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J’

ai choisi de travailler dans un quartier pauvre, juste au-dessous du pont Jacques-Cartier. Ce quartier de Montréal a été long-temps reconnu comme l’un des plus défavorisés au Canada. La pau-vreté chronique frappe ce quartier de génération en génération. Dans toutes les villes, grandes ou petites, existent ces quartiers pauvres.

Parfois, ils sont cachés. Parfois, non. Dans ces milieux se trouvent toutes sortes de gens, de la sainte au bandit. En fait, dans ces mi-lieux, le monde interlope ne porte pas de cravate et il se nourrit de Kraft Dinner. Donc, on vous demande d’aller chez des gens qui ont connu le vol, la prostitution et sans doute aussi le meurtre. J’aurais plusieurs histoires à vous raconter car ces fins de vie me marquent beaucoup. Je ne sais si c’est l’air qu’on respire dans ces maisons, mais on peut dire que ces suivis-là nous stimulent énormément.

Je pense d’abord à cet immigrant homosexuel qui vendait de la drogue. On l’appellera Karl. Un jour, à la réunion d’équipe, on s’est demandé combien de gens étaient passés à la maison au cours de nos visites de la semaine précédente. Sur deux visites d’infirmières, trois d’auxiliaires et une de médecin, on comptait soixante-quatorze personnes différentes ! On comprend bien pourquoi cet homme qui, comme le disait une des filles de l’équipe, avait un visage d’ange et un sourire perpétuel refusait obstinément d’aller finir ses jours à l’hôpital. Il avait un « business » à faire fonctionner et il entendait bien le faire jusqu’à la fin… Mais, il était normal que certains d’entre

nous s’inquiètent pour leur sécurité, surtout quand il fallait se rendre dans cet appartement le soir. Nous avons donc fait une « réunion de famille » dans laquelle nous avons insisté pour que le « parrain » du groupe soit présent. Le « parrain », lui, n’avait pas vraiment un visage d’ange, c’était le chum de l’ange et on savait tout de suite en le rencontrant qu’il n’était pas directement versé dans la blague. L’air dur, le visage balafré, il n’offrait absolument aucune comparaison avec les homosexuels des pièces de Michel Tremblay. C’était clair qu’il fallait qu’il soit présent à cette « réunion de famille » car c’était lui qui prenait les décisions dans ce milieu.

Alors, on se présente là en fin d’après-midi, l’infirmière, la travailleuse sociale, deux auxiliaires et moi-même. J’avais demandé au parrain d’avertir les multiples passants de s’abstenir de nous vi-siter durant l’heure prévue, ce qui fut obtenu sans problème. « Vous comprenez, lui avais-je dit, on ne peut pas discuter de Karl devant plein de monde qui ne le connaît même pas ! » La réunion commence avec Karl, le parrain et deux amis fidèles. Karl sourit et ne semble pas s’intéresser à nos discussions, ses amis ont l’air nerveux et le parrain surveille la porte en nous écoutant gravement. Dès le début, nous avons précisé que nous n’étions pas de la police, ce qui a eu l’effet de détendre un peu l’atmosphère. Et puis, il a fallu mettre cartes sur table : Karl n’allait pas bien du tout même s’il avait gardé son corps d’Apollon. Une maladie rare dans son cerveau allait le conduire ra-pidement à son dernier repos.

— Ce n’est pas grave, a répondu Karl, je le savais. Mais, j’aime-rais bien pouvoir téléphoner à ma mère dans son pays.

— Bien sûr, il faudrait que tu leur parles, que quelqu’un a répondu, mais on a besoin de savoir si tu veux vraiment rester ici jusqu’à la fin.

Ça a été tout de suite très clair qu’il voulait absolument finir ses jours à la maison. Bon, une bonne chose de faite, me suis-je dit.

Alors attaquons le plus difficile. Sarah, c’est l’infirmière, une belle Gaspésienne qui allait encore aller pêcher en haute mer par chez elle. Elle prend la parole en regardant le plancher : « Tu sais Karl, j’aime beaucoup m’occuper de toi, t’es ben fin. » Le parrain la regarde. « Toi aussi, t’es ben fin », ajoute-t-elle à son égard. Le parrain respire lourdement.

