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Mourir vieux et trop vite

La maladie de son frère l’a obligée à ne pas partir en voyage mais elle s’est promis de remédier à la situation : le mois prochain, elle ira en Inde. Le billet d’avion est réservé comme le sont le chauf-feur-guide indien, les hôtels et sa fidèle amie Irène qui fera le voyage avec elle.

Le matin du départ, contrairement à son habitude, elle se sent un peu nerveuse. Tout à coup, le chiffre de son âge imprimé sur son passeport l’insécurise, puis elle l’oublie. Ce jour-là, elle trouve les procédures à l’aéroport excessivement longues et puis le vol est retardé. Elle craint de manquer sa correspondance. Irène tente sans succès de la rassurer.

Enfin, elles partent. Le vol se passe somme toute bien, les agents de bord sont gentils, Adèle réussit même à dormir un peu.

Elle pense comment les gens vont la trouver en forme de pouvoir encore faire vingt heures de vol sans se plaindre. Elle n’est jamais allée en Inde. Quelque chose de la petite fille en elle s’excite à l’idée de découvrir cette civilisation qu’elle ne connaît pas.

Quand elles descendent de l’avion, la première chose qui la frappe est la chaleur suffocante : il fait quarante degrés mais on en ressent cinquante-deux. Heureusement qu’elle n’est pas obèse. Elle respire profondément et commande un taxi.

L’hôtel étant éloigné de l’aéroport, la course à travers Delhi lui paraît longue. Les fenêtres de la voiture sont fermées en raison de la nécessaire climatisation. L’immense foule compacte qui occupe les rues l’affole un peu. Elle ressent tout à coup la fatigue du voyage.

Puisqu’il est vingt-deux heures, c’est heureusement le temps de se mettre au lit. Elle avale le succédané de repas qu’elle traîne toujours avec elle en voyage et se vautre dans les draps de cet hôtel « pas si mal pour le prix ». Elle s’endort avant d’avoir compté jusqu’à dix.

Quand elle s’éveille après plusieurs heures de repos, elle res-sent encore la fatigue. « Bon, à quatre-vingt-huit ans, c’est normal ! » pense-t-elle. Elle se lève et se dirige vers la salle de bains pour faire son premier pipi du jour. Se relevant machinalement du siège, elle pose sa main sur le levier de la chasse d’eau, puis laisse échapper un cri lorsqu’elle voit que le contenu de la cuvette est rouge sang. Elle se regarde et constate que le sang vient d’elle-même. Elle se met à

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voir des points noirs quand heureusement Irène lui crie : « Adèle, as-tu besoin d’aide ? » Adèle ne répond pas mais ouvre la porte de la salle de bains. Avec des signes, elle montre le contenu sanguin de la toilette. Irène lui dit :

— Tu saignes. Ça vient d’où ?

Retrouvant sa faculté de parler, Adèle lui explique :

— Je n’ai jamais eu ça. Voilà quarante ans que je n’ai plus de menstruations. Penses-tu qu’on va pouvoir trouver un médecin ici ?

— Bien sûr, bien sûr, la rassure Irène. J’avais justement noté les numéros de la clinique universitaire pour étrangers.

— Alors, il faut que tu les appelles. Moi, j’ai un mal fou avec leur accent, ordonne Adèle qui reprend progressivement ses couleurs.

Le rendez-vous est obtenu le jour même. Les deux femmes ont le temps de prendre un petit-déjeuner léger (Adèle n’a pas faim) et de marcher un peu autour de l’hôtel. L’angoisse qui étreint Adèle l’empêche de réaliser qu’elle est au bout du monde. Puis, midi sonne, elles peuvent se rendre à la clinique de l’université.

Le médecin indien qui les reçoit porte un turban et il est d’une gentillesse extrême. Il risque même quelques mots de français car il a étudié à Londres et fait plusieurs fois le voyage sur Paris lorsqu’il avait des fins de semaine de congé. Il examine Adèle avec beaucoup de douceur et de délicatesse. Après l’examen, il déclare en anglais :

— Madame, pour en savoir plus, il faudra une scintigraphie assistée par ordinateur. Par bonheur, nous venons de recevoir à la clinique le dernier-né de ces appareils. Toutefois, il faut débourser cinq cents dollars américains pour passer le test.

— Je n’ai pas cet argent sur moi, répond Adèle, mais vous acceptez sûrement une carte de crédit.

Le médecin répond :

— Naturellement ! Dans ce cas, passez à l’étage du dessus.

