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L’incidence de l’affaire Morrisseau pour les questions de provenance

PARTIE 1 – PORTRAIT HOLISTIQUE DU MARCHÉ DE L’ART : PRINCIPAU

2. Esquisses de la provenance de l’œuvre d’art : un concept abstrait, mais essentiel

2.3. L’incidence de l’affaire Morrisseau pour les questions de provenance

Une décision récente rendue en septembre 2019 par la Cour d’appel de l’Ontario120

illustre l’importance de la provenance pour toutes les parties impliquées dans la vente d’une œuvre d’art. Quoique cette affaire ne s’applique pas d’office au Québec ou ailleurs, mais seulement en Ontario, il s’agit d’une décision significative pour le marché de l’art canadien pour les enjeux reliés à la provenance.

Norval Morrisseau, d’origine anishinabé, est l’un des artistes canadiens les plus réputés de son temps. Il est souvent considéré comme le « Mishomis, ou le grand-père, de l’art autochtone contemporain au Canada ».121 Autodidacte, il a amorcé sa carrière artistique au

cours des années 1950, alors dans sa vingtaine. Ses toiles vives et colorées, inspirées des légendes amérindiennes et empreintes de spiritualité, lui ont octroyé une reconnaissance internationale, notamment grâce à l’artiste canadien Jack Pollock, qui l’a accompagné tout au long de sa carrière.

Au cours de sa vie, Morrisseau a réalisé des milliers d’œuvres. Malheureusement, son succès et l’environnement dans lequel il évoluait ont attiré l’attention de certains individus moins bien intentionnés. En effet, l’enquête préalable à l’affaire a permis de découvrir un large réseau criminel de fabrication et de trafic de faux Morrisseau, dont plus de 3000 imitations

120 Hearn v McLeod Estate, 2019 ONCA 682.

121 Carmen Robertson, Norval Morrisseau : Sa vie et son œuvre, Institut de l’art canadien, Toronto, 2016 à la p 3, en ligne : <https://www.aci-iac.ca/francais/livres-dart/norval-morrisseau>.

de ses œuvres. Un documentaire réalisé par Jamie Jastner et paru en avril 2019, quelques mois avant la décision de la Cour d’appel, a d’ailleurs démontré l’obscurité de cette organisation et les horreurs vécues par certaines des personnes impliquées.

La Cour d’appel de l’Ontario s’est penchée sur deux questions essentielles du marché de l’art dans cette affaire, soit l’authenticité et la provenance de l’œuvre. Quoique l’authenticité de l’œuvre en litige ne fut pas déterminée par ce jugement, c’est pour les questions de provenance qu’il a eu un impact. Dorénavant, il est établi que les marchands d’art doivent faire preuve d’un niveau de transparence élevé lorsqu’ils fournissent des preuves de provenance, au risque de se faire accuser de fraude. La pratique douteuse de certains commerçants et marchands d’art, sans papiers ni reçus, est maintenant vivement découragée par cette décision.122

Les faits de cette affaire révèlent que le musicien Kevin Hearn aurait acheté la toile « Spirit Energy of Mother Earth » en 2005 à la galerie d’art Maslak-McLeod de Toronto. Il avait rencontré à quelques reprises le propriétaire de la galerie, monsieur Joseph McLeod, qui représentait à l’époque le fils de Norval Morrisseau, lui aussi artiste. Hearn, qui désirait se procurer une toile de l’artiste depuis longtemps, savait que des faux de Morrisseau circulaient sur le marché. Toutefois, cette galerie lui paraissait plutôt fiable, étant donné qu’elle représentait un proche de Morrisseau et que Joseph McLeod affirmait le connaître personnellement.

