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ien ne donne autant de bonheur à Bernard que de se tenir debout à l’avant de cet amphithéâtre de l’université pour faire face à quelques centaines de jeunes gens curieux suspendus à ses lèvres.

Il peut leur parler durant des heures sans ressentir une once de fati-gue. Tout en donnant son cours, il les observe et, si l’un ou l’autre ne prête pas attention à ce qu’il est en train d’expliquer, il s’interrompt brusquement et pointe le doigt vers le coupable en lui posant une question sur ce qu’il vient de dire. L’air penaud de l’étudiant surpris et son cafouillage provoquent généralement le rire de toute la classe et Bernard jubile de plaisir. Il reprend alors sa présentation, ayant à nouveau suscité une attention parfaite qui risque de conduire cer-tains de ces étudiants dans les méandres délicieux du savoir.

Ce n’est pas que Bernard soit très narcissique. Il a une bonne estime de lui-même, mais il ne se considère pas comme étant le centre du monde. Il aime communiquer ses connaissances encyclopédiques aux autres parce que, pour lui, le savoir a toujours conduit au bonheur.

Dès qu’il a su lire, il s’est mis à dévorer quantité de livres dans tous les domaines. Il connaît aussi bien les sciences, les lettres et les humani-tés. L’un de ses romans préférés est La Princesse de Clèves mais il en aime tant d’autres qu’il lui est difficile de répondre à la question que certains lui posent à savoir quel est le livre qui l’a le plus marqué dans sa vie. Il nourrit aussi une affection particulière pour Alice aux pays des merveilles qu’il a lu dans le texte original, évidemment.

En plus des cours, il voyage aux quatre coins du monde pour donner des séminaires aux initiés ou des conférences pour le grand public. Il affectionne parler au grand public car il ne veut pas s’en-fermer dans un savoir ésotérique incompréhensible pour le commun des mortels. Il n’y a pas d’université au monde où il ne connaît pas quelque professeur avec qui il aime s’entretenir dans la langue du professeur en question de ce que sera l’avenir du monde lorsque nous serons tous morts. Ce Bernard est vraiment une personne rare qu’il fait bon fréquenter.

Ce travail perpétuel de la pensée l’a conduit à s’engager en po-litique dans un parti marginal incarnant des idées de centre gauche.

Il n’a jamais manqué d’argent, mais il se préoccupe des personnes qui quêtent dans les rues du centre-ville ou qui fouillent dans les poubelles de la fruiterie où il achète ses fruits et légumes. Puisqu’il lui semble que tout est lié, il milite pour que les décisions de la chose publique soient prises autrement. Il fustige ceux qui se servent de leur position de pouvoir pour commettre des malversations et pour encourager la corruption. Mais ce n’est pas un politicien : il a des idées auxquelles il croit, cependant il n’a aucun talent pour la joute politique. Il préfère réfléchir en privé et discuter de ses points de vue avec ses étudiants ou, quand ses idées sont encore mal définies, avec sa femme ou l’un de ses quatre enfants.

La première fois où il se met à chercher un mot qu’il connaît pourtant bien lors d’un de ses cours, il ne s’en formalise pas du tout. Il a passé allègrement la soixantaine et il accepte sans trop de difficultés que son cerveau ne fonctionne plus aussi rapidement qu’autrefois. Mais ce mot était crucial dans l’explication qu’il était en train de donner, si bien que son index pointé retombe vers le sol et qu’il doit s’excuser :

— Chers amis, déclare-t-il (car il appelle ses étudiants tou-jours par ce vocable voulant bien décrire le type de relations qu’il aime à établir avec ceux qu’il instruit), nous allons prendre une courte pause de quinze minutes. Votre professeur a besoin d’un petit repos.

Puis, il se retourne vers Philippe, un étudiant s’asseyant tou-jours en première rangée, avec qui il a établi une relation plus étroite,

LA MORT DU SAVANT

pour lui demander :

— Philippe, dites-moi, de quoi étais-je en train de parler ?

— De l’influence de la pensée de Rimbaud sur la politique française du début du vingtième siècle monsieur.

— Ah ! je vois, je vois. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis perdu.

— Ce n’est pas grave, répond l’étudiant, avec tout ce que vous aviez dit avant, c’est tout à fait normal. Les étudiants avaient les oreilles pleines de toute façon.

