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le cafard que le Portugais avec qui il avait l’habitude de piquer une jasette ne soit plus là. Il s’achète trois grosses bières et commande deux paquets de Peter Jackson. La femme du nouveau propriétaire, qui ne parle à vrai dire que le cantonais, ne le regarde pas. Elle indique au client le montant de la vente sur l’écran de la caisse en-registreuse. Ernest paie, reprend sa monnaie et dit en sortant un bonjour qui restera sans réponse. « Ça doit être le mois de novembre, songe-t-il, les gens sont tous de mauvaise humeur. »

Revenu chez lui, il se débouche une bière et grille une ciga-rette. Le mal de tête du réveil le quitte alors qu’il commence à res-sentir l’engourdissement dont il ne peut se passer. Par chance, son téléviseur fonctionne toujours malgré son âge vénérable. Il l’allume et regarde Des kiwis et des hommes. Bientôt, il n’entend plus ce que les animateurs racontent même s’il voit toujours leurs lèvres bouger.

Il sombre doucement dans le sommeil, c’est comme ça que le temps passe le plus vite.

Quand il s’éveille, il est passé midi. Il a faim. Il se prépare un dîner Kraft. Ça fait trente ans qu’il mange des dîners Kraft et il n’a jamais encore pensé qu’il pourrait manger autre chose. Dans un moment de lucidité, il se met à réfléchir sur comment tout cela a commencé.

Il se rappelle l’université et sa gêne maladive à l’égard des filles. Il brûlait en dedans de rencontrer une copine mais il était paralysé dès que l’une d’entre elles passait près de lui. Il s’appliquait à étudier mais l’obsession de rencontrer quelqu’un venait inlassa-blement le perturber dans sa concentration. Après les examens, il y avait des fêtes organisées par le club social de la faculté. Peut-on parler de « fêtes » alors que rien de drôle ne s’y passait ? Ça ressem-blait plutôt à des beuveries où tout le monde finissait saoul. Il n’a pas fait mieux que les autres et il a commencé à boire de la bière chaque fois que l’occasion se présentait. Quand il avait bu, il remarquait que son caractère changeait. Il était plus frondeur et il arrivait même à parler aux filles qui se moquaient de lui parce qu’il était ivre. Quand on se moquait de lui, cela le rendait triste et il buvait alors davantage jusqu’au moment où ça ne lui faisait plus rien.

MOURIR DÉFIGURÉ

Il a fini son bac sans trop de difficulté. Il dut reprendre un seul examen pour un échec qu’il mit sur le dos d’un manque de pla-nification. Il se trouva un emploi dans une boîte médiocre. Un soir de décembre, dans un party de bureau, il partit avec une secrétaire qui était en peine d’amour d’un autre homme. Ernest était trop ivre pour se souvenir qu’il avait couché avec elle. Une fois qu’elle se vit enceinte d’Ernest, la secrétaire décida de ne pas se faire avorter pour faire « chier » l’autre gars qui l’avait plantée là. Ernest fut prévenu de l’arrivée prochaine du marmot alors que la fille avait six mois de grossesse. Il ne trouva pas d’autre chose à faire que de la demander en mariage, ce qu’elle accepta sur-le-champ.

L’enfant, une petite fille, naquit au bout d’une césarienne. La mère de l’enfant fit une dépression post-partum si sévère qu’on dut l’hospitaliser pour qu’elle ne tue pas son enfant. Au bout de trois mois d’électrochocs, elle revint à la maison chasser la mère d’Ernest qui s’était occupée de l’enfant durant son absence. En fait, elle mit son mari devant un ultimatum du genre « c’est elle ou c’est moi ». Voulant contenter tout le monde, Ernest choisit la mère de son enfant, mais continua de voir sa propre mère en cachette et à lui amener le bébé qu’elle adorait. Quand la secrétaire s’aperçut du stratagème, elle déci-da de plier bagage avec sa petite fille. Il en réentendit parler lorsqu’il reçut un affidavit lui demandant une pension exorbitante équivalant à soixante-dix pour cent de son salaire. Sans qu’il y ait un lien de cause à effet, il se remit alors à boire tous les soirs, si bien qu’il perdit son emploi et se trouva en défaut de payer la pension alimentaire.

« C’est moche tout ça », pense Ernest. Et il entend frapper à la porte.

De tous les amis de bars et de tavernes qu’il a fréquentés ne lui est resté que Marcel qui frappe tous les jours à sa porte. La raison en était bien simple : la plupart de ces alcooliques étaient décédés quand Marcel a eu la bonne idée d’entrer chez les Alcooliques Anonymes au lieu de se laisser de mourir de son éthylisme. Il vient tous les jours visiter son ami Ernest pour lui apporter de la nourriture. Ils bavardent quelques minutes ensemble et Marcel quitte un peu avant midi en disant :

— Je m’en vais à ma rencontre de AA. Bonne journée !

