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Mourir sans avoir pris congé

G

aston a protesté quand la technicienne en radiologie l’a obligé à se départir de son portable pour passer le scan abdominal que son médecin lui avait prescrit.

— J’attends un appel important de Californie, rouspéta-t-il, je ne peux quand même pas laisser passer un contrat de cinq millions de dollars.

La technicienne lui répondit :

— L’examen prend trente minutes tout au plus. Vous avez bien un répondeur. Vous rappellerez ensuite.

— Ça paraît que vous travaillez dans la santé, s’offusque Gaston, vous ne connaissez rien à la compétition féroce du milieu des affaires. On peut facilement perdre un contrat pour un appel manqué.

— De toute façon monsieur, vous n’avez pas le choix. Un té-léphone cellulaire dans un appareil à scintigraphie, ça brouillerait totalement les résultats. Et puis, ça risquerait de briser l’appareil.

Vous savez ce que ça coûte un tel appareil ? lui demande la techni-cienne certaine d’avoir trouvé là une corde sensible.

— Euh, non. Moi, j’ai une compagnie de transport. Je ne connais rien là-dedans.

— Ça coûte au moins trois millions de dollars, alors on a in-térêt à y faire attention.

— D’accord ! répond le patient impressionné.

Pendant le test, Gaston entend le portable vibrer sur la table de chevet sur laquelle il a été posé. Cela le crispe et la technicienne s’en rend compte :

— Détendez-vous, monsieur Coutu. Ça va prendre encore une dizaine de minutes.

Quand l’examen est enfin terminé, avant même de passer à la chambre de déshabillage, Gaston agrippe son téléphone pour constater que l’appel manqué ne vient pas de Californie mais de sa résidence familiale. Il passe donc dans l’autre pièce et remet ses vê-tements. Quand il part, il dit à peine au revoir à la secrétaire. « Après tout, réfléchit-il, j’ai payé six cents dollars pour cet examen. Je ne leur dois rien. C’est moi qui les fais vivre. »

Le téléphone sonne à nouveau. C’est sa femme qui l’appelle :

— Gaston, comment ça va ? dit la voix traversée par une pointe d’angoisse, ton examen est-il passé ?

— Aucun problème, Raymonde. J’attends maintenant les résultats.

— J’avais pensé faire garder les enfants ce soir. On pourrait peut-être aller manger au restaurant.

— Raymonde, tu sais que je n’ai pas beaucoup d’appétit ces temps-ci et puis j’ai un conseil d’administration qui ne se terminera pas avant vingt heures. On est mieux de remettre ça à un autre jour.

Raymonde raccroche insatisfaite. Elle est la seconde femme de Gaston. Ils se sont mariés il y a quinze ans après de courtes fréquentations. Elle le trouvait très beau et elle admirait sa force de caractère et sa capacité de mener à bien tout ce qu’il touchait.

Ils ont eu deux garçons ensemble qui sont maintenant âgés de neuf et douze ans. Raymonde ressent de l’insatisfaction à la suite de la conversation avec son mari car elle a le pressentiment que ses malai-ses abdominaux cachent quelque chose de sérieux. Elle aurait aimé qu’ils se rencontrent en tête-à-tête ce soir avant que les résultats ne soient dévoilés, histoire de vivre un peu de temps sans la présence de la maladie qu’elle redoute.

Pendant ce temps, Gaston arrive au travail et il s’achète en vitesse un sandwich dans le petit dépanneur du rez-de-chaussée de l’immeuble. Il prend l’ascenseur dans lequel se trouve par hasard un

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très grand vieillard. Après quelques secondes, il reconnaît monsieur Bibaud, le fondateur de la compagnie qu’il a achetée. Le vieillard a pris sa retraite depuis au moins dix ans.

— Monsieur Bibaud, je vous ai reconnu. Comment allez-vous ? s’informe Gaston avec enthousiasme.

— Je vais bien, je vais bien, répond l’octogénaire, mais je ne rajeunis pas. Ma vue est mauvaise, pouvez-vous me dire à qui j’ai l’honneur de parler ?

— Gaston Coutu, l’homme qui a acheté la compagnie à votre fils en 2009.

— Ah ! monsieur Coutu. Mais, je me souviens bien de vous maintenant. C’est moi qui vous ai engagé il y a peut-être une quin-zaine d’années au moins, n’est-ce pas ? Vous avez monté vite.

— Ben, on peut dire que j’ai travaillé beaucoup, répond Gaston avec un zeste de gêne. Et vous, comment ça se passe la retraite ?

