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Mourir après avoir lâché prise

l’horticulture. Auparavant, il lui semblait qu’elle était trop occupée.

René lui offre de l’aide quand les travaux deviennent plus harassants.

Sa force physique ne l’a pas abandonné et cela le rend toujours aussi séduisant aux yeux de sa femme.

Depuis qu’elle est à la retraite, le dimanche, Micheline reçoit ses enfants et ses petits-enfants ainsi que leurs amis. Enfin, ceux qui peuvent se libérer. Elle cuisine de la nourriture paysanne, héritage de sa mère, dont les enfants raffolent. Elle passe finalement à peu près toute la journée du dimanche à préparer ces repas. Certaines de ses amies trouvent que les enfants abusent un peu de leur mère qui proteste en jurant qu’elle adore recevoir. Elle se compte chanceuse qu’ils vivent tous dans la région. Parfois, elle remarque que l’un ou l’une ne va pas bien. Elle l’accroche alors en privé pour l’inviter en individuel durant la semaine.

Micheline fréquente aussi la bibliothèque municipale. Elle y passe habituellement l’après-midi du jeudi. Ces temps-ci, elle consul-te des livres sur la France. Cela l’angoisse un peu. Il y a tant de choses à visiter qu’elle ne sait plus quoi choisir. Son mari lui laissant le champ entièrement libre, elle en discute avec ses petits-enfants qui sont à peu près tous allés en Europe. L’une de ses petites-filles est d’ailleurs à Paris à faire ses études. Parfois, elle téléphone à sa grand-mère pour s’informer où en sont rendus leurs projets. Elle a même réussi à convaincre ses grands-parents d’allonger le séjour initialement prévu : ils passeront trois semaines loin de leur chez-soi plutôt que les deux prévues au tout début.

Avant d’acheter les billets, Micheline a l’idée de passer un examen médical. « À soixante-cinq ans, la garantie est bel et bien terminée, se dit-elle, et je ne voudrais pas tomber malade à l’étran-ger. » Elle se sent toutefois en pleine forme à part une petite toux sèche récente qui l’agace surtout le soir quand elle se couche. Le bilan que son médecin de famille lui fait passer est tout ce qu’il y a de plus banal : mammographie, électrocardiogramme, prises de sang et radiographie des poumons. Les jours précédant la prise de sang, elle a fait attention à son alimentation afin qu’on ne lui trouve pas de problèmes de cholestérol ou de diabète. Elle connaît son médecin de famille depuis vingt ans. C’est une femme un peu plus jeune qu’elle et

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qui pratique dans une clinique bien organisée. Deux semaines après que le bilan est passé, Micheline n’a eu aucun problème à obtenir un rendez-vous avec son médecin pour obtenir ses résultats.

Quatre jours avant le rendez-vous prévu, vers les neuf heures du matin, le téléphone sonne. C’est le médecin de Micheline qui la surprend en lui disant :

— Madame Tremblay, nous avons un rendez-vous ensemble vendredi prochain. Malheureusement, j’ai un conflit d’horaire qui m’empêchera de vous recevoir.

— Pas de problème docteur, répond Micheline, nous nous verrons une autre fois.

— Ça tombe bien, continue le médecin, j’ai une annulation cet après-midi à quatre heures et demie. Pourriez-vous venir à ce moment-là ?

— Oui, oui, j’y serai. Bonne journée ! dit Micheline en raccrochant.

— Qui c’était ? s’enquiert son mari.

— Le médecin, elle voulait changer mon rendez-vous, répond Micheline. Je me demande pourquoi elle a appelé elle-même. Il me semble qu’elle aurait pu faire appeler la secrétaire.

— Ben écoute, ne t’en fais pas, la rassure son mari. De toute façon, ça adonne bien, cet après-midi, mon cours de bridge a été annulé. Je vais t’accompagner.

La salle d’attente de la clinique est bondée lorsqu’ils s’y pré-sentent. La secrétaire les reconnaît :

— Salut vous deux, comment ça va la retraite ?

Micheline regarde son mari avec un sourire amoureux en répondant :

— Lui, c’était l’année dernière. C’est moi qui suis la nouvelle retraitée.

Ils s’assoient tranquillement et attendent qu’on l’appelle.

Ordinairement, son médecin est à l’heure. Comme de fait, elle appa-raît dans l’embrasure de la porte de son bureau qui jouxte la salle d’attente pour les inviter à entrer.

— Assoyez-vous, fait le médecin qui paraît nerveuse. Micheline se fait la réflexion qu’elle ne la connaît pas en fait.

— Comment vous sentez-vous ? interroge le docteur.

— Bien docteur, bien, répond Micheline oubliant sa petite toux sèche.