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— Mais, je suis obligée de vous dire, poursuit-elle, que des fois j’ai peur en venant ici. Surtout le soir. On rencontre tellement de gens différents qu’on n’a jamais vus.

— Puis, ai-je ajouté, avec tout ce monde-là qu’on ne connaît pas, je me demande parfois si les médicaments que je prescris vont effectivement à Karl.

La réponse du parrain fut catégorique :

— Premièrement, en ce qui concerne ces quelques milligram-mes de morphine que vous donnez à Karl, ne vous inquiétez pas, on peut en fournir à toute la ville de Montréal. Et deuxièmement, pour la sécurité, ne vous inquiétez pas non plus : je veillerai personnelle-ment à ce que rien n’arrive à votre personnel. Fiez-vous à ma parole ! Compris ?

Je ne sais pas si on peut l’imaginer mais quand le parrain parlait, personne ne discutait ce qu’il avait dit. Alors, effectivement, personne d’entre nous n’a été incommodé de quelque manière que ce soit, le jour comme la nuit. Nous entrions là comme dans une église. Les multiples personnes que nous croisions dans l’escalier nous saluaient poliment avant de disparaître dans le noir. Et puis, le temps a passé rapidement. Quelques jours après, un beau soir, Karl a saigné dans sa tête. Il a eu mal à la tête à peine cinq minutes, nous a confirmé le parrain, il se mordait les joues pour ne pas crier, puis il s’est endormi pour ne plus jamais se réveiller. La veille, il avait téléphoné à sa mère. Comme un enfant, il avait pleuré au téléphone en répétant dans une langue étrangère : « Je t’aime, maman ! Dieu nous réunira. » Après le téléphone, il a paru soulagé. Il a demandé des dattes et on les lui a trouvées. On aurait volé des banques pour qu’il en ait.

De ce monde parallèle, je me souviens aussi de Jeannine qui est décédée chez elle, il y a peu de temps. Ce n’était plus une jeune femme, mais elle était encore très belle avec son regard d’un bleu clair très séducteur. Elle aimait rire et ne s’en empêchait jamais même lorsqu’il était question de sa propre condition. Elle savait ce qui allait arriver. Deux ans auparavant, elle avait accompagné son conjoint dans la mort. Et puis, elle n’avait absolument aucune honte à nous dire le travail qu’elle avait fait toute sa vie durant : « J’étais

effeuilleuse ! » se vantait-elle. Ses enfants, qui étaient des enfants d’effeuilleuse, s’occupaient d’elle avec un amour, une délicatesse et une tendresse infinis. C’étaient deux petites dames un peu boulottes qui vivaient en banlieue et qui se relayaient auprès de leur mère sans jamais faire défaut.

Quand on frappait à la porte, un vigoureux aboiement se faisait entendre. Jeannine vivait avec son immense berger allemand du type mangeur d’hommes. Mais un berger allemand, c’est plus intelligent qu’une police ! Quand sa maîtresse criait « Entrez ! », vous pouviez ouvrir la porte sans avancer. La maîtresse disait : « Avancez, il n’est pas malin. » Là, tu avançais pendant que le chien te regardait.

Il s’approchait, te sentait. Quand il agitait la queue, le tour était joué.

Ce chien, malgré son imposant volume, était âgé d’à peine 18 mois. Il fourrait son nez dans mon sac, mangeait mes dossiers et montait sur mes genoux pour me lécher le visage. Je le trouvais à vrai dire un peu intrusif mais c’était le chien de Jeannine, donc il ne fallait rien dire.

Tout le monde dans la maison appelait Jeannine « Mamichou », ce que nous trouvions très touchant. Cette maison sombre au pla-fond bas était un havre de tendresse comme on n’en voit pas souvent.

Une bouilloire de café était perpétuellement en cours de fabrication et il y avait ces petits biscuits sucrés que je n’avais pas le droit de refuser, mais qui me donnaient invariablement un bon mal de cœur pour le reste de la journée. Je ne sais pas pourquoi mais quelqu’un chantait toujours dans cette maison. La patiente elle-même avait une très belle voix. J’imagine que ça peut servir quand on est effeuilleuse.

Ses filles aussi chantaient des chansons inconnues, marmonnées comme des incantations arabes qu’elles modifiaient au gré du temps qu’il faisait et qui étaient toujours appropriées.