— Oh ! mon jeune ami, je n’ai jamais appris autre chose que travailler, alors, la retraite, c’est difficile et c’est long, très long.

— Que voulez-vous dire ? interroge Gaston.

— Je suis fatigué de vivre, voilà tout. J’ai trop travaillé, voyez-vous. Trop travailler, ça fatigue beaucoup. On désapprend comment vivre la vie et, puisque je n’ai jamais su comment vivre la vie, vous ne savez pas ce que je donnerais pour retourner à votre âge et me plonger dans le travail, déclare l’octogénaire pendant que la porte de l’ascenseur s’ouvre.

— Je suis arrivé, interrompt Gaston, bonne fin de journée ! Quand la porte se referme sur le vieillard, Gaston ressent un sentiment étrange. Un doute inédit s’empare quelques instants de sa conscience sous la forme d’une question dérangeante : « À quoi ça sert de vivre ? » Mais ces questionnements ne persistent pas dans son cerveau : sa secrétaire a placardé son ordinateur de petits autocol-lants jaunes qui sont autant de messages auxquels il doit répondre d’urgence. Il les prend donc, un à un, et s’exécute avec efficacité et froideur. Ensuite, il prépare la réunion qui doit commencer à seize heures. Tout devrait bien se passer. Il a une résolution à débattre avec son conseil d’administration pour l’ouverture sur la Chine. Son dossier est en béton, tout le monde n’y verra que du feu.

Lorsque la réunion commence, il est contrarié. Sans l’arrivée retardée de madame Lacoursière, il n’aurait pas eu le quorum. Il déteste annuler une réunion pour faute de quorum. Les participants ont été avertis, ils ont donné leur accord pour la date, ils n’ont qu’à ne pas se défiler.

La réunion est commencée depuis une dizaine de minutes quand sa secrétaire frappe timidement à la porte en murmurant :

— Monsieur Coutu, je dois vous parler deux minutes…

absolument !

— Madame Talbot, fait Gaston en colère, je vous ai déjà dit qu’il ne faut JAMAIS me déranger lorsque j’anime une réunion !

— Oui, je sais monsieur Coutu, mais là, je ne peux pas atten-dre, répond la secrétaire embêtée.

Puis elle ajoute plus bas :

— C’est la clinique !

Évidemment, les mots dits plus bas sont ceux que tout le monde a le mieux entendus. Gaston s’en rend compte et il s’excuse en quittant la salle avec un sourire niais.

— La clinique ! Est-ce que j’y ai laissé mon portefeuille ? Qu’est-ce qu’ils ont à vouloir me parler à quatre heures de l’après-midi ? vocifère Gaston en prenant le combiné du téléphone avec arrogance.

— Allo, c’est Gaston Coutu qui parle. Vous vouliez me parler ?

— Oui, répond une voix masculine distinguée, je suis doc-teur Lemay, radiologiste à la clinique où vous avez passé un scan ce matin. J’appelle parce qu’on a téléphoné au médecin qui a fait la demande d’examen et on nous a répondu qu’il était en vacances pour le mois. Vous n’avez pas d’autre médecin de famille ?

— Franchement docteur, j’ai la chance d’avoir trouvé un mé-decin de famille au quarante-deuxième appel que ma femme a fait, on n’était pas pour se taper quarante-deux autres appels pour en trouver un deuxième !

— Oui, je comprends. Dans ce cas, répond le médecin, je vais vous faire voir par un gastroentérologue qui vient à la clinique tous les jeudis. Vous n’aurez qu’à payer les deux cents cinquante dollars nécessaires pour ouvrir votre dossier.

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— Vous auriez pu laisser ce message-là à ma secrétaire ! ré-torque le patient excédé qui raccroche aussitôt.

À l’autre bout du fil, le radiologiste soupire en se demandant comment le patient va réagir lorsqu’on lui apprendra que son abdo-men est farci de métastases.

Quand il reçoit l’heure de son rendez-vous, Gaston proteste :

« Dix heures et demie ! Je ne pourrai pas travailler de tout l’avant-midi. » Mais il se présente quand même à la clinique à l’heure prévue.

Le médecin qui le reçoit est un vieux gastroentérologue qui a décidé d’interrompre sa retraite pour ces quelques heures de consultations lucratives du jeudi avant-midi. C’est un homme expérimenté qui en a vu d’autres. Il accueille Gaston Coutu en lui posant quelques questions qui vont le préparer à lui annoncer une mauvaise nouvelle :

— Bonjour monsieur Coutu. On s’excuse de vous avoir donné le rendez-vous de dix heures trente. C’est une mauvaise heure pour ceux qui travaillent, mais c’était la seule de disponible aussi rapide-ment. Quel travail vous faites ?