Le médecin tourne visiblement autour du pot en disant :

— C’est positif que vous vous sentiez bien.

Elle prend alors une longue pause, puis ajoute :

— Votre radiographie du poumon n’est pas normale. Il va falloir faire vérifier cela par un spécialiste.

La patiente, surprise, s’objecte :

— Comment ça les poumons, je n’ai jamais fumé !

— Il ne faut pas sauter trop vite aux conclusions, madame Tremblay. Ça peut être absolument banal.

— Excusez-moi docteur, reprend Micheline, je n’ai pas l’habitude.

Le médecin ajoute avant qu’ils ne partent :

— Revenez me voir quand vous le voulez. Je reste votre mé-decin de famille quoi qu’il arrive.

Le spécialiste consulté est un pneumologue. Grand et sec, il combat une timidité congénitale en se réfugiant dans des termes techniques que ses patients ne comprennent habituellement pas. Il accueille le couple avec déférence. Il examine la radiographie des poumons de Micheline avec beaucoup d’attention :

— Cette masse n’est pas typique, explique-t-il, on pourrait parler d’une sarcoïdose ou de séquelle de tuberculose. Un épithé-liome est une lointaine possibilité même si on ne peut pas éliminer un néoplasme à cellules d’avoine.

Puis, se retournant enfin vers sa patiente, il déclare :

— Nous ne pouvons pas nous en sortir chère madame, il va falloir faire une bronchoscopie.

— Qu’est-ce que ça veut dire une bronchoscopie ? interroge le mari de Micheline.

— Oh ! excusez-moi, réalise le médecin, une bronchoscopie, c’est simplement mettre un petit tube avec une caméra dans la bron-che qui nous conduit ici (il montre un point sur la radiographie),

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jusqu’à la lésion. En plus de voir cette lésion, on peut alors prélever quelques cellules que nous ferons analyser pour identifier avec pré-cision ce que nous avons vu.

— Est-ce que ça fait mal ? s’inquiète la patiente.

— Non pas vraiment. Nous prenons la peine de geler tout cela, comme chez le dentiste. Disons que ce n’est pas agréable, répond le pneumologue.

— S’il le faut, se résigne Micheline, on va le faire.

— Vous serez appelée dans les trois prochaines semaines.

De toute façon, vous n’avez pas besoin d’être hospitalisée pour cela.

Après la procédure, je vous reverrai sept à dix jours plus tard.

Ce temps d’attente jette Micheline dans une mélancolie qui fait de la peine à son vieil amoureux. Il tente de la distraire en lui offrant de l’amener au casino ou à Québec, aux Galeries de la Capitale, mais Micheline décline les invitations. Au-dedans d’elle-même, elle se dit :

— Peut-être que je suis vraiment malade. À soixante-cinq ans, je n’aurais jamais pensé. Je me sens tellement vivante. C’est dur d’at-tendre encore tout ce temps avant le résultat de la bronchoscopie.

Plutôt que de se ronger les sens, elle décide, un bon dimanche, d’inviter les enfants. Elle ne les a pas mis au courant de ses problè-mes et elle déploie si bien toutes ses stratégies pour dissimuler ses inquiétudes que ceux-ci finissent par penser que leur père leur cache quelque chose. Quand ils partent, elle les salue de la main comme à son habitude. René la regarde s’émouvoir devant ses enfants comme toujours et cela le rend terriblement amoureux. Quand ils rentrent à l’intérieur, elle lui rappelle :

— René, nous revoyons le pneumologue demain pour les résultats. Je peux me tromper mais j’ai l’impression qu’il va me dire que je vais mourir bientôt.

Cette parole à brûle-pourpoint a l’effet d’une bombe sur René.

Un sanglot lui monte à la gorge et son nez devient rouge comme s’il avait pris un coup. D’une voix qui se casse, il annonce :

— Je m’en vais au sous-sol, j’ai quelque chose à réparer.

Le lendemain, Micheline encaisse la nouvelle avec un courage héroïque. Elle est sensible à toutes les précautions que le spécialiste prend pour lui annoncer la catastrophe. Il s’agit finalement d’un cancer du poumon pareil à ceux qu’ont les fumeurs. Micheline se souvient soudainement de la salle des profs naguère enfumée rem-plie des cris et des blagues de tout un chacun. Ce temps est révolu depuis longtemps et, au lieu d’en vouloir à ses anciens collègues, ce qui aurait été légitime, elle se fait la réflexion : « Cette salle de profs enfumée, après une dure journée avec les élèves, c’était quand même extraordinaire ! Ça me fait un maudit beau souvenir… » Mais le pneumologue revient à la charge et propose :

— Aujourd’hui, les temps ont changé madame Tremblay, nous pouvons faire quelque chose dans ce type de maladie…

— Faire quelque chose comme quoi ? interrompt la patiente.