La semaine suivante, Bernard rejoint l’amphithéâtre où il donne son cours avec une certaine préoccupation. Si, à nouveau, il se trouvait à avoir le même type de panne de la pensée, il se sentirait diminué. Il se questionne en lui-même : « Peut-être serait-il temps de prendre ma retraite ? Je n’y avais jamais pensé auparavant. »

Or, le cours se déroule sans anicroche. Le débit est aussi sûr et rapide qu’à l’accoutumée et les questions de l’auditoire le stimulent comme jadis. À peu près dix minutes avant la pause de la moitié du cours, Bernard entend un sifflement dans ses oreilles, il voit un éclair et s’étale devant ses étudiants, agité de convulsions.

Plusieurs étudiants quittent la salle dans la confusion mais certains s’attroupent autour de lui, surpris de voir du sang sortir de sa bouche.

Heureusement, parmi les étudiants qui n’ont pas pris panique, se trouve une infirmière pratiquante qui a décidé de faire une maîtrise dans le domaine de prédilection du professeur. Elle tourne Bernard sur le côté et demande d’appeler le 911.

Quand les ambulanciers installent Bernard sur la civière, il est déjà revenu à lui. Il ne comprend pas encore ce qui arrive tout en constatant qu’il a fait dans ses pantalons, ce qui lui fout la plus grande honte qu’il n’ait jamais éprouvée de toute son existence. Il voit le visage de quelques étudiants s’éloigner alors qu’on le transporte au travers des corridors qui lui sont si familiers. Quand il entend la sirène de l’ambulance, il a retrouvé suffisamment ses esprits pour formuler une question :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

L’ambulancier qui se tient à son chevet, un gros jeune homme au visage rougeaud, lui tape sur l’épaule en lui disant :

— Monsieur, vous avez fait une convulsion. Est-ce que vous êtes connu pour souffrir d’épilepsie ?

— Non, ça ne m’est jamais arrivé, répond le professeur éton-né, à quel hôpital vous m’emmenez ?

— À l’hôpital universitaire qui est à deux pas d’ici.

L’urgence de l’hôpital est vide, c’est un soir de hockey. Les ambulanciers installent Bernard sur une civière. Un préposé lui enfile une affriolante jaquette d’hôpital, qui semble avoir été pensée davantage pour un club de danseuses nues que pour un hôpital. Puis, une infirmière bondit littéralement sur Bernard pour lui mettre un soluté dans les veines en déclarant :

— Ne vous en faites pas monsieur, c’est un petit soluté au cas où nous en aurions besoin. Bon voilà, c’est fait. Maintenant, je vais vous demander vos cartes d’assurance maladie et d’hôpital.

Aimeriez-vous qu’on appelle quelqu’un ?

— Appelez ma femme, rétorque le patient, à moins qu’elle n’ait pris une décision sans m’avertir, elle devrait répondre au même numéro que celui inscrit sur ma carte.

L’infirmière le trouve amusant et elle s’en va préparer tous les papiers nécessaires. Vingt minutes environ après son arrivée à l’ur-gence, Bernard voit se présenter Normande, la mère de ses enfants, qui lui demande :

— Bernard, que s’est-il passé ?

— Ils m’ont dit que j’avais fait une crise d’épilepsie.

— Et puis, comment tu te sens ?

— Ben, à part le goût de sang dans la bouche, ça va. J’ai dû me mordre la langue pendant la crise.

Le médecin qui se présente alors au chevet de la civière se met à poser d’innombrables questions avant d’entreprendre un examen physique approfondi de Bernard, passant méticuleusement sur tous les recoins de sa personne. À la fin de l’examen, il conclut péremptoirement :

— Vous avez fait une crise d’épilepsie !

Le couple se regarde en riant et Bernard explique :

— Mais docteur, nous le savions. L’ambulancier me l’a déjà dit.

Le médecin, ne semblant pas du tout amusé par l’humour du

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professeur, ajoute :

— La question est de savoir pourquoi vous avez fait une crise d’épilepsie. Je vais vous faire passer un scan du cerveau. Nous ver-rons bien ce qui se cache là-dedans !

C’est au tour du patient de ne pas trouver drôle de se faire tapoter le crâne par un inconnu habillé en vert. Il se rebiffe :

— Quand vais-je passer votre scan ?