Avec votre carte de crédit, vous subirez l’examen d’ici une heure.

Après, revenez ici.

Malgré son âge, Adèle n’a jamais passé ce genre de tests ra-diologiques. Elle est impressionnée par le volume de l’appareil qui va littéralement l’avaler pour prendre les clichés. Les infirmières, avec

leur point rouge au milieu du front, lui expliquent tout en hindi. Elle comprend qu’elles doivent l’immobiliser sur la planche d’examen à l’aide de sangles afin qu’elle ne fasse pas de mouvements qui pour-raient invalider le test mais elle ne trouve pas cela très rassurant.

En moins de vingt minutes toutefois, l’examen est terminé et l’on retourne les deux femmes au bureau du médecin qu’elles ont vu au début de l’après-midi.

Lorsqu’il leur ouvre la porte, le médecin au turban a redoublé d’affabilité. Il les fait asseoir dans des fauteuils et il leur offre même le thé car il est quatre heures de l’après-midi. Les femmes déclinent poliment. Le médecin saisit la théière en porcelaine de Chine et s’en verse une tasse. Après sa première gorgée, il entame la discussion :

— Mesdames, est-ce la première fois que vous venez en Inde ?

— Oui, tout à fait, répondent les femmes, surprises.

— C’est un pays magnifique, n’est-ce pas ?

— Euh, c’est que nous sommes arrivées hier, répond Irène.

— Vous avez choisi une excursion pour le Taj Mahal j’espère ? s’enquiert le médecin qui semble regretter de ne pas avoir été guide touristique.

— Docteur, interrompt Adèle, je m’excuse, mais je n’ai pas beaucoup la tête aux visites touristiques. Pouvez-vous s’il vous plaît me dire ce que j’ai ?

Le docteur au turban prend une mine contrariée.

— Nous ne sommes pas si pressés, ajoute-t-il.

— Non, peut-être que vous, vous n’êtes pas pressé, mais moi, je suis ici pour savoir ce que j’ai. C’est pour cette raison que je viens de payer cinq cents dollars, s’impatiente Adèle.

Le médecin plisse les lèvres en signe de dégoût, puis il lance avec une certaine désinvolture, en détachant bien chaque syllabe :

— Madame, les radiographies que nous avons faites nous ré-vèlent que vous avez ce qui est sans doute un cancer dans la vessie, dans le rein et dans le foie.

— Comment ? fait Adèle interloquée.

Le médecin répète exactement la même phrase. Adèle, la bouche ouverte, le fixe six secondes puis, se tournant vers Irène, déclare en québécois :

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— Viens-t’en, Irène. On s’en retourne à Montréal ! Et elle demande au médecin les résultats du test.

— Aucun problème, répond-il, cependant, pour le DVD de vo-tre scintigraphie, il va falloir débourser deux cent cinquante dollars de plus.

— À quoi bon s’obstiner, dit Adèle à sa copine. Payes-y, je vais te rembourser quand on sera revenues à Montréal.

Dénicher un vol de retour dans un laps de temps aussi court ne fut pas une mince tâche. À son âge, Adèle n’était plus assurable et elle devait par conséquent s’acquitter de la totalité des frais. Elles ont fini par dénicher un retour en trois escales avec une compagnie asiatique inconnue qui allait les déposer à Vancouver deux jours après le départ.

— Une fois rendues à Vancouver, on va trouver comment s’arranger pour rentrer à Montréal. Après tout, on sera rendu dans notre pays, a déclaré Adèle. Tu vois comme j’ai bien fait de voter non au référendum !

Le fils d’Adèle est médecin de famille à Pittsburgh. Ayant étudié à McGill, comme plusieurs de ses compagnons de classe, il a trouvé plus attrayant de s’exiler aux États-Unis une fois son diplôme obtenu. Entre le moment où elles ont réservé un vol de retour et le moment de prendre l’avion, Adèle a passé le plus clair de son temps sur l’ordinateur à supplier son fils de lui trouver un oncologue à Montréal qui accepterait de la voir illico. Ce fils, qu’elle ne voyait pas très souvent (elle détestait Pittsburgh), s’exécuta docilement et dénicha un ancien professeur qui accepta de voir sa mère dans la semaine suivant son retour. Dans une clinique archibondée aux allures d’une réunion de l’ONU, ce chirurgien oncologue passa environ trois minutes avec elle pour lui expliquer qu’il ne pouvait rien dire et encore moins rien faire s’il ne connaissait pas l’origine de son cancer.

— Je vais vous faire une biopsie de la masse qui se trouve dans votre vessie.