— Nous pouvons vous offrir une chimiothérapie qui vous donnera des jours de plus à vivre.

— La chimiothérapie, réfléchit Micheline à voix haute, c’est dur ça, n’est-ce pas ?

— Ça dépend vraiment des patients. Si on ne l’essaie pas, on ne peut pas le savoir. On pourrait débuter dès cet après-midi.

Dix secondes se passent pendant lesquelles Micheline réflé-chit. Puis, elle dit :

— Oui, je veux bien essayer. Par contre, j’aimerais qu’on attende une semaine pour commencer. Mais je ne vous garantis pas que je vais essayer jusqu’à ma mort. J’ai d’autres choses à faire, avant de mourir, que de passer la vie qui me reste dans un hôpital.

Alors qu’ils se lèvent pour quitter le bureau du médecin, Micheline a une idée :

— Docteur, pouvez-vous m’écrire sur un papier le nom des médicaments que vous allez me donner ?

Le médecin, étonné, s’exécute et griffonne trois mots en lettres moulées sur un papier de prescription : Bevacizumab + Carboplatin + Paclitaxel.

Mettant le papier dans son sac à main, Micheline le remercie et, avec son mari, quitte calmement la salle d’examen.

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Micheline n’est pas une scientifique, mais elle est intelligente.

Elle n’a pas oublié son voyage en France et elle se demande si ce traitement possède le pouvoir de le compromettre. Elle s’assoit donc à son ordinateur et commence la difficile tâche de trouver des informations sur les médicaments qu’on lui propose. Ce n’est pas chose facile : tout est en anglais et elle ignore la signification de la plupart des termes. À la fin, elle tombe sur une rubrique « Effets secondaires » où elle découvre que les médicaments peuvent causer des hémorragies dans les poumons ou le système digestif, hémor-ragies qui peuvent entraîner la mort. Cette trouvaille la perturbe beaucoup d’autant plus qu’elle a déchiffré les survies moyennes reliées au cancer du poumon : elle peut espérer vivre dix mois si elle ne prend aucun médicament et deux mois de plus si elle subit la chimiothérapie. Elle trouve qu’elle a assez d’information pour la journée. Elle éteint l’ordinateur et monte se coucher.

Le lendemain matin au réveil, sa décision est prise : au lieu de passer des journées entières dans les corridors de l’hôpital, elle et son mari iront en France. De toute façon, elle déteste les injec-tions. C’est quand elle verse du café dans la tasse de René qu’elle lui annonce son intention. Perdant son calme habituel, il éclate et crie :

— Micheline, tu ne peux pas faire ça ! Deux mois de plus, c’est un sacré boni. Et en plus, on ne sait jamais, ces traitements-là vont peut-être te guérir.

Micheline regarde par terre deux bonnes minutes, puis elle déclare :

— Je sais que tu veux me garder le plus longtemps possible…

C’est signe que tu n’es pas trop fatigué de moi. Mais moi, je veux absolument visiter la France avec toi. Si je fais cette chimio, je suis sûre que je ne pourrai jamais réaliser mon rêve. De toute façon, je vais mourir pareil.

René se lève et la serre dans ses bras. Il ne s’obstinera pas : c’est toujours elle qui gagne.

Les enfants de Micheline apprennent la nouvelle au téléphone chacun individuellement. Elle leur annonce en même temps qu’elle a un cancer du poumon et qu’ils partent tous les deux pour Paris. Elle

garde silence sur sa décision de ne pas recevoir de chimiothérapie.

Elle a eu assez de difficultés à expliquer cela à son spécialiste qui lui a alors offert de voir un psychiatre.

Ils partent pour Paris un 1er septembre. Heureusement, leur petite-fille les attend à l’aéroport Charles-de Gaulle qui leur a semblé bien grand. Ils ne voulaient pas habiter dans la minuscule chambre de bonne de leur petite-fille mais plutôt à l’hôtel. Ils ont trouvé une chambre propre au sixième étage d’un hôtel situé rue Saint-Bon, pratiquement à mi-chemin du Louvre, de l’Hôtel de ville et de l’église Notre-Dame. Micheline ressent toutefois la fatigue et elle doit s’éten-dre un peu en avant-midi et avant le souper. Rapidement, elle devient copine avec Éva, la femme de ménage, et Laurence, la réceptionniste de l’hôtel. Micheline ne répond cependant pas quand Éva et Laurence expliquent qu’elles aimeraient bien elles aussi visiter le Québec.