— Demain matin, répond le toubib, ce soir, c’est inutile. Nous ne ferons pas venir un radiologiste pour ça. Et, comme c’est présen-tement la grève des résidents, vous devrez attendre à demain matin.

La nuit à l’urgence constitue un véritable martyre pour Bernard qui, en outre, ne peut pas fermer l’œil. On a beau tamiser les lumières, changer sa civière de place pour le mettre dans un corridor sans issue, il règne dans cet endroit une atmosphère de champs de bataille. Les gens crient continuellement. Les sirènes des ambulan-ces venant déverser de nouveaux patients à l’urgence continuent de rugir toute la nuit. Quand il parvient à s’assoupir un peu, il sursaute lorsque les rires des membres du personnel le réveillent comme s’il était dans un pénible cauchemar. Évidemment, sa femme est allée dormir à la maison. Elle sera là de bonne heure pour l’accompagner en radiologie.

Tous les deux n’ont jamais su pourquoi ils avaient attendu dans le corridor de la radiologie pendant plus d’une heure, mais quand leur tour est arrivé, cela n’a pas lésiné. De retour à l’urgence, ils ont entendu qu’on appelait le neurologue de garde. Celui-ci, un grand homme élancé à la mine sévère, s’est penché au dessus de Bernard pour lui apprendre sans aucune autre cérémonie qu’il a un cancer du cerveau inopérable.

— Bon, réagit Bernard calmement, dans ce cas, il me semble que je peux m’en aller chez moi.

— Pas si vite ! s’objecte le médecin. Je voudrais vous faire voir en radiothérapie.

— Prenons un rendez-vous en externe, fait le patient qui veut visiblement reprendre le contrôle de la situation. J’ai vraiment besoin de me reposer.

— D’accord, convient le médecin. On vous appellera sous peu pour le rendez-vous.

Bernard et Normande partent de l’hôpital bras dessus, bras dessous. Avant la sortie, Normande s’arrête et dit à son mari :

— Pas étonnant que tu aies une tumeur dans la tête. Tu l’as tellement fait fonctionner qu’elle s’est vengée.

Bernard lui répond : « Ben voyons donc ! » et ils s’en vont tranquillement chez eux.

Bernard finit par accepter la radiothérapie qu’on lui offre, mais il refuse la chimiothérapie qui lui semble trop hasardeuse.

Il abandonne ses charges de cours pour profiter des prestations avantageuses que l’université octroie à ses employés malades. Il se prête de bonne grâce à tous les traitements qu’on lui a prescrits, mais il sait, même si les médecins ne l’ont pas dit ouvertement, qu’il va mourir de son cancer. Il n’a eu qu’à taper le nom scientifique de sa tumeur sur le moteur de recherche qu’il utilise tous les jours pour apprendre que ce stade de cancer ne se guérissait pas. Il aimerait croire aux miracles mais il n’y arrive guère car sa longue vie de ré-flexion scientifique l’en empêche.

Avec sa femme, il entreprend d’effectuer le plus grand ménage de sa vie. Un à un, il place tous ses livres dans de petits tas qu’il des-tine à ses enfants et à ses amis selon ce qu’il connaît d’eux.

— Finalement, explique-t-il à sa femme, ces livres sont mon véritable héritage. L’argent, ça n’a pas vraiment d’importance mais tout ce qu’il y a dans ces livres, je ne veux pas que ça soit perdu quand je vais mourir. Il faut que cela soit reçu par ceux que j’aime.

Il y a beaucoup d’émotion quand Bernard distribue lui-même ce qu’il appelle son héritage. Mais le savant ne s’en formalise pas. Il comprend que cette émotion est le reflet de l’amour qu’on lui porte et cela le satisfait profondément. « Souvent, songe-t-il, je me suis de-mandé si ma femme et mes enfants ne souffraient pas de mon amour des livres qui m’a très souvent retranché de leur présence. Mais, je pense que non, ils n’en ont pas été frustrés parce que, quand je reve-nais à eux, ils retrouvaient un homme heureux. Et c’est le plus grand

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bonheur qu’on peut faire aux autres que d’être soi-même heureux et comblé par ce qui survient dans notre vie. »

Comme le temps passe et que les choses importantes pour Bernard sont accomplies, celui-ci entre dans une période de retrait et de méditations profondes sur le sens qu’il apporte à son existence.

