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La foi qui transporte les montagnes

T

ous les matins ne sont pas pareils. Parfois, on se lève et on res-sent un certain dégoût à aller travailler. Cela m’arrive de temps en temps même si j’aime passionnément mon métier. Un samedi comme ça, j’étais de garde et j’aurais préféré profiter du week-end autrement qu’en travaillant. Il pleuvait et comme j’adore paresser dans le lit ces matins-là, je me serais bien passé de sortir de chez moi.

Mais, pas question, c’est mon tour d’être de garde et il faut y aller.

J’ai la chance de traverser le parc Lafontaine pour me rendre au travail. Tôt le samedi matin, ce parc est particulier. Je dirais même qu’il est presque étrange. Comme toujours, il y a trop d’écu-reuils. Je n’aime pas les écureuils, ils me font penser à des rats.

Quelques joggers luttent pour leur survie. J’aime les joggers, car la naïveté de leur foi en leur santé m’attendrit. L’été, il y a aussi des canards dans le lac. L’hiver, si j’ai de la veine, je verrai un ou deux patineurs se livrant à des circonvolutions acrobatiques qui me pro-curent une bienheureuse légèreté.

Le samedi matin, entrer à l’hôpital a aussi quelque chose d’in-habituel. Le portique est vide comparativement aux jours de semaine où il prend des allures de piscine de Bethesda avec sa foule de mala-des se traînant péniblement les pieds et d’accompagnateurs contra-riés. Sur le parvis, il n’y a aussi que deux ou trois fumeurs tirant sur leur clope et dans les corridors, il n’y a pas de brancardiers roulant à une vitesse folle et menaçant à tout instant de vous renverser. Et

puis, les ascenseurs ne prennent pas une éternité pour vous cueillir et les infirmières ont l’air moins stressé.

Quand j’arrive à l’unité de soins palliatifs, je demande tou-jours à l’infirmière responsable s’il y a des choses pressantes, puis j’imprime les petites cartes qui me permettront de repérer les malades et d’effectuer ma facturation parce que, voyez-vous, je suis payé en plus pour faire ce beau métier. S’il y a des urgences, je vois les malades les plus pressants en premier car c’est nécessaire pour que le reste de l’équipe continue à travailler. Ces malades requièrent généralement des ajustements de médicamentation que je suis seul à pouvoir faire parce que, être de garde, c’est justement être le seul médecin présent pour un service qui fonctionne habi-tuellement avec une dizaine de médecins. À part ces prescriptions qu’elles ne peuvent pas faire, les infirmières expérimentées avec lesquelles je travaille n’ont pas besoin de moi, sauf pour les faire rire de temps à autre.

Ce matin-là, Hélène, l’infirmière-chef, me parle de monsieur Jean Lemire, dans le 39, qui a beaucoup décliné et qui ne semble pas bien. Elle m’explique : « Nous avons dû lui donner trois entre-doses en trois heures et il grimace encore lorsque nous le bougeons. » Les entre-doses sont les analgésiques que nous donnons en plus des do-ses régulières de narcotiques à la demande du patient ou selon l’éva-luation de l’infirmière dans les cas où les malades sont incapables d’exprimer leurs besoins. Elles permettent d’obtenir le soulagement du malade immédiatement sans attendre que le médecin fasse sa tournée afin de changer les doses régulières.

Comme je ne connais pas monsieur Lemire, je prends le temps de regarder son dossier avant de le visiter. J’y apprends que c’est un homme dans la jeune quarantaine, ce qui en fait une exception sur notre unité. Les notes de mes collègues, toujours impeccables, me renseignent sur sa maladie qui a été fulgurante : un cancer découvert il y a six mois, une chimiothérapie qui a été totalement inefficace pour freiner la progression de la maladie, une atteinte pulmonaire impitoyable qui est en train d’achever le patient. Dans l’évaluation de la travailleuse sociale, je note que le patient est marié, qu’il a deux enfants et qu’il a refusé de voir l’accompagnateur spirituel, car il dit disposer d’un suivi serré de la part du pasteur de son Église.