— Enfin, un qui me comprend… répond le patient, je suis président d’une grosse compagnie de transport.

— Président d’une grosse compagnie de transport, répète le médecin, vous devez être pas mal occupé, j’imagine.

— À qui le dites-vous ! réplique Gaston, disons que je n’ai vraiment pas le temps d’être malade.

— Vous êtes comme tout le monde, on n’a jamais le temps d’être malade. Vous avez quel âge déjà ?

— Docteur, je suis vraiment très occupé aujourd’hui. S’il vous plaît, donnez-moi votre diagnostic que je puisse retourner travailler.

— Aujourd’hui, vous allez appeler au bureau et demander à votre secrétaire d’annuler tous vos rendez-vous, conseille le médecin avec fermeté. Ce qu’on vous a trouvé n’est pas banal, c’est plutôt très sérieux.

— Très sérieux ? Expliquez-moi, je vous prie , insiste Gaston.

— Vous devez ressentir des douleurs épouvantables, mon-sieur, déclare le médecin, parce que, selon vos radiographies, votre ventre est rempli de métastases.

— Rempli de quoi ? se surprend le patient.

— Je veux dire rempli de cancer, explique le vieux gastroen-térologue. Et on pense que l’origine de ce cancer est votre pancréas.

Gaston garde silence quelques secondes en cherchant quoi dire, puis il éclate :

— Vous êtes fou. Vous avez certainement fait une erreur. Je veux une deuxième opinion. Donnez-moi les radiographies.

— Du calme monsieur Coutu, réplique le spécialiste, je vous comprends. C’est dur à avaler une nouvelle comme ça. Et c’est dur à annoncer également. Mais c’est mon métier, dire la vérité. Je vais vous les donner les radiographies. Vous pouvez chercher une deuxième opinion, mais, à votre place, je ne le ferais pas. C’est perdre votre temps. Je peux vous diriger vers un collègue ici à Montréal qui connaît bien ce type de tumeur.

— Vous n’êtes pas à ma place ! crie Gaston en enfilant son veston. Je prends mes radiographies à la réception et je crisse mon camp d’ici !

Dans l’ascenseur, il appelle immédiatement sa femme qui avait pourtant insisté le matin même pour l’accompagner :

— Raymonde, figure-toi qu’ils m’ont trouvé un cancer du pan-créas et ils disent que je suis fini !

Sa femme lui répond :

— Je savais que c’était grave. Attends, je viens te chercher.

— Pas question ! J’ai mon auto, reprend Gaston, je rentre à la maison. Trouve-moi sur internet le nom du plus grand spécialiste du pancréas au monde. Je répète : le plus grand spécialiste du pancréas au monde ! Ils ne m’auront pas comme ça. Ils vont voir que je n’ai pas dit mon dernier mot !

— S’il te plaît Gaston, fais attention à la circulation ! Ce ne serait pas le moment d’avoir un accident en plus de ça , le prévient Raymonde alors qu’il a déjà raccroché.

Elle regarde le combiné du téléphone avec un air de ne plus rien comprendre, puis elle se laisse choir dans un fauteuil pour pleu-rer à gros sanglots. Jamais elle n’avait soupçonné qu’un événement comme celui-là allait arriver. Elle pense : « Lui, si fort, si audacieux, terrassé si jeune d’une maladie aussi grave. Ça ne se peut pas. On va trouver une solution. »

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Ils ont trouvé le plus grand spécialiste du pancréas au mon-de. Il se nomme docteur Kevin Brown et il pratique au Nouveau-Mexique. Lorsque Raymonde a téléphoné à cette clinique, elle a obtenu un rendez-vous pour son mari trois semaines après l’annonce dévastatrice. On leur a expliqué que la clinique du docteur Brown avait une entente avec un hôtel prestigieux de Santa Fe où les nui-tées ne coûtent que six cents dollars américains. Lorsque Gaston et Raymonde sont arrivés à destination, ils ont été pris d’un certain malaise devant cette ville très modeste qu’est la capitale de l’État du Nouveau-Mexique. Le lendemain, ils ont été vus par le docteur Brown, qui porte bien son nom car il a un teint si bronzé qu’on se demande si les lumières de sa salle d’examen ont la puissance de celles d’un salon de bronzage. Docteur Brown a longuement regardé les radiographies, puis il a déclaré :

— Je pense que nous pouvons vous guérir. J’ai ici un nouveau médicament expérimental qui risque de révolutionner le monde du traitement du cancer, mais avant que je vous l’administre, nous de-vons recommencer l’investigation.

