• Aucun résultat trouvé

La foi qui transporte les montagnes (bis)

D

ans ce pays, quand l’hiver a tardé à partir, le premier jour du printemps qui arrive à l’improviste est marqué par une allégres-se fébrile qu’on ne réussit pas à oublier d’une année à l’autre. Les gens déambulent joyeusement dans les rues en prenant garde aux autos conduites plus sportivement qu’à l’habitude. On nettoie les plates-bandes et on installe les meubles du patio à l’extérieur. Les oiseaux s’activent autour de leur frêle progéniture. Tout crie et tout chante.

C’était un jour comme celui-là où Simon s’est rendu à l’hôpital afin de recevoir les résultats des tests qu’il avait passés la semaine précédente. D’un naturel optimiste, Simon croyait que l’alarme dé-clenchée par un peu de sang trouvé là où il ne fallait pas allait connaître un dénouement heureux comme toutes les alarmes de sa vie passée. Sa femme Catherine, qui l’accompagnait, était un peu plus nerveuse, mais elle tentait de dissimuler sa nervosité en faisant plus de blagues qu’elle en avait coutume.

Passant devant le petit fleuriste qui tenait boutique en face de l’hôpital fondé par Jeanne Mance, Simon eut l’idée d’offrir des roses à sa douce, « comme aux premiers temps ». Quand elle reçut les fleurs, elle protesta que ce n’était pas nécessaire tout en blottissant sa tête au creux de son épaule. Simon l’a regardée tendrement en se disant que vraiment rien n’avait changé et qu’il pourrait encore vivre une éternité avec cette femme rencontrée après qu’un premier mariage eut tourné au vinaigre. « Comment s’appelait-elle ? » se questionna

Simon pendant quelques secondes à propos de sa première femme, puis il l’oublia à nouveau.

Toutes revêtues de cet habit bleu sans forme précise dessiné sans doute par un enfant d’âge préscolaire, les infirmières prenaient du soleil devant l’hôpital en faisant quelques plaisanteries à carac-tère salace. Simon s’en amusa pendant que Catherine se surprit à trouver ces propos déplacés dans une entrée d’hôpital.

Un des trois ascenseurs de l’entrée était hors service « pour réparations temporaires » – elles avaient commencé trois mois aupa-ravant – alors que le second était réservé au service alimentaire.

Simon et Catherine attendirent donc le troisième près de vingt minutes, puisqu’il s’arrêtait à chaque étage. Lorsque la porte de l’as-censeur s’ouvrit, ils durent se rendre à l’évidence qu’il n’y avait pas de place pour une seule autre personne. Ils décidèrent de monter à pied les deux étages pour se rendre à la clinique.

Dans la cage d’escalier, Catherine s’étonna de voir son mari chercher son souffle. Oh ! pas beaucoup, se rassura-t-elle, mais quand même, cet homme jouait son heure de tennis trois fois par se-maine il y a deux mois. Simon ralentissait le rythme afin de cacher sa difficulté. Au palier, il fit même semblant de reconnaître l’infirmière qui descendait.

— On se connaît, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il en s’arrêtant.

L’infirmière le dévisagea avec surprise pour lui répondre en haussant les épaules :

— Non, je ne crois pas.

Catherine saisit l’occasion pour faire un geste vers la fenêtre.

— Regarde Simon, les pommetiers sont en fleurs dans le parc.

D’en haut comme ça, c’est vraiment très beau !

Tous les deux regardent dehors en se serrant la main.

Quand il réalise qu’il a repris son souffle, Simon s’enquiert :

— C’est bien dix heures quinze le rendez-vous ? Tu as le local ?

— Nous sommes arrivés, le rassure Catherine.

La salle d’attente, trop petite, est si bondée que des gens sont forcés de s’asseoir sur les marches de l’escalier qui jouxte la pièce.

« Je me demande qui a dessiné ces plans, interroge Simon. Ce n’était certainement pas le meilleur de sa classe. »

LA FOI QUI TRANSPORTE LES MONTAGNES (BIS)

« Il faut prévenir de notre arrivée », répond Catherine et ils se dirigent vers ce qui ressemble à un petit comptoir à patates frites derrière lequel les gens s’agitent.