— Quand ? questionne Adèle avec anxiété.

— Je n’ai pas de place pour vous à la salle d’opération avant

quatre bonnes semaines, lui répond l’oncologue. Vous comprenez, c’est l’été et nous manquons d’infirmières.

— Vous n’avez qu’à en faire venir de l’Inde ! pense Adèle, mais elle ne le dit pas à haute voix.

À partir de ce moment-là, Adèle change du tout au tout. Elle devient agressive et taciturne. Évidemment, elle cesse de rece-voir pour le bridge. Elle abandonne la gymnastique et le régime de Béliveau. Très rapidement, elle appelle sa fille qui vit à Berlin pour lui demander de venir la visiter :

— Francine, je veux te dire que ta mère a attrapé cette foutue cochonnerie de cancer ! lui annonce Adèle.

Après un silence, sa fille lui répond :

— Je suis désolée.

— J’aimerais te voir ma fille…

Puis, en ajoutant des larmes dans la voix :

— Je ne sais pas combien de temps il me reste…

Il y a alors un autre moment de silence après quoi la fille explique :

— Maman, je voudrais bien. Je vais essayer. Mais, tu sais que j’ai trois enfants d’âge scolaire et Hermann est en voyage d’affaires au Népal...

— Tu as toujours été distante avec moi ! lui répond sa mère qui raccroche violemment.

Adèle se met alors à faire des pressions sans fin sur son fils de Pittsburgh pour qu’il harcèle l’oncologue afin que la procédure soit avancée. Ce fils docile s’exécute mais l’effet final est à l’opposé de celui escompté : le vieux professeur se sent irrité par ces harcè-lements et il retarde la biopsie d’Adèle d’une semaine « juste pour lui apprendre qu’on n’achète pas un homme comme lui ». Quand Adèle reçoit la convocation, elle est atterrée. Depuis son voyage en Inde, elle a maigri de quinze livres. Elle est incapable de manger. Elle ar-pente seule les murs de son appartement le jour comme la nuit parce que la nuit, elle est incapable de fermer l’œil.

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Le jour de la biopsie arrive enfin. Elle entre à l’hôpital la veille pour rencontrer un étudiant qui passe près de deux heures à la questionner afin de faire son admission. « Un apprenti ! » s’indigne-t-elle. Elle n’a pas réussi, faute de disponibilité, à obtenir la chambre privée qu’elle exigeait. Elle partage donc la chambre et les humeurs de deux autres femmes et d’un vieil homme qui a l’air de s’amuser de montrer sa masculinité à ses colocataires. La procédure comme telle est assez brève. Elle n’est pas anesthésiée. On la ramène à sa chambre avant midi et on lui offre le petit-déjeuner qu’elle n’avait pas eu le droit de prendre à son réveil. Toute la journée, elle attend le médecin qui ne viendra pas. Le soir, en plus d’attendre le médecin, elle attend ses amies de bridge qui ont malencontreusement décidé d’attendre qu’elle soit revenue chez elle pour effectuer la visite que la politesse exige.

C’est le lendemain, à l’aube, que le médecin décide de pas-ser. Il la tire de son sommeil qu’elle venait à peine de trouver et lui chuchote :

— Madame, les nouvelles ne sont pas bonnes. C’est bien un cancer de la vessie. Mais ce cancer touche tous les organes autour et il a essaimé aux reins, au foie et aux poumons.

Adèle reçoit l’annonce comme un coup de marteau. Tout ce qui lui vient à l’esprit est cette question :

— Docteur, est-ce que ça veut dire que je vais mourir ? Le médecin fait une pause puis répond :

— Je ne réponds jamais à cette question. Tout ce que je peux vous dire est que le cancer que vous avez n’est pas opérable. Il faudra que vous receviez de la chimiothérapie qui va allonger le nombre de jours qui vous reste à vivre.

— Vous répondez pas à ma question mais vous y répondez en fait ! s’objecte Adèle avec colère. Vous parlez d’allonger le nombre de jours qui me reste à vivre…

— Madame, vous avez quatre-vingt-huit ans. Vous avez quand même eu de la chance de vivre jusque-là en santé.

— Ça, c’est la meilleure que j’ai entendue ! Parce que j’ai qua-tre-vingt-huit ans, on me montre la porte de sortie ! Moi, si je vous disais que je ne suis pas prête à mourir, comprendriez-vous ça ?