Le coût de l’investigation s’est élevé à soixante-quinze mille dollars excluant les frais d’hôtel pour loger Raymonde qui passait pourtant presque tout son temps en compagnie de son mari. Elle se disait qu’ils étaient chanceux de pouvoir compter sur ses parents à elle qui gardaient sans frais leurs garçons à Montréal. Leurs garçons qu’elle appelait parfois et à qui elle mentait en affirmant que leur père allait bientôt rentrer guéri.

Quand la deuxième investigation fut complétée, le couple revit le docteur Brown. Le médecin avait l’air grave et Gaston crai-gnit que les nouvelles soient mauvaises. Mais le docteur Brown leur communiqua des nouvelles encourageantes :

— Au Canada, leur expliqua-t-il, c’est un système public de santé financé par les impôts des contribuables. Je ne suis pas ici pour vous donner mon opinion sur les systèmes de santé, mais je comprends tout à fait que chez vous on ait moins accès à de nou-veaux médicaments capables de lutter contre cette terrible maladie qu’est le cancer. Ici, c’est possible, mais, à la différence de chez vous, il faut payer.

— Combien ? demande Raymonde qui sent une inquiétude lui pincer le cœur.

— Pour vous, parce que vous êtes Canadiens, nous acceptons de vous donner trente-cinq pour cent de rabais…, précise le médecin.

— D’accord, fait Gaston nerveux, trente-cinq pour cent de combien ?

— Pour vous, au total, ce sera six cent cinquante mille dollars, laisse enfin tomber docteur Brown.

Le mari et la femme se regardent et Gaston dit :

— On n’aura pas le choix de réhypothéquer la maison.

Raymonde, penses-tu qu’on est capables ?

— Pour que tu aies la vie sauve mon chéri, on va faire n’im-porte quoi ! affirme alors Raymonde.

Le médecin les observe et, même s’il ne comprend pas un mot de français, il perçoit qu’il vient de faire une bonne affaire.

Le traitement intraveineux prescrit par le docteur Brown dure six mois. Il est administré durant trois semaines avec une semaine de répit. Même s’il est très affaibli, Gaston insiste alors pour repren-dre l’avion afin de revenir voir ses fils à Montréal. À la maison, les fils voient un père qui décline à vue d’œil. Ce sont des enfants mais ils ne sont pas fous. Raymonde, elle, ne voit pas ce qui se passe, elle espère. Elle ne veut même pas penser à ce qu’elle ferait si Gaston mourait. Peu à peu, l’obstination toujours victorieuse qu’elle avait admirée chez son mari semble se transférer en elle. C’est elle qui se surprend de répéter à son mari couché dans la chambre froide de la clinique : « Bats-toi Gaston ! Bats-toi ! Je suis sûre que tu vas gagner. »

Gaston se bat tellement qu’il ne sent pas que ses forces l’aban-donnent. Il ne réalise pas non plus qu’au lieu d’être avec ses fils qui auraient tant besoin de sa présence, il est en train de passer les dernières semaines de sa vie dans une clinique perdue au Nouveau-Mexique. Évidemment, il n’a pas pensé faire de testament, il n’a rien préparé pour sa mort, car pour lui, il ne va pas mourir, pas mainte-nant en tout cas.

Ils ont eu beaucoup de peine à obtenir une deuxième hypothè-que pour une maison cossue, certes, mais qui est bâtie en zone inon-dable. Le directeur de banque a fini par accepter le prêt hypothécaire

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quand Gaston a consenti à donner sa compagnie en garantie. Toutes ces décisions, prises sous le choc et alimentées par la formidable énergie que des humains peuvent avoir quand ils font face à une menace de mort, ont eu pour effet final de jeter Raymonde et ses deux enfants à la rue parce que la compagnie de Gaston a fait faillite dans les six mois qui ont suivi son décès. Le docteur Brown a refusé de rendre l’argent des deux traitements que son patient n’a pas eu le temps de recevoir prétextant que les lois du Nouveau-Mexique lui permettaient d’agir de cette façon. Au bas de la page treize du contrat qu’ils ont signé, il est d’ailleurs écrit, en caractères minuscules, que le traitement n’est associé à aucune garantie de guérison.

Quand Gaston est mort à Montréal d’une pneumonie favorisée par des défenses immunitaires complètement anéanties par cette chimiothérapie expérimentale, il a eu un éclair de lucidité qui l’a traversé juste avant de rendre l’âme. Il a revu monsieur Bibaud dans l’ascenseur et il s’est reposé la question qu’il s’était posée naguère :

« À quoi ça sert de vivre ? »