La réceptionniste est gentille sans être chaleureuse. Elle donne l’impression d’être une professionnelle de la réception de cli-nique. Elle saisit la carte d’assurance maladie et la carte d’hôpital de Simon, puis elle imprime en un tour de main des dizaines de formu-laires. Elle remet les cartes à Simon en le prévenant : « Le docteur a accumulé vingt minutes de retard. Il vous prie de l’excuser. »

— Est-ce qu’on peut aller chercher un café ? demande Catherine, nous n’avons pas eu le temps de déjeuner.

— Je ne vous le conseille pas, répond la réceptionniste à la précision suisse, si vous ratez votre tour, vous risquez de passer la journée ici.

Simon et Catherine se regardent et se dirigent vers la salle d’attente exiguë. Aucune chaise libre, ils devront patienter debout.

« Une chance que je ne suis pas malade », pense Simon.

Ils attendent effectivement trente minutes avant que le haut-parleur appelle Simon par son nom à la « salle 11 ». Comme il est né un 11 novembre, Simon pense que cette salle va lui porter chance.

Le médecin esquive un rapide bonjour lorsqu’ils entrent dans la salle 11. Il semble très occupé à regarder des radiographies sur l’écran d’ordinateur placé de façon perpendiculaire sur son bureau afin que les patients puissent voir les clichés. Les radios défilent sur l’écran à une vitesse stroboscopique et le médecin n’a pas l’air joyeux.

Les époux prennent la liberté de s’asseoir avant qu’on le leur offre.

Le temps commence à s’étirer dangereusement. Le médecin enfin les fixe du regard en questionnant Simon :

— En vous rendant ici, que pensiez-vous que j’allais vous dire, monsieur ?

— Ben, je ne sais pas moi, que le printemps allait être chaud et ensoleillé peut-être, répond Simon.

La remarque inopportune de Simon détend un peu l’atmos-phère et le médecin, assez jeune au fond, esquisse un léger sourire s’apparentant davantage à un petit rictus qu’à un sourire sincère.

Il retourne à son ordinateur, saisit le dossier du malade et inscrit l’âge de Simon sur la feuille placée devant lui. Enfin, il rassemble à

nouveau ses forces et se lance dans une diatribe qu’il semble avoir apprise par cœur.

— Monsieur Simon, je n’ai pas de bonnes nouvelles pour vous ce matin. Tous les examens nous indiquent que vous avez un cancer qui touche plusieurs organes importants.

— Eh ben, répond Simon, je pensais bien que c’était possible que j’aie un cancer, mais j’étais loin de me douter qu’il aurait la gé-nérosité de toucher plusieurs de mes organes importants ! J’imagine que ça signifie que vous ne pouvez pas opérer.

— Vous comprenez tout monsieur, on ne peut pas opérer, laisse tomber le médecin embarrassé, mais on peut vous traiter avec la chimiothérapie.

Catherine garde silence. Elle essaie d’enregistrer tout ce qui se dit, car elle pressent qu’ils auront besoin de souvenirs précis au sujet de ce matin.

— Chimiothérapie, chimiothérapie, ça donne quoi ça ?, inter-roge Simon.

Le médecin explique :

— La chimiothérapie ne pourra pas vous guérir, mais elle va peut-être ralentir la progression de la maladie.

Catherine, rompant son silence, s’enquiert :

— Ralentir la progression de la maladie, est-ce que ça veut dire que Simon va vivre plus longtemps ?

— C’est tout à fait possible, répond le médecin.

Catherine et le médecin se retournent vers Simon qui a le re-gard perdu au loin. Après quelques secondes, Simon semble revenir sur terre et demande :

— Vivre plus longtemps, ouais. Mais vivre en faisant quoi, docteur ? Ce traitement, qu’est-ce qu’il va exiger de moi et de ma femme ?

— C’est un traitement sérieux. Pendant trois semaines, vous venez à l’hôpital tous les jours de semaine pour une infusion intravei-neuse qui dure un peu plus d’une heure. Chaque fois que vous venez, on doit vous faire une prise de sang pour vérifier les effets toxiques.

Après trois mois, on répète les examens et si le cancer a régressé, on recommence une autre série de traitements de chimiothérapie.

LA FOI QUI TRANSPORTE LES MONTAGNES (BIS)

— Ah ! fait Simon, vous avez parlé d’effets toxiques, vous voulez dire les effets secondaires ?