Un jour, comme ça arrive souvent, le cerveau de Jeannine s’est mis à mal fonctionner. Elle s’est mise à oublier des choses im-portantes comme la date de son mariage avec Méo ou l’âge de ses filles. Mais elle nous reconnaissait, ses filles et moi, et elle continuait de nous accueillir avec le même sourire et les mêmes biscuits. Le temps était venu de discuter des vraies choses. Pour être sûr que Jeannine comprenait bien la nature palliative des traitements que je lui donnais, il fallait parler de la réanimation. Voudrait-elle, si son cœur arrêtait, être réanimée, « pompée par les ambulanciers »,

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comme je lui ai expliqué, et amenée à l’hôpital ?

— Es-tu fou ? Jamais de la vie ! Quand ça sera fini, on tire la plogue. Tu comprends, là, docteur ?

Il fallait donc signer un ordre de non-réanimation afin que les ambulanciers aient le droit de ne pas la « pomper », comme je disais, et ses filles se sont cachées dans la salle de bains pour pleu-rer lorsque nous en avons parlé. Mais tout le monde a fini par signer sans fla-fla et je suis reparti avec un genre de tristesse au cœur. Ce moment de la signature de l’ordre de non-réanimation est comme le premier adieu, celui qui précède l’adieu définitif, et ça me fait tou-jours quelque chose.

Même si son cerveau se ramollissait doucement, son petit-fils, qui venait à peine de sortir de prison, était toujours là et l’accompa-gnait, d’abord au casino, puis à la taverne du coin où se trouvaient des machines à sous qu’elle continuait d’adorer compulsivement.

Dans ces périodes de jeu, de moins en moins compulsif faudrait-il dire, c’était comme si son cerveau, qui ne fonctionnait plus beau-coup, s’allumait de tous ses feux pour faire oublier, l’instant d’un gain dérisoire, qu’elle allait bientôt mourir. Ce qu’elle fit peu de temps après une dernière escapade accompagnée de son petit-fils, tout doucement, comme un oiseau qui quitte la branche. Justement, ce petit-fils – qui n’avait de petit que le nom (il mesurait 6 pieds 2 et pesait dans les deux cents livres) –, le jour où Mamichou est morte, pour se consoler et reprendre son air de petit toffe, s’est mis à nous raconter, quelques minutes après le décès de Jeannine, qu’il était en réhabilitation. En effet, sorti de prison à la suite de plusieurs crimes violents très sévères, il était en train d’apprendre son nouveau métier de… dynamiteur !

Après avoir soigné Jeannine, j’ai fait la connaissance, presque voisine de chez elle, de Mère Courage. Manon vivait de peine et de misère, car, malgré l’aide des Autochtones, elle avait de la difficulté à payer ses cigarettes. Quand le chèque entrait, elle se précipitait chez Maxi pour acheter une dinde qu’elle faisait cuire amoureuse-ment afin d’en confectionner de succulents petits repas pour ses deux chiennes trônant dans le salon comme des reines. Pour cinq dollars, Manon louait de temps en temps la chambre du fond aux

filles qui ramenaient des clients et qui gémissaient trois fois avant de déguerpir.

— Pourvu qu’elles ne se piquent pas, nous disait-elle, moi, je ne peux pas endurer ça. Et puis, c’est dangereux !

Il m’est arrivé à trois ou quatre reprises de croiser les filles, pas très bien fagotées, je dois dire, et vraiment trop maquillées. On avait l’impression, malgré leur trentaine malmenée, d’être en face de petites filles qui avaient trop joué avec le maquillage de leur mère.

Elles aussi étaient d’une politesse exemplaire et elles redescendaient dans la rue sans se retourner.

Manon ne se plaignait jamais. Pourtant, elle avait un cancer qui lui avait complètement dévoré l’entre-jambes. Jour après jour, elle faisait sans regimber ses pansements « pour rester propre », comme elle le disait. Et quand je demandais à voir pour changer les crèmes et les onguents, elle exigeait du temps pour se nettoyer avant que je l’examine. Elle avait sa fierté.