C’est là sa seule allusion à l’alcool et aux Alcooliques Anonymes. Marcel ne veut pas convaincre Ernest, encore moins le sauver. Il a appris au cours de toutes ces années d’abstinence qu’on ne sauve pas le monde. Par contre, ce jour-là, il trouve son ami plus moche que de coutume. Ce n’est pas parce qu’il serait plus ivre mais il lui semble que quelque chose cloche dans son visage :

— Ernest, tu as remarqué cette bosse dans ton cou ? lui de-mande Marcel.

— Ce matin, en me rasant, j’ai buté contre elle, mais ça me cause aucun mal, répond Ernest.

Marcel se rappelle l’un de ses potes des AA qui est mort l’an passé avec un cancer qui avait commencé par une bosse dans le cou.

Cela lui fait prévenir son ami :

— Tu devrais voir un médecin.

Ernest n’a pas de médecin. Il déteste les médecins entre autres pour ces questions qu’ils posent invariablement même si on les visite pour un ongle incarné : « Prenez-vous de l’alcool chaque jour ? Combien de verres d’alcool buvez-vous par jour ? » Quand il ment, il se sent coupable de ne pas dire la vérité et quand il dit la vérité, l’attitude du médecin change immédiatement, glissant vers une certaine nonchalance quand ce n’est pas carrément du mépris.

Pour éviter l’insistance de Marcel, Ernest répond :

— Bah, écoute, si ça ne disparaît pas dans une couple de semaines, j’irai au CLSC, je te le promets.

La bosse, loin de disparaître, s’est mise à grossir de façon inquiétante. Marcel n’a pas à user de beaucoup de diplomatie pour convaincre son ami de montrer cela à un médecin. De plus, il offre à Ernest de l’accompagner : « Nous irons tôt le matin, afin que je ne manque pas ma réunion », lui a expliqué Marcel.

Ils se présentent à la clinique des sans-rendez-vous du CLSC au beau milieu d’une épidémie de rhume des enfants fréquentant les garderies. La salle d’attente est bondée de bébés en pleurs et de mères excédées. La jeune médecin qui accueille les deux hommes n’est pas souriante du tout. Elle semble débordée et pressée d’en finir. Elle in-terroge Ernest d’une façon dépouillée de toute trace de compassion :

MOURIR DÉFIGURÉ

— Vous êtes venu pour quoi ?

— J’ai une bosse ici sous la mâchoire.

La médecin le regarde en lui disant :

— C’est évident. Ça fait longtemps que vous avez ça ?

— Je ne sais pas. Quelques semaines, un mois peut-être…

Elle s’approche du malade et respire son haleine.

— Vous buvez, n’est-ce pas ?

— De temps en temps.

Elle retourne à son bureau en murmurant : « Tous pareils ces alcooliques, que des menteurs ! » Puis, elle signe une demande de consultation qu’elle tend à Ernest.

— Prenez rendez-vous avec l’ORL. Je ne peux rien faire pour vous.

Penauds, les deux hommes s’en vont. Ernest se répète inté-rieurement que les médecins sont tous des crétins.

L’ORL n’a pas lésiné. Il a examiné Ernest et l’a engueulé :

— Pourquoi vous avez attendu autant de temps pour me consulter ? Un cancer de cette taille, que voulez-vous que j’en fasse ? Je ne peux même pas l’opérer car la carotide est entourée de cancer.

Je vais vous envoyer voir mon collègue en radiothérapie. Peut-être qu’il peut faire quelque chose. Et puis, s’il vous plaît, arrêtez de boire ! C’est à peu près à ce moment-là que je fais la connaissance d’Ernest. C’est un homme affable, tranquille qui, au demeurant, ne boit presque plus même s’il a toujours un verre de bière à portée de main qu’il regarde comme s’il s’agissait d’une bouée de sauvetage.

Il m’accueille avec le sourire ne semblant pas se rendre compte que la masse qu’il a dans le cou est devenue monstrueuse. Ça suinte, ça coule. Les pansements ne suffisent pas. Il se prête avec docilité à tout ce qu’on lui propose : séances de radiothérapie, tube dans l’es-tomac, curetage de la plaie. Un jour en arrivant à son appartement, j’ai l’impression d’être en face d’un Christ en croix. Je lui dis alors :

— Ernest, tu m’impressionnes. Tu traverses toutes les épreu-ves que la maladie t’inflige avec un courage que je n’ai jamais vu.

— Le courage, me répond Ernest, qu’est-ce que c’est ? Je trouve que je n’ai pas le choix de vivre ce que j’ai à vivre. Je suis seul.