Cinq ans après l’achat de la toile, en juin 2010, Hearn est invité à exposer sa collection personnelle au Musée des beaux-arts de l’Ontario. Puis, quelques semaines après l’ouverture de l’exposition, il reçoit un courriel lui indiquant que sa toile a été retirée du musée par Gerald Mcmaster, le conservateur principal de l’exposition, qui constate que l’œuvre est « très probablement un faux ». Hearn contacte alors immédiatement la galerie à Toronto pour obtenir des réponses sur ces affirmations. Joseph McLeod lui fournit des documents de provenance à deux reprises pour l’assurer de l’authenticité de l’œuvre. La première liste contient 3 noms : le premier nom qui figure sur la liste est un avide collectionneur, qui n’a

jamais vu cette œuvre et qui n’a encore moins jamais été propriétaire. Le deuxième nom qui apparaît sur la liste n’existe pas, et le troisième nom existe, mais n’a jamais vu l’œuvre de toute sa vie.

Cependant, ces deux documents de provenance ont été falsifiés : les informations qu’ils contiennent ont été inventées. Hearn décide alors de poursuivre la galerie, qui refuse de collaborer. En fait, selon McLeod, le remboursement de cette œuvre aurait entraîné une série d’événements qui aurait pu causer la fermeture de la galerie. Le demandeur prétend alors que celle-ci lui aurait vendu un faux de Norval Morrisseau accompagné d’une fausse déclaration de provenance. Il réclame le prix d’achat de l’œuvre en 2005, soit 20 000 $, et un montant supplémentaire de 25 000 $ pour la perte de rendement de l’investissement sur cette toile. Enfin, il demande également des dommages punitifs de 50 000 $. Bien qu’un large réseau criminel de fraudeurs artistiques ait été décelé grâce à cette affaire, il n’a pas été prouvé que la toile « Spirit Energy of Mother Earth » était fausse puisqu’aucun des témoins ne reconnaissait l’œuvre litigieuse. En première instance, l’action du demandeur est rejetée. La décision en appel, rendue en septembre 2019, effectue un pivot. En effet, selon le juge, la fourniture de documents de provenance valides était une condition d’achat pour Kevin Hearn, et faisait partie des termes du contrat selon lui. De ce fait, puisque les deux documents de provenance étaient faux, il en convient que l’acheteur n’a pas obtenu ce pour quoi il avait contracté. Le juge a donc décidé dans ce contexte que l’appelant était en droit de recevoir un montant de 50 000 $ en réparation et 10 000 $ en dommages-intérêts punitifs.

Ce dernier chapitre est venu éclairer sur les distinctions entre le concept de provenance et celui d’authenticité. En réalité, comme nous l’avons vu, la provenance correspond à la chaîne de propriété qui sépare l’acheteur du créateur de l’œuvre. En effet, une œuvre peut être authentique, mais avoir été dérobée à autrui à un certain moment, et maintenant présenter une fausse provenance. Il demeure que dans bien des cas, l’œuvre pour laquelle la provenance a été falsifiée est souvent un faux. Malheureusement, la provenance complète d’une œuvre est une exception. D’une part, car il est difficile de conserver de tels documents pendant aussi longtemps, et, d’autre part, parce les titres de provenance d’une œuvre n’ont pas toujours eu l’importance qu’ils ont aujourd’hui. Nous avons constaté qu’il existe certains outils pour

déterminer la provenance d’une œuvre, mais que le marché reste au dépourvu d’une véritable ressource globale à ce titre. Enfin, il demeure que certaines situations décevantes auraient pu être évitées, dont l’affaire Morrisseau, par la mise en place d’un registre de confiance permettant de vérifier la provenance des objets d’art qui circulent sur le marché.

3. L’exercice de détermination de la valeur de l’art et du sens de son prix : enjeux de transparence

Le troisième chapitre de cette première partie mettra en valeur les questions relatives à la détermination de la valeur de l’art, mais aussi du sens de son prix. En tout et pour tout, nous pourrons en conclure qu’il en résulte un grave manque de transparence sur le marché. En effet, les spécificités du marché et le manque d’accès à l’information en font un milieu très particulier, notamment en matière de réglementation.