LA FOI QUI TRANSPORTE LES MONTAGNES

Quand j’ai commencé ce travail, il y aura bientôt vingt ans, il y avait encore un prêtre qui travaillait dans cette unité. Mais celui-ci a pris sa retraite et il a été remplacé par un « accompagnateur spiri-tuel » plus neutre et, il faut bien le dire, plus inoffensif. Né et formé sur un autre continent, cet accompagnateur spirituel accompagne, comme son nom l’indique, mais ses paroles d’encouragement restent souvent sans écho car les personnes mourantes d’ici, comme les personnes vivantes d’ailleurs, n’ont souvent à peu près plus d’autres souvenirs de toutes ces références catholiques qui ont nourri notre pensée pendant des siècles que quelques désagréables réminiscen-ces qu’ils s’efforcent d’oublier, particulièrement lorsqu’ils en sont à l’approche de la mort.

Dans ce cas-ci, on avait froidement fait sentir à l’accom-pagnateur spirituel qu’il n’était pas le bienvenu dans la chambre.

Heureusement, comme je porte un sarrau blanc, je suis sûr de ne pas me faire prendre pour un curé, alors je fonce visiter mon patient.

Je suis accueilli par la mère de l’homme, une femme maigre et sévère qui me regarde des pieds à la tête. Je la salue et me dirige vers le lit. Le patient que j’y trouve est effectivement mal en point. Il bouge continuellement et fronce les sourcils lorsque je prends sa main. Il ne réagit d’aucune façon quand je prononce son nom et lui demande s’il a mal. Sa peau est moite et ses mains, comme ses jambes, ont pris une couleur bleutée. Pendant que je l’ausculte, je remarque qu’il cesse de respirer. Je compte un, deux, trois, jusqu’à onze avant qu’il reprenne son souffle.

Je regarde en direction de la mère et lui demande si elle veut bien me suivre dans le corridor. Elle réplique :

— Pourquoi ? Ma place est auprès de lui.

Je lui réponds :

— Oui, je sais madame, mais je dois vous parler quelques minutes.

Elle acquiesce.

Une fois hors de la chambre, nous allons dans le petit salon dont nous disposons pour rencontrer les familles. Je l’invite à s’as-seoir et je m’assieds à mon tour. La bénévole frappe à la porte et nous offre un jus ou un café. La femme refuse pendant que j’accepte un verre d’eau.

J’enchaîne :

— Je voulais vous parler, madame. Vous le savez sans doute, mais je dois vous dire que l’état de votre fils s’est beaucoup détérioré.

Elle me jette un regard perçant et me lance :

— Vous, les médecins, vous êtes bien tous les mêmes, tou-jours prêts à balancer aux gens des mauvaises nouvelles. Et puis, qu’est-ce que vous en savez ?

Sa question me déstabilise. J’aurais le goût de lui dire que j’ai passé vingt des trente années de ma vie de médecin à soigner des malades comme son fils et qu’à cause de cela, JE DOIS BIEN EN SAVOIR QUELQUE CHOSE mais je me retiens car ce serait jeter de l’huile sur le feu. À la place, mon cerveau me rend un autre des services dont il a l’habitude et me fait penser de répliquer :

— Madame, je sais que depuis six mois, vous en avez eu des mauvaises nouvelles. Je vous comprends…

— Vous ne me comprenez pas du tout, docteur. Moi, je suis chrétienne. Je crois que le Christ peut tout. Et, je suis certaine qu’il va sauver mon fils, comme il a ressuscité le fils de la veuve de Naïm.

Je fais silence quelques secondes. Elle me fixe droit dans les yeux. Puis, je finis par lui répondre :

— Madame, moi, je suis médecin. Je ne suis qu’un médecin.

Je vous parle de médecine. Votre croyance en Dieu appartient à une autre dimension que je ne peux pas discuter. De mon côté, je ne peux pas prédire l’avenir. Quand je vous dis que votre enfant est très ma-lade, c’est simplement parce c’est mon devoir de vous prévenir qu’il pourrait en être à ses dernières heures de vie.

Elle plisse les lèvres et murmure :

— Vous êtes un autre de ces médecins athées. Vous refusez la grâce. Vous me faites pitié !

— Votre fils a une femme, des enfants. Il serait bon de les faire venir, croyez-moi.

À nouveau, un silence pesant s’installe entre nous. Je me sur-prends à regarder les automobiles rouler sur le pont Jacques-Cartier.