Un lundi que je la visitais, elle me dit qu’elle avait passé une mauvaise fin de semaine. Elle avait eu mal. Je lui demande : « Manon, avez-vous pris de la coke ? » « Oui, est-ce que ça peut nuire ? » « Tout à fait Manon, moi ça ne me dérange pas que tu prennes ce que tu veux, mais la coke, ça empire ton mal. » Elle n’en a jamais repris.

Elle a fait montre d’une égale franchise quand je lui ai de-mandé si elle avait eu des enfants.

— J’ai d’abord retrouvé ma fille que j’ai eue à quinze ans, m’a-t-elle confié. En fait, c’est plutôt elle qui m’a retrouvée. Une grande madame, élevée à Repentigny, je crois. Elle, elle a retrouvé son frère que j’ai eu l’année d’après, une police !

— Mais, les voyez-vous encore ? lui ai-je demandé.

— Non, a-t-elle répondu avec un air déçu mais résigné, ils n’ont pas pu accepter que j’aie été danseuse. Ah ! je n’étais pas nue, j’avais des pastilles au bout des seins. Mais ils ne l’ont pas pris. Je n’en ai jamais eu de nouvelles.

— Voulez-vous que je demande à la travailleuse sociale de vous aider à les retrouver ? Peut-être que vous auriez quelque chose à leur dire ?

— Non, non, ce n’est pas nécessaire.

Un jour, je ne sais pas comment, voilà qu’elle a reçu deux

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photos avec de jeunes enfants bien habillés : trois adorables petites filles sur l’une et un garçon et une fille sur l’autre. Elle a épinglé les photos sur le mur, puis elle s’est couchée dans son lit pour ne plus en ressortir. Quelques jours ont passé. Nous y allions plusieurs fois par jour. Elle refusait d’avoir du monde avec elle durant la nuit mais elle avait pris soin de nous prêter une clé, au cas où…

Elle affichait un petit sourire sur son visage figé et froid quand on l’a découverte inanimée. C’était déjà décembre et il faisait gris.

L’auxiliaire n’a pas pu s’empêcher de laver son cadavre même si ce n’est pas prévu dans sa description de tâches. Manon était si fière, s’est-elle dit, qu’on n’était pas pour la laisser s’en aller sans qu’elle soit propre. Voilà.

Mais, une question se dresse dans mon esprit. Se pourrait-il que les personnes vivant leur vie dans ces mondes parallèles soient moins influencées par les valeurs dominantes de notre société qui rendent l’approche du mourir plus difficile et que, par conséquent, cela soit plus facile, plus naturel pour elles de mourir ? En tout cas, moi, ces gens-là, je les aime et j’ai un respect infini pour leurs vies, pour leurs corps, pour leurs histoires avec la vie. D’ailleurs, en pen-sant à la mort de Karl, Jeannine, Manon et de tous les gens comme elle, je pense à la très belle description de l’agonie que nous a fournie de Saint-Exupéry :

Mais celui-là que la mort a choisi, occupé de vomir son sang ou de retenir ses entrailles, découvre seul la vérité, à savoir qu’il n’est point d’horreur de la mort. Son propre corps lui apparaît comme un instrument désormais vain et qui a fini de servir et qu’il rejette. Un corps démantelé qui se montre dans son usure. Et s’il a soif, ce corps, le mourant n’y reconnaît plus qu’une occasion de soif, dont il serait bon d’être délivré. Et tous les biens deviennent inutiles qui servaient à parer, à nourrir, à fêter cette chair à demi étrangère, qui n’est plus que propriété domestique, comme l’âne attaché à son pieu. Alors commence l’agonie qui n’est plus que balancement d’une conscience tour à tour vidée puis remplie par les marées de la mémoire. Elles vont et viennent comme le flux et le reflux, rapportant, comme elles les avaient emportés toutes les

provisions d’images, tous les coquillages du souvenir, toutes les conques de toutes les voies entendues. Elles remontent, elles bai-gnent à nouveau les algues du cœur et voilà toutes les tendresses ranimées. Mais l’équinoxe prépare son reflux décisif, le cœur se vide, la marée et ses provisions rentrent en Dieu. Certes, j’ai vu des hommes fuir la mort, saisis d’avance par la confrontation. Mais ce-lui-là qui meurt, détrompez-vous, je ne l’ai jamais vu s’épouvanter.1

1 Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, 1948.

Vivre et mourir dans