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PARTIE 2 – NOUVEAU PARADIGME POUR LE MARCHÉ DE L’ART : SA

3. Les limites à l’utilisation de la chaîne de blocs au sein du marché de l’art : une

3.2. Les défis techniques d’opération de la chaîne de blocs

Les défis techniques d’opération de la chaîne de blocs sont tout aussi importants que les défis de nature technologique. Dans ce sous-chapitre, nous verrons d’abord que la décentralisation proposée pourrait potentiellement entrer en conflit avec la nécessité d’un intermédiaire responsable en cas de litige. Autrement, il demeure que le rattachement du titre ou de l’objet d’art sur la chaîne de blocs est très difficile à opérer. Enfin, nous pourrons aussi constater une certaine contradiction entre la transparence proposée et le désir de confidentialité de la plupart des intervenants.

3.2.1. La décentralisation proposée et le règlement des différends : nécessité d’un intermédiaire responsable en cas de litige

L’architecture selon laquelle le marché de l’art fonctionne actuellement prévoit qu’il y a normalement un tiers de confiance responsable de la validité des données fournies, de l’authentification d’une œuvre et de sa provenance : le galeriste, le marchand d’art, la maison d’enchères, l’expert, l’évaluateur, ou quiconque se prononce à ce sujet. Dans le cadre

276 Sebastian Tory-Pratt, supra note 231.

277 Everett Muzzy, « Blockchain explained : What Is Proof of Stake? » (15 mai 2020), en ligne : Consensys <https://consensys.net/blog/blockchain-explained/what-is-proof-of-

stake/#:~:text=Ethereum%202.0%20is%20a%20Proof,with%20Phase%200%20in%202020.&text=The%20ne twork%20will%20require%20at,to%20be%20distributed%20to%20validators.> (consulté le 24 juillet 2020). 278 Institut de gouvernance numérique, supra note 174 à la p 23.

de l’utilisation de la chaîne de blocs, l’on se retrouve devant une zone grise quant à ce fameux tiers de confiance, « [c]ar son rôle sera confié à une pluralité d’acteurs ».279

La technologie de chaîne de blocs, par la décentralisation, ne permet pas toujours « d’identifier un acteur juridiquement responsable de [la sécurité du système de confiance], qui rendrait compte au client et aux autorités de régulation ».280 Ainsi, il faut se questionner

quant aux litiges pouvant survenir suite à la vente d’une œuvre dont l’authenticité a été établie grâce à la chaîne de blocs : peut-on remettre en cause la technologie et contre qui l’acheteur peut-il agir? Les technologies décentralisées ne permet[ent] pas d’identifier un acteur juridiquement responsable de sa sécurité, qui rendrait compte aux clients […] et aux autorités de régulation ».281 En réalité, l’action contre le vendeur semble possible, mais « l’absence de

centralisation ne permet pas (ou difficilement) de trouver un professionnel responsable ».282

Aujourd’hui, il existe une certaine propension à croire que la chaîne de blocs représente une menace pour toute personne œuvrant à titre d’intermédiaire, car cette technologie supporte la désintermédiation et qu’elle peut prétendument assurer le rôle des intermédiaires de façon beaucoup plus rapide et efficace. Toutefois, nous nous devons de démentir ces affirmations quant à la majorité des intermédiaires du marché de l’art. En effet, le rôle des intermédiaires dans le marché de l’art en est un qui ne pourrait vraisemblablement être remplacé par la chaîne de blocs. L’expert et l’évaluateur, entre autres, se chargent non seulement d’authentifier et d’établir la provenance des œuvres, mais aussi de conseiller les acheteurs et collectionneurs quant aux risques qui existent dans une transaction ou une autre. Bien que l’intelligence artificielle pourrait peut-être un jour remplir ce rôle, ce n'est pas une caractéristique de la chaîne de blocs. Ainsi, il faut retenir que l’implication de la chaîne de blocs au sein de ce marché ne signifie pas d’éliminer tous les intermédiaires. Bien sûr, l’économie globale est en plein changement et les nouvelles générations tendent de plus en

279 Olivier Lasmoles, « La difficile appréhension des blockchains par le droit » (2018) t. XXXII:4 Revue internationale de droit économique 453‑469, en ligne : Cairn.info <https://www.cairn.info/revue-internationale- de-droit-economique-2018-4-page-453.htm>.