René, quant à lui, trouve finalement que les filles parlent au lieu de crier et, quand ils vont dîner au bistro juste en face de la Boucherie Moderne, il constate que les ouvriers qui sont là ne sont pas du tout efféminés mais qu’ils boivent plutôt du vin rouge en quantité industrielle. Par la suite, le couple choisit de visiter le Mont-Saint-Michel, La Rochelle, Toulouse et Lyon. « On ne peut pas tout voir ! » a raisonné Micheline. René retient parfois ses larmes lorsqu’il la voit s’émerveiller. Ils vont même se baigner dans l’Atlantique. « L’eau est beaucoup plus chaude qu’à Old Orchard ! » a remarqué Micheline.

La veille du retour, ils retournent à Paris dans leur hôtel de la rue Saint-Bon. Micheline s’est efforcée de ne pas laisser paraître sa tristesse. Comme les filles de l’hôtel ne savent pas qu’elle est ma-lade, elles lui offrent du champagne pour célébrer son départ. Tout le monde en boit dans la petite réception du rez-de-chaussée avec du foie gras apporté par Éva que René n’aime pas vraiment. Étant donné qu’elle n’a pas l’habitude d’en prendre, le champagne lui monte à la tête et Micheline déclare en riant : « Ça y est. Je l’ai trouvé. On se sent comme ça quand on est au ciel ! » Les filles rient pendant que René ravale sa salive.

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Au retour, Micheline fait une première pneumonie. Elle ne veut pas aller à l’hôpital et c’est son médecin de famille qui la traite.

Micheline se sent bien avec elle, mais le médecin trouve difficile que sa patiente ait refusé la chimiothérapie. Elle lui demande :

— Vous êtes sûre Micheline que vous ne voulez pas de chimio-thérapie, maintenant que vous avez fait votre voyage ?

— Pour deux mois de plus, non. Je suis trop bien chez moi avec mon René. Et puis, je lui apprends à faire la cuisine et savez-vous qu’il est pas mal bon. Dimanche dernier, il s’est même risqué à recevoir les enfants.

Micheline reçoit des antibiotiques cinq ou six fois.

Tranquillement, elle perd du poids. Elle prend de toutes petites doses de narcotiques un peu avant la fin pour des douleurs dans ses os. Dix mois après le début de sa maladie, en raison des statistiques, elle passe un mauvais moment pendant lequel elle est sûre qu’elle va mourir. Or, elle aura vécu cinq mois de plus que l’échéance fixée.

Chaque journée additionnelle la fait rire comme si elle tenait la mort en échec. Un bon matin, elle se réveille très essoufflée. On appelle son médecin de famille qui débarque chez Micheline un peu après midi. Le médecin sait que la maladie de Micheline est parvenue à son stade final. Elle consulte l’un de ses collègues qui travaille dans une maison de soins palliatifs et tous les deux conviennent d’administrer à la patiente les médicaments nécessaires pour qu’elle ne ressente pas que ses poumons ne fonctionnent plus. Micheline reste à demi consciente jusqu’à la journée de son décès. Elle a pu ainsi saluer chacun de ses enfants et petits-enfants. Même sa petite-fille vivant à Paris a le temps de venir. Elle apporte un cadeau des filles de l’hôtel de la rue Saint-Bon. C’est une bouteille de champagne accompagnée d’une petite carte avec écrit dessus : « Pour le prochain voyage ! »

M

atin de novembre, la nuit n’en finit pas. Ernest ouvre un œil et ressent ce mal de tête qu’il connaît bien accompagné de ce goût perpétuel de vomir. Il allonge la main vers la table de chevet en pensant : « Il doit bien rester un peu de bière dans le verre d’hier soir. » Mince, il l’a toute bue. Il se traîne vers le frigo, ouvre la porte et découvre qu’à part quelques tranches de pain blanc, il n’y subsiste aucune substance alcoolique. Il laisse aller un juron. Comme un malheur n’arrive jamais seul, il note que son paquet de cigarettes est vide. Faudra donc sortir. Dehors, il pleut et Ernest déteste sortir avant d’avoir pris son petit-déjeuner. Comme il ne veut pas paraître négligé, il s’avise de se raser.

Il n’aime pas se regarder dans le miroir. Il lui semble qu’il a vieilli plus vite que les autres. Ses paupières sont enflées, ses yeux sont rouges. De grosses rides s’étendent tout le long de son front. Il se barbouille de crème à raser, puis laisse glisser le rasoir usé qui lui lacère la peau. Tout à coup, il remarque une bosse dans son cou qui n’était pas là avant. Il se tâte. Ça ne fait pas mal. « Si ça ne fait pas mal, pense-t-il, ce n’est pas grave ! » Il éteint la lumière du cagibi qui lui sert de salle de bains, met son manteau et affronte le matin inhospitalier de cette fin d’automne.

Le dépanneur où il a l’habitude de combler ses besoins es-sentiels depuis au moins vingt ans vient d’être vendu. Ça lui fout