— Si vous voulez, continue le médecin. Vous savez, les effets secondaires, ça dépend vraiment des personnes. Certains vont per-dre leurs cheveux, d’autres pas. La plupart n’auront pas vraiment d’appétit et tous, sans exception, vont ressentir une grande fatigue, une grosse perte d’énergie.

— De quel genre, cette perte d’énergie ? questionne Simon.

Le médecin paraît chercher les bons mots en se grattant le front pour gagner du temps :

— Cette fatigue-là, qu’on appelle asthénie en terme médical, est totale, je dois vous avouer. Vous ouvrez l’œil le matin et vous vous sentez absolument incapable du moindre geste, comme si vous étiez cloué au lit.

— Quoi, voulez-vous dire que je ne pourrai pas aller manger mes hot-dogs au Montreal Pool Room ? reprend Simon.

— Pas pendant la chimio, répond le médecin.

— Dans ce cas, riposte le patient, on n’en fera pas de chimio.

Je ne vais pas passer les derniers mois de ma vie dans une chambre d’hôpital à me faire piquer tous les jours, à perdre mes cheveux et à ne pas pouvoir manger ce que j’aime. J’aime trop la vie pour gas-piller ce qui m’en reste avec vos poisons. J’aime mieux vivre moins longtemps mais vivre mon temps. Viens Catherine, on s’en va au Montreal Pool Room.

Le médecin n’en revient pas. Ce genre de réaction est inhabi-tuel pour lui. Il regarde Catherine dans l’espoir de trouver une alliée.

Mais Simon se lève et tend la main au médecin :

— Merci docteur de m’avoir si gentiment expliqué tout cela.

Vous faites du beau travail. Bonne fin de journée ! Le docteur secoue la tête puis ajoute :

— Je vous comprends, Simon. Je vous comprends. Si j’étais à votre place, peut-être que je choisirais exactement la même chose que vous. Par contre, si vous changez d’idée, rappelez-moi.

Catherine est décontenancée. Elle vient d’apprendre que son mari va mourir et tout ce qu’il trouve à proposer est d’aller manger des hot-dogs au Montreal Pool Room. Il faut dire que Simon n’est pas

un amateur de hot-dogs, c’est un gourmet qui connaît tous les plaisirs de la table. Cependant, par une étrange réaction, l’annonce d’un tel diagnostic a déclenché chez lui un irrésistible désir de hot-dog. C’est justement son imprévisibilité qui a séduit Catherine il y a trente ans.

Cet homme n’était pas comme les autres et elle ne voulait pas d’un homme comme les autres. En marchant dans les corridors de l’hôpital, voilà que tous ces souvenirs reviennent en rafale : le vertige qu’elle a eu quand il l’a invitée à souper, le premier baiser et tout ce qui s’ensuivit, les voyages, les projets de fou qu’il avait et qu’il réussissait toujours.

« Comme c’est curieux, pense-t-elle, je devrais être complètement atterrée, les épaules collées au plancher et, à la place, à cause de qui il est, voilà que je revis tous les bonheurs qu’il m’a donnés. »

Simon l’interrompt lorsqu’ils ouvrent la porte pour sortir de l’hôpital :

— Je ne me retourne même pas. Catherine, je ne veux pas revenir ici. Penses-tu que nous pourrons trouver un médecin pour me soigner chez nous ?

Elle répond :

— Peut-être qu’il y en a un au Montreal Pool Room…

C’est quelques jours après cette escapade que j’ai rencontré le couple à sa résidence. Je me souviens que c’était un lieu qui n’étalait pas une richesse ridicule, mais où régnait une harmonie particulière en raison des couleurs choisies et surtout des objets d’art accumulés au fil des ans. Simon m’accueillit avec chaleur, m’expliquant qu’il avait du mal à croire qu’il avait le cancer car il ne ressentait aucun inconfort. « Les médecins m’ont donné six mois, m’expliqua-t-il, on verra bien ! »

Je lui rétorquai qu’on ne pouvait rien prévoir avec exactitude, que chaque histoire de vie est singulière, qu’une personne n’est pas une statistique et qu’il valait mieux achever dès maintenant les pro-jets qui lui tenaient le plus à cœur parce qu’on ne sait jamais. Il m’a regardé avec son air de vieux sage et a ajouté :

— Oui docteur, j’ai deux ou trois choses importantes à termi-ner. Au fait, c’est plutôt quelques personnes que je veux voir afin de boucler une ou deux boucles. Pensez-vous que j’en aurai le temps ?