280 Nathalie Beaudemoulin, Didier Warzée et Thierry Bedoin, « Les enjeux de la Blockchain pour la Banque de France et l’Autorité de Contrôle prudentiel et de Résolution (ACPR) » (2017) 2017:3 Annales des mines - Réalites industrielles 29‑33 à la p 29.

281 Ibid à la p 30.

plus vers le commerce digital, alors il est certain que les marchands d’art auront aussi à se réinventer pour survivre, mais force est de constater que la chaîne de blocs pourrait être un atout pour eux dans cette transformation. De prime abord, il est inévitable que « le tiers de confiance aura toute sa place dans le développement de cette technologie ».283

3.2.2. La numérisation d’un titre sur la chaîne de blocs et son difficile rattachement à l’œuvre matérielle

Force est de constater que la chaîne de blocs est beaucoup plus adaptée aux actifs dématérialisés. Dans ce sens, l’une des difficultés les plus importantes est d’arriver à établir le lien entre la chaîne de blocs – ou le jeton – et l’objet matériel qu’il représente. D’abord, il faudrait hacher les informations concernant une oeuvre « sous forme d’une empreinte numérique, dans la blockchain, puis d’y ancrer cette empreinte ».284 Mais ensuite, il demeure

que la chaîne de blocs ne fait que conserver des données immatérielles. Le titre représentant l’œuvre d’art matérielle n’y est donc aucunement rattaché. Il faut alors se demander comment la chaîne de blocs pourrait-elle empêcher des fraudeurs de remplacer une œuvre authentique par un faux, qui pourrait ensuite être transféré avec le bon certificat d’authenticité et de provenance. En l’occurrence, il y a plusieurs réponses différentes. D’abord, il n’y a pas de plus-value à agir de la sorte. Comme nous l’avons vu, la valeur d’une œuvre provient de sa provenance. Ainsi, le fait de transférer des titres de provenance et d’authenticité avec un faux ne ferait que diminuer la valeur de l’œuvre authentique qu’il possède toujours, puisqu’il n’aurait pas de documents authentiques pour cette dernière. En outre, il est difficile de vendre une œuvre pour laquelle les documents de provenance et d’authenticité sont de basse qualité. D’autant plus, nous avons vu qu’il est possible d’enregistrer les œuvres d’art volées sur différents registres, empêchant par le fait même leur revente. Enfin, il semblerait qu’il faille retenir que les solutions proposées sur la chaîne de blocs, quoiqu’elles ne soient pas parfaites, sont tout de même une amélioration du statu quo, qui est encore plus fragile et sujet à ce type de fraude.

283 Olivier Lasmoles, supra note 279.

En l’occurrence, quelques solutions, faisant usage des contrats intelligents, des objets connectés et de différentes nouvelles techniques, permettent néanmoins de définir ce lien plus nettement. Par exemple, l’initiative DUST Identity, fondée en 2018 au Massachusetts, permet d’authentifier des objets et de les connecter avec leur titre digital à l’aide d’une technologie de nanodiamants.285 Ils ont effectivement saisi que la chaîne de blocs comportait

une limite sérieuse : « The challenge with blockchain, however, is that it lacks an anchor in the physical world to define the initial root of trust ».286 Le terme « DUST » provient de

l’expression « Diamond Unclonable Security Tag », une technologie permettant de créer une identité inviolable à l’aide de nanodiamants d’ingénierie quantique destinée aux objets matériels.287 Chaque empreinte digitale de nanodiamants compte 10 230 identifiants uniques

et la technologie inhérente aux systèmes nanométriques protège contre toute reproduction. Malgré ce que certains pourraient croire, cette technologie est offerte à très faibles coûts comparativement aux méthodes d’identification existantes. De plus, la poussière de nanodiamants a pour mérite d’être nettement plus durable, et ce, dans toutes sortes d’environnement et sur le long terme. D’autres solutions de marquage d’objets telles que l’encre sécurisée, les codes QR, les puces RFID ou NFC, ou les autocollants hologrammes, sont moins durables et moins sécuritaires. En effet, dans l’éventualité où elles sont compromises, l’ensemble de l’architecture du système et sa sécurité sont menacés.288

D’autant plus, les nanodiamants peuvent être insérés dans pratiquement n’importe quel type de produits et la liaison entre l’objet physique et son titre numérique peut être ancrée dans un registre distribué sur la chaîne de blocs.289 Un autre attribut de DUST Identity est la

possibilité de suivre les emplacements où se trouve un objet en temps réel par le biais de services de localisation connectés.