Je bois. J’ai un seul ami. Mais je ne suis pas prêt à mourir. Je veux vivre. Depuis quelques semaines, les jours allongent. Vers trois heu-res de l’après-midi, le soleil recommence à traverser cette fenêtre.

Chaque fois que ça arrive, ça m’emplit le cœur de joie. Si c’est ça que t’appelles courage, de s’émerveiller d’un rayon de soleil d’après-midi qui brille sur sa face défigurée, alors oui, je suis courageux.

Je lui réplique : « Vraiment Ernest, tu es un grand professeur.

Merci ! »

Et Ernest de sourire du mieux qu’il est en encore capable.

La confiance étant établie, Ernest se confie. Il me raconte tout ce qu’il aurait aimé faire et qu’il n’a pas fait. Il n’est pas hargneux.

Il accepte sa maladie cancéreuse qui va le tuer à brève échéance comme il a accepté son alcoolisme qui l’a empêché de vivre sa vie durant. Un jour, il me parle de cette fille qu’il n’a jamais revue :

— Parfois, je m’en ennuie, me confie-t-il. Est-elle toujours en vie ? Est-elle mariée ? A-t-elle des enfants ? C’est étrange comment une personne à qui on a donné la vie nous obsède jusqu’à la fin même si on ne l’a plus jamais vue.

Je lui demande alors :

— Aimerais-tu la revoir ?

— Non, non, certainement non. Laissons-la vivre sa vie là où elle est. Elle n’a certainement pas besoin de revoir son père dans cette déchéance.

Or, c’était son avis à lui. Là-bas, en Abitibi, une jeune femme venait de donner naissance à son quatrième enfant en sept ans. Elle était heureuse, comblée, mais quelque chose lui manquait à l’inté-rieur. Elle n’avait jamais connu son père. Elle savait que sa mère l’avait quitté quelques mois après sa naissance pour des raisons qui étaient toujours restées mystérieuses. Elle ne disposait de rien pour retrouver son père car sa mère avait emporté dans la tombe tous les indices qui auraient pu lui être utiles. Elle avait traversé avec un courage dont elle ignorait l’origine le suicide de sa mère survenu alors qu’elle n’avait pas encore dix-huit ans. Elle fit appel à une association dont le but est d’aider les enfants adoptés à retrou-ver leurs parents naturels. Eux, avec la date et le lieu de naissance de l’enfant, n’eurent aucune difficulté à retrouver le nom du père qui

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avait naguère étrangement disparu de l’extrait de naissance. Mais une fois le nom du père identifié, le retrouver n’est pas chose facile.

Pendant des semaines, elle scruta les informations contenues sur internet pour retrouver la trace d’un Ernest Leblanc. Elle en trouva plusieurs centaines. Découragée, elle mit quelque temps à compren-dre qu’on pouvait mettre la main sur son père à partir des registres des hôpitaux. Naturellement, on lui répondit partout que la loi ne permettait pas de donner suite à sa demande. Partout, sauf à un endroit où elle tomba sur une jeune réceptionniste qui, par hasard, avait reçu Ernest la veille et avait été fortement impressionnée par la monstruosité de son visage défiguré. Elle répondit à la fille d’Ernest :

— Vous savez madame que je n’ai pas le droit de répondre à votre demande.

— Oui, bien sûr. C’est normal. Mais dans ce cas-ci, c’est parti-culier. Je veux retrouver mon père parce que je ne l’ai jamais connu et que, maintenant que j’ai quatre enfants et que ma propre mère est morte, j’ai besoin de savoir s’il est vivant.

La réceptionniste fléchit en elle-même et elle s’entendit dire à son corps défendant :

— Il y a un patient qui porte ce nom à la clinique de radiothé-rapie où j’ai fait du remplacement la semaine dernière. Promettez-moi de n’en parler à personne mais je vais vous donner ses coordon-nées. Si vous dites un mot, c’est certain que je suis mise à la porte.

— Je n’en dirai mot à personne, c’est sûr, mais je vais vous devoir une reconnaissance éternelle ! promit la fille d’Ernest.

Quand le téléphone sonne chez Ernest, un peu après midi un jour d’avril, il est surpris. Marcel venant de le quitter, qui peut bien l’appeler ? Il décroche le téléphone :

— Allo. Qui m’appelle ? répond-il avec méfiance.

— Je m’appelle France Lanteigne, réplique une voix incer-taine. Je ne veux pas vous déranger mais je suis à la recherche d’un monsieur Ernest Leblanc qui a eu une petite fille il y a trente-deux ans et qui ne l’a jamais revue depuis.