— Je ne suis pas Dieu, je ne suis qu’un docteur. Je ne prédis

LA FOI QUI TRANSPORTE LES MONTAGNES (BIS)

pas l’avenir. Aujourd’hui en tout cas, vous pouvez faire tout ce que vous voulez !

Il me répondit dans un grand rire et m’offrit un verre de vin, ce que je refusai évidemment.

Je suis revenu le voir après deux semaines. Son état était dangereusement bon. Il faisait des projets pour les week-ends où il rencontrait les personnes qu’il estimait. Il mangeait moins qu’autre-fois; il sirotait son verre de vin pendant toute la soirée, mais il rigolait toujours autant et les gens continuaient à l’adorer en oubliant qu’il allait mourir. Simon était en train de réussir le pari qu’il s’était fait secrètement ce premier jour de printemps où on lui avait dit que sa vie allait se terminer : il allait vivre jusqu’au bout, jusqu’à la dernière minute, jusqu’au dernier souffle.

Sa réaction à la fin de la vie n’est pas unique mais elle n’est pas fréquente. Je me disais qu’il devait bien avoir une raison qui expliquait la sérénité lucide de Simon. Alors, un après-midi où je le visitais et où Catherine nous avait laissés seuls, je lui posai la question suivante : « Simon, expliquez-moi quelque chose. Dites-moi pourquoi vous êtes si calme devant votre maladie. Est-ce que vous êtes croyant ? »

Il me regarda avec un léger sourire, puis m’avoua :

— Regarde mon chien (il possédait un magnifique bouvier des Flandres), il est vivant n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Quand il va mourir, vois-tu, on le mettra dans la terre et ça sera fini de lui. Moi, c’est la même chose, quand je vais mourir, on va me mettre dans la terre et ça sera fini de moi. J’aimerais bien croire, surtout quand je pense à ma mère qui est morte, mais j’en suis toujours resté incapable. C’est comme ça. Je ne suis même pas athée mais je suis parfaitement incapable de croire qu’il existe une vie après la mort.

Je l’ai regardé et je me suis dit alors que le bonhomme était vraiment spécial. Je l’ai remercié pour sa franchise et sa clairvoyan-ce et je suis parti.

Les semaines ont passé et j’ai été témoin de la générosité de Simon. Il n’avait aucun scrupule à allonger un billet de 500 $ pour

l’un ou pour l’autre qu’il savait dans la dèche, mais sa générosité était avant tout immatérielle : il donnait de lui, sans ménagement, de son humour, de sa tendresse, de sa sollicitude. Quelques mois avant sa mort, il entreprit de revoir ceux qu’il aimait appeler ses aimables ennemis. Les uns ont refusé sa requête, les autres l’ont acceptée.

Ceux-là furent témoins de sa force de caractère. Il était conscient de sa valeur mais pas aveuglé par un quelconque narcissisme. Il avait la capacité de dire à ceux-là à qui il avait fait du mal qu’il avait fait erreur jadis. Il ne demandait pas vraiment pardon, mais il s’excu-sait. Cela amenait naturellement les autres à faire de même et ces rencontres se terminaient toutes dans un grand éclat de rire et de réconciliation. Surtout, il s’interdisait de juger les autres ou de les traiter avec sévérité. Il confiait à ses amis comme à ses aimables ennemis qu’il désirait qu’ils gardent un bon souvenir de lui.

Dans les dernières semaines, il se mit à s’inquiéter pour sa douce. « Que va-t-elle devenir sans moi ? » me demandait-il. Comme je voyais que cette inquiétude risquait de compromettre sa paix, je parlai avec Catherine : « Rassurez-le sur vous après. » Avec sa patience habituelle, elle en discuta doucement avec Simon, les soirs avant de dormir. Ces confidences le rassuraient et il passait de lon-gues nuits à dormir paisiblement.

Un jour, Simon se sentit incapable de sortir pour aller au Montreal Pool Room. Quand il m’apprit cela, je sus qu’on en était rendu à la dernière page du livre. Je lui suggérai alors de