Bernard est croyant. Il a été éduqué dans une religion catholique fervente et omniprésente qu’il a cessé de pratiquer sans la rejeter.

Il a souvent soutenu que le christianisme était le fondement de la civilisation occidentale des deux derniers millénaires et que son abandon constituait une catastrophe pour l’avenir de l’humanité.

Sur le plan psychique, il est d’accord avec Jung qui affirme que la religion est le plus efficace des remèdes aux maux de l’âme de l’homme moderne. Par contre, il est assailli de doutes quant à son devenir après la mort. Il a toujours cru à un Dieu personnel avec qui il s’entretenait des nuits entières et à qui il confiait ses espoirs et ses déboires. Aujourd’hui, à l’aube de sa disparition prochaine du monde physique, voilà qu’il ressent la prémonition qu’une puissance supérieure existe mais que son individualité disparaîtra avec sa mort alors qu’il sera dissous dans ce grand tout, impossible à saisir et encore moins à décrire. Cela l’attriste à vrai dire et il ne trouve personne à qui en parler car il ne veut surtout pas faire de peine à sa femme en lui confiant ses réflexions.

Un beau matin, alors qu’il s’éveille, il constate qu’il ne parvient plus à former des mots. Il voit sa femme qui le regarde, il ouvre la bouche mais les mots demeurent impossibles à prononcer. Sa femme et lui s’ap-puient tous deux l’un sur l’autre pour pleurer. Le formidable discours de cet homme est mort avant qu’il ne meure. Ils en prennent acte. Bernard découvre qu’il peut communiquer avec sa femme et avec les personnes qu’il aime sans parler, avec les yeux, et cela l’emplit de joie. Sa femme et lui profitent du temps qui reste pour entreprendre de longues marches dans le quartier : lui, tient sa marchette avec ses deux mains solidement cramponnées au guéridon, elle, le tient par le bras, comme toujours.

Un autre jour, alors qu’il descend du lit, il se laisse choir par terre. Le médecin que je suis est appelé à la maison pour faire le diagnostic d’une nouvelle progression du cancer dans le cerveau

de Bernard. Je constate qu’il demande quelque chose que sa femme et moi ne saisissons pas. Couché dans son lit, il gesticule, s’énerve, agite la tête jusqu’à ce qu’il parvienne à agripper un stylo sur la ta-ble de chevet. Nous comprenons qu’il veut écrire et lui tendons un bloc-notes sur lequel il met d’interminables minutes à griffonner péniblement ce que nous finissons par décoder : DÉCADRON.

Je regarde sa femme qui, comme moi, est tout à fait consciente que le malade sait pourquoi il prend ce médicament : le décadron sert à contrôler l’enflure causée par la tumeur dans son cerveau. Cette tumeur continue de croître puisqu’elle prive Bernard de l’usage de la parole, puis maintenant de ses membres. Je demande à Bernard :

— Voudriez-vous qu’on cesse le décadron ?

Le malade semble me sourire en me disant oui des yeux.

J’explique :

— Vous êtes conscients tous les deux que si on cesse ce mé-dicament, on abandonne totalement votre maladie à la nature. Or, la nature fera que, sans décadron, l’enflure autour de votre tumeur va progresser très vite de telle sorte que les centres névralgiques de votre cerveau seront comprimés et que vous allez vous endormir, puis mourir.

Le patient me fait comprendre que c’est exactement ce qu’il veut et sa femme me confirme : « Bernard n’a jamais eu peur de la mort. Maintenant qu’il est si malade, il voit la mort comme la der-nière expérience de sa vie. Nous cessons le décadron. »

C’était un vendredi. Les infirmières avec qui je travaillais à l’époque avaient une expertise et une intuition incomparables. Elles ont visité le malade et sa famille le matin et le soir. Le lendemain, Bernard est doucement entré dans un sommeil tranquille qu’on appelle coma. Sa femme et ses enfants se sont relayés à son chevet de jour comme de nuit. Dimanche matin, pendant que son fils cadet fermait les yeux de fatigue de l’avoir veillé toute la nuit en lui tenant la main, les cloches de l’église se sont mises à sonner. Quand elles se sont tues, Bernard avait cessé pour toujours de respirer.