features/good-

news-for-people-who-bear-bad-news-new-york-legislators-seek-to-shield-art-authenticators-from-frivolous- lawsuits-59775/> (consulté le 29 mai 2020).

Le dernier chapitre nous a permis de comprendre l’importance du caractère authentique d’un objet d’art pour ce marché. Nous avons également pu en dégager une définition plus précise qui prévoit que l’œuvre est authentique « lorsqu’elle est véritablement ce qu’on prétend qu’elle est ».99 De ce fait, nous avons également vu que le travail d’un intermédiaire était

nécessaire dans ce contexte et pour être garant de l’authenticité. Effectivement, la personne qui prétend qu’une œuvre ou un objet d’art est authentique engagera dès lors sa responsabilité, puisque le métier d’expert n’est pas réglementé en soi. Il a par la suite été établi que différents outils sont à la merci des intervenants du marché de l’art tels que le catalogue raisonné, un répertoire à l’image d’une biographie de toutes les œuvres d’un artiste, et le certificat d’authenticité, visant à attester de l’authenticité d’une œuvre officiellement. Enfin, il a été exposé qu’une augmentation de la judiciarisation empêche aujourd’hui les experts d’effectuer leur travail dans des conditions convenables, ce qui rend le marché de l’art instable : il est marqué par des problèmes d’intégrité, surtout parce que l’art est perçu comme un investissement par plusieurs.