— La chimio, vous la prenez ou vous ne la prenez pas ? in-terrompt le médecin excédé. Si vous la prenez, on la commence cet après-midi à l’hôpital et après, vous retournez chez vous pour venir chaque jour à l’hôpital pendant les cinq prochaines semaines.

— Est-ce que j’ai le choix, docteur ? interroge Adèle furieuse.

Je vais la prendre votre chimio !

Adèle subit la première chimiothérapie, puis s’en retourne seule chez elle. Elle connaît par la suite l’une des pires nuits de sa vie. Il lui semble vomir l’ensemble de ses entrailles. Le jour d’après, elle prend un taxi pour retourner à l’hôpital. L’infirmière qui la reçoit est surprise de la voir seule : « Je vais faire une référence au CLSC pour que vous ayez un suivi. »

Les infirmières du CLSC viennent en changeant à chaque visite. Adèle ne va pas bien et surtout, elle est continuellement en colère. Elle se plaint de tout mais surtout de ses amies qu’elle ne voit jamais. Elle finit même par soupçonner qu’elles font exprès pour ne pas lui répondre lorsqu’elles aperçoivent son numéro sur leur affi-cheur. Après cinq semaines, à la suite du scan de contrôle, l’oncolo-gue ne semble pas surpris que la chimio ait été totalement inefficace : le nombre et le volume des tumeurs ont triplé. En outre, les reins d’Adèle ne fonctionnent à peu près plus rendant toute chimiothérapie supplémentaire impossible. Il s’en confie à sa patiente qui n’a d’autre réaction que celle de l’engueuler comme du poisson pourri. N’ayant pas une minute de plus à perdre avec cette vieille haïssable, il écrit une demande de consultation au service de soins palliatifs.

Le médecin responsable de répondre aux consultations en soins palliatifs est débordé quand il reçoit cette demande. Il doit demander à son infirmière, une novice tout fraîchement sortie de l’université, de faire une pré-consultation.

L’infirmière entre dans la chambre sur le bout des pieds.

Adèle fait semblant de dormir. L’infirmière l’observe en silence, puis timidement murmure son nom. Adèle ouvre les yeux et lui demande :

— Qui êtes-vous ?

— Je suis l’infirmière des soins palliatifs.

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— Comment, SOINS PALLIATIFS, qui vous a demandé de venir ici ? s’exclame Adèle en furie.

— C’est votre médecin madame, répond l’infirmière avec crainte.

— Je sais ce que ça veut dire « SOINS PALLIATIFS », sortez d’ici ! Je ne veux plus vous voir, reprend la patiente enragée.

L’infirmière est partie comme elle était venue. Elle a dit au médecin devant répondre à la consultation que la patiente n’était pas encore prête. Le soir qui a suivi, Adèle a fait une embolie pul-monaire et est morte à bout de souffle comme si elle se noyait. Ses enfants sont arrivés à Montréal le surlendemain de sa mort. Ils se sont recueillis quelques instants devant la petite boîte contenant les cendres de leur mère, ont reçu quelques poignées de main de condo-léances de personnes qu’ils ne connaissaient pas et sont retournés chez eux avec quelque chose dans l’âme comme ce qu’on a dans la bouche après avoir vomi.

L

e jour de ses soixante-cinq ans, Micheline a reçu son premier chèque de pension de vieillesse. Ça l’a fait rire. Puisqu’elle et son mari sont maintenant tous les deux officiellement retraités, ils peuvent décider de faire ce qu’ils veulent. Ils ont la santé et des projets plein la tête. Rien d’extravagant. Ils ont passé leur vie à faire attention à ne pas dépenser de façon irresponsable. Avec le sa-laire de commis au ministère du Revenu de son mari et avec le sien d’enseignante, ils ont réussi à se payer une belle petite maison en banlieue. Ils n’ont pas de dettes. Depuis que leurs trois enfants sont financièrement indépendants, ils ont même mis de l’argent de côté.

Micheline a toujours voulu aller en France. Cependant, René, son mari, n’irait pas si c’était seulement de lui. Il trouve que les Français sont efféminés et que les Françaises crient au lieu de parler.

Cependant, cette irritation face aux Français ne l’empêchera pas de faire le voyage : pour faire plaisir à Micheline, il irait jusqu’au bout du monde.

Ce printemps, Micheline a découvert une nouvelle passion : le jardinage. Les samedis matin, elle se lève à six heures pile pour se mettre à genoux dans la terre autour de la maison. Elle se sent toute remuée quand elle voit ces petites tiges prendre leur ampleur et devenir des fleurs. C’est la première fois de sa vie qu’elle s’intéresse à