Dans un système comme celui du Bitcoin, il y a une cohérence presque parfaite. Les transactions obéissent aux règles établies par la chaîne de blocs et il ne peut y avoir

285 « DUST Identity », en ligne : Dust Identity <https://dustidentity.com/> (consulté le 21 mars 2020).

286 DUST Identity, White Paper : How to Build Trust & Drive Accountability Across the End-to-End Value

Chain, Massachusetts, DUST Identity, 2019 à la p 3, en ligne : <https://f.hubspotusercontent30.net/hubfs/5113234/resources/White%20Paper%20Final_How%20to%20Buil d%20Trust.pdf> (consulté le 17 juillet 2020).

287 note 285.

288 DUST Identity, supra note 286 à la p 2. 289 Ibid à la p 3.

d’exceptions. Or, le marché de l’art est rempli d’exceptions, et l’erreur, comme on le dit, est humaine. En outre, la chaîne de blocs et les fonctions qu’elle propose pour le marché de l’art « sont optimales lorsqu’on utilise celle-ci du début à la fin du cycle de vie d’un projet ».290

Or, la grande majorité des œuvres qui circulent sur le marché de l’art ont été conçues il y a des années. Ces œuvres créées dans le passé n’auraient qu’un historique immuable sur la chaîne de blocs à partir du moment où ils y seraient ajoutés. C’est d’ailleurs pourquoi les maisons de vente aux enchères, qui ont déjà une autorité sur le marché, sont dans une excellente position pour promouvoir l’utilisation de la chaîne de blocs sur le marché, car elles compilent déjà toutes les informations relatives aux œuvres telles que la provenance, les reçus de vente, les évaluations, les certificats d’authenticité et les attributs physiques des œuvres. De la sorte, ils peuvent garantir l’immuabilité des informations de par leur réputation, contrairement à d’autres individus. Il faut tout de même avouer que la chaîne de blocs semble plus idéale pour les œuvres d’art qui peuvent être enregistrées par l’artiste lui-même, dès leur création. Enfin, il nous est important de mentionner que l’utilisation de telles méthodes, dont la technologie développée par DUST Identity, pourrait potentiellement menacer l’intégrité physique des œuvres. D’autant plus, les services tels que proposés pour établir le lien entre la chaîne de blocs et les actifs matériaux nécessitent l’intervention d’un tiers, ce qui vient miner l’objectif principal de décentralisation.

3.2.3. La transparence proposée et le désir de confidentialité chez l’acheteur et l’artiste : appréciation du potentiel de la chaîne de blocs privée

Un autre dilemme que nous avons pu observer sur le marché de l’art tient au manque de transparence. Or, la chaîne de blocs fonctionne fondamentalement selon le principe du pseudonyme. D’un côté, cela peut venir rassurer les acteurs du marché de l’art qui souhaitent conserver un certain niveau de confidentialité. Toutefois, d’un autre côté, l’utilisation de pseudonyme peut encourager la fraude et la contrefaçon. C’est pourquoi l’utilisation d’une chaîne de blocs privée, où l’identité des individus est vérifiée, serait préférable pour balancer l’équilibre fragile entre la chaîne de blocs et notre monde réel. Toutefois, on ne peut ignorer la contradiction entre la nécessité de transparence sur les prix,

qui est louable pour l'acheteur, et la volonté des marchands d’art et des artistes de faire évoluer leur cote de façon naturelle sur le marché.291 En effet, « [s]i les prix affichés par le

biais des chaînes de blocs ne peuvent plus être discutés, il y a un risque de figer la cote d'un artiste et de tuer toute velléité de faire une plus-value ».292

De surcroit, les chaînes de blocs publiques permettent d’avoir accès de manière transparente à toutes les transactions effectuées, ce qui pourrait entrer en contradiction avec le réel désir des acheteurs de conserver la confidentialité de leurs activités. À cette question de transparence prévaut également la question de protection des données personnelles. Quoique l’utilisation de pseudonymes sur les chaînes de blocs permet « de limiter les risques au regard des données personnelles pouvant être recueillies par cette nouvelle technologie »293, il

demeure que le pseudonymat peut s’avérer problématique lorsqu’il est question d’infractions. Toutefois, en ce qui a trait aux blockchains privées et hybrides, il est possible de recueillir les informations des marchands d’art, comme le propose Codex pour ses « comptes vérifiés » tel que constaté dans le chapitre préalable.