C’est elle qui, cette fois, rompt le silence :

— C’est tout ce que vous avez à me dire ? Je peux retourner dans la chambre ?

LA FOI QUI TRANSPORTE LES MONTAGNES

— Oui madame, retournez dans la chambre de votre fils. Il a peut-être autant besoin de vous que le jour où il est venu au monde.

Je vois que cette dernière phrase la fait vaciller intérieure-ment, mais ce tremblement ne dure pas et elle se lève pour quitter prestement le salon.

Nous avons su toute l’histoire après, bien après, quand la fille de la dame a assisté à une cérémonie commémorative et qu’elle a tenu à nous parler en privé. Nous avons appris que monsieur Lemire avait adhéré à cette Église protestante peu de temps après avoir appris sa maladie. À l’instar de sa femme, qui lui avait donné deux adorables petites filles alors âgées seulement de sept et cinq ans, il avait été dévasté par la nouvelle de ce cancer.

Jean Lemire n’était pas particulièrement religieux avant sa conversion, nous a expliqué sa sœur. C’était un homme comme les autres. Il accomplissait sans histoire son travail de comptable dans une grande firme-conseil. Cependant, contrairement à bien des personnes, Jean ne nourrissait pas de sentiments antireli-gieux particuliers. Quand sa mère s’était convertie à cette secte dix ans auparavant, Jean, contrairement à sa sœur, n’avait pas paru trop affecté. Il avait continué à inviter sa mère aux rencon-tres familiales pourvu que son père, de qui elle était séparée, ne fût pas présent.

Quand son mari lui avait annoncé qu’il partait vivre en Floride avec une autre femme, la mère de Jean s’était sentie blessée jusqu’à la moelle. Elle était alors entrée dans une sorte d’état catatonique ressemblant beaucoup à une dépression nerveuse. Après plusieurs mois de profonde léthargie, elle s’était mise à fréquenter quantité de gourous de tout acabit pour s’en sortir. Mais, ses tentatives restaient vaines d’autant plus que, parce qu’elle était quand même restée jolie femme, elle avait dû repousser les avances sexuelles de la plupart de ces gourous. À la dépression post-rupture s’était donc ajoutée une nausée permanente à l’égard du genre humain.

Elle perdit cette nausée comme par miracle le soir où elle est entrée dans cette église surtout fréquentée pas des Haïtiens. L’église était située dans un sous-sol très modeste, juste au-dessous d’un magasin à un dollar. Elle y avait été poussée par une force extérieure

voulant certainement son bien. Au moment d’entrer dans la pièce, elle avait entendu les gens chanter avec tellement de joie qu’elle sut à l’instant même que sa vie allait être changée pour toujours. Une femme noire la prit par la main et l’entraîna dans la foule. Les paro-les de la chanson défilaient sur un écran. Elle avait reconnu un air ancien sur lequel on avait collé des paroles. Elle s’est mise à chanter et elle a ressenti une joie intérieure qui la surprit parce que ce sen-timent était inédit pour elle.

À partir de ce soir-là, la mère de Jean se mit à aller mieux.

Elle recommença à faire de la cuisine et un peu de jardinage quand les assemblées religieuses lui en laissaient le temps. Elle jeta à la poubelle les antidépresseurs que le médecin lui avait prescrits. Et elle tenta de toutes ses forces d’attirer ses deux enfants dans le mouvement lui ayant sauvé la vie.

Sa fille et son fils n’allèrent pas à l’église comme elle le souhai-tait. Sa fille était extrêmement rébarbative, suppliant sa mère de lui foutre la paix à propos de la religion, pendant que son fils l’écoutait sans essayer de la contredire. Et quand la maladie s’abattit sur Jean et que sa femme et lui furent complètement anéantis, il devint naturel d’accepter les incessantes invites de la mère à se rendre, « une seule fois si vous voulez », dans le sous-sol chantant.

Jean et sa femme n’ont pas mis beaucoup de temps à croire.

Le pasteur leur promettait la guérison alors que les médecins leur promettaient le contraire. Ils se sont sagement fait baptiser ainsi que leurs deux filles qui n’étaient pas en âge de protester même si, par ce baptême, elles devenaient protestantes. Quand les chimiothérapies lui laissaient assez de forces pour faire autre chose que de s’allon-ger sur le sofa, Jean se rendait avec sa femme dans le sous-sol. Les gens l’accueillaient avec allégresse, lui prodiguant toutes sortes d’attentions bienveillantes et lui disant constamment combien il avait meilleure mine.