Un silence aussi lourd que la terre s’ensuit. Après un moment, la voix enrouée, Ernest déclare :

— Je pense bien que je suis ton père. Quel est le nom de ta mère ?

— Fabienne Lanteigne.

— C’est bien la femme avec qui j’ai eu une petite fille il y a trente-deux ans. Est-ce qu’elle va bien ?

— Oui, elle va bien… Si vous acceptez, je viendrai vous voir, la semaine prochaine. Je veux vous présenter mes enfants.

— Fais comme tu voudras, reprend le père. Je suis malade et je suis fatigué, il va falloir qu’on raccroche. Voici mon adresse…

Munie de l’adresse d’Ernest, France Lanteigne met ses qua-tre enfants dans la voiture et enqua-treprend le long voyage qui l’amène à Montréal. Elle éprouve un peu de mal à entrer sur l’île en raison des embouteillages mais elle atteint quand même l’appartement de son père. Elle fait sortir les enfants de la voiture qui se mettent à se chamailler. Elle ne voit pas son père qui regarde par la fenêtre, les yeux embués de larmes. Elle sonne et attend. Au bout de quelques minutes, elle entend un bruit de sonnette dont elle ne comprend pas la fonction. Elle sonne à nouveau. Elle entend alors Ernest sur le balcon lui expliquer que la sonnette qu’elle entend lui indique que la porte d’entrée est déverrouillée. La sonnette en question se fait réentendre. Elle ouvre et gravit l’escalier. Au bout, une porte est ouverte. Elle voit alors un homme au visage défiguré qui la fixe du regard. Les enfants ont un mouvement de recul. Avec le petit dernier dans les bras, elle avance. Au seuil de la porte, son père lui tend les bras. Elle murmure en pleurant :

— Papa, voilà tes petits-enfants.

Le père regarde ces enfants étrangers qui sont devenus sages comme des images et il s’adresse à leur mère :

— Ma fille, tu m’as causé une joie immense. Il me semble maintenant que je peux mourir en paix.

France lui demande :

— J’ai apporté un lunch pour les enfants. Ils ont faim. Est-ce qu’on peut te déranger quelques minutes pour qu’ils mangent ?

— C’est petit ici. Je n’ai pas assez de vaisselle.

— Ce n’est pas grave. Tu verras. Tout va bien se passer…

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Tout se passa bien. Il lui a offert une bière qu’elle a bue, prétex-tant que c’était bon pour l’allaitement. Et elle est repartie en promet-tant d’appeler trois fois par semaine pour prendre de ses nouvelles.

Elle appela le lundi, puis le mercredi. Son père lui parla peu car il éprouvait des difficultés d’élocution. Le vendredi, il n’y eut pas de réponse. Elle appela alors à l’hôpital où une infirmière l’informa le plus délicatement du monde que son père avait été hospitalisé d’urgence le mercredi soir et qu’il était mort au petit matin jeudi.

L’infirmière expliqua qu’elle était heureuse qu’elle appelle car Ernest ne pouvait plus parler lors de son admission :

— Il a laissé quelque chose pour vous en écrivant sur un bloc-notes Pour ma fille. C’est une photo d’un couple avec un petit bébé.

Voulez-vous qu’on vous la poste ?

J

acques est un homme très occupé. Il travaille plus qu’il ne faudrait mais il trouve quand même du temps pour s’occuper de ses deux fils et pour sortir une fois par semaine avec sa femme. Ils vont au restaurant, voir un film ou les deux à la fois. On ne peut pas dire que Jacques est heureux comme on ne peut pas dire qu’il est malheureux.

Sa vie est simplement trop chargée et trop réglée pour que le bonheur ou le malheur y trouvent une place.

Comme le bonheur et le malheur, la vieille maman de Jacques n’a pas vraiment de place dans sa vie. Il lui rend visite une fois par se-maine, les mercredis soir et il lui téléphone les dimanches pour voir si tout va bien. Jacques est le seul visiteur que sa mère reçoit parce qu’il est fils unique et que les parents et amis de la vieille femme sont maintenant tous six pieds sous terre. Les infirmières du CLSC passent de temps en temps, disons une fois par mois. C’est comme si elles ne venaient pas, car, en un mois, il peut s’en passer des choses.

L’une d’entre elles a cependant laissé son nom et son numéro près du téléphone, si bien que Jacques a pu noter ces informations et les glisser dans son porte-monnaie.

La mère de Jacques a été une femme travaillante toute sa vie. Tous les matins vers les cinq heures, elle se levait, puis allait travailler dans une usine à l’autre bout de la ville. Il fallait bien ga-gner de l’argent pour vivre, surtout que le père de Jacques était mort assez jeune d’une sclérose en plaques inhabituellement fulgurante.