Les visites à l’église s’espacèrent à mesure que la maladie pro-gressait. Un jour, elles cessèrent car Jean était entré à l’hôpital. Qu’à cela ne tienne ! Puisque Jean ne vient plus à l’église, l’église ira à Jean. Ainsi, la chambre de Jean ne désemplissait pas. Du matin au soir, la multitude de ses coreligionnaires défilaient à son chevet, parvenant même à gê-ner le travail des infirmières qui n’osaient cependant pas s’en plaindre.

LA FOI QUI TRANSPORTE LES MONTAGNES

Dans l’heure suivant ma rencontre avec la mère de Jean, la chambre s’est justement remplie de gens aussi volubiles qu’inquiets.

Du poste des infirmières, on a même entendu chanter. Hélène, la responsable, a dû leur demander de modérer leur enthousiasme « par charité pour les autres patients ». Seules les deux petites filles de Jean pleuraient, isolées dans un coin. Leur maman tenait la main de son mari en épiant anxieusement chacun de ses mouvements. Elle ne parvenait pas à chanter avec les autres.

Je n’oublierai jamais le regard de haine et de mépris de la mère lorsqu’elle a quitté la chambre un moment pour venir me crier par-dessus le balustre du poste, assez fort pour être entendue de tout le monde :

— Docteur, je vous jure que mon fils ne mourra pas. Il ne mourra pas. Et vous et toute votre médecine inutile, vous serez confondus !

Le personnel et moi étions grandement éprouvés. Nous nous sentions mal jugés, mal perçus en même temps que nous savions trop ce qui allait se passer. Seule la bénévole osait entrer dans la chambre pour offrir de l’eau ou des glaçons. Elle nous disait que le patient ne semblait pas du tout s’améliorer.

J’étais dans la chambre d’une charmante vieille dame me ra-contant le bonheur qu’elle avait toujours éprouvé de ne s’être jamais mariée quand j’ai entendu des cris qui me glacèrent le sang dans les veines. Une immense lamentation comme celle de Rachel dans l’Évangile pleurant le meurtre de ses enfants innocents. Ma vieille patiente tourna la tête vers la porte et ouvrit la bouche de surprise et de crainte aussi. Je m’excusai auprès d’elle et me dirigeai vers la chambre de Jean.

La scène que je vis alors fut et est toujours demeurée la pire que j’aie vécue depuis que je travaille avec les personnes en fin de vie.

La mère secouant le cadavre chaud de son fils en lui disant :

— Tu n’es pas mort ! Tu ne peux pas me faire ça. Non, tu n’es pas mort. C’est impossible.

L’épouse se jetant dans les bras de ses deux petites filles pour crier :

— Il est mort ! Votre père est mort ! Pauvres petites, votre père est mort !

Et les enfants qui pleurent en silence mais qui, précisément à cause de ce silence, font entendre des sanglots plus forts que le bruit d’une formidable tempête dans le vacarme assourdissant de la chambre bondée où tout le monde s’agite.

Moi-même, j’étais pâle, sans mot, sans bouger, debout dans le cadre de porte de la chambre. Après un long moment, j’ai réussi à ramasser mes forces et à me diriger vers la dépouille que la mère te-nait toujours dans ses bras en sanglotant. J’ai fait les gestes d’usage aussi délicatement que j’ai pu. Puis, avant de refermer la porte de la chambre derrière moi, je me suis retourné vers eux pour leur dire :

— Je suis désolé. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, nous sommes là.

Je me suis assis derrière le poste, le regard vide, le cerveau dévasté. Je regardais en face de moi sans rien voir, sans rien penser.

Je ne voyais pas les gens que j’avais vus dans la chambre de Jean s’enfuir à pas feutrés avec le visage caché dans leur manteau. Je n’ai pas vu qu’ils avaient l’air de bandits quittant clandestinement le lieu d’un crime. Tout à coup, une main s’est appuyée sur mon épaule.

C’était la bénévole qui me tendait un verre d’eau.

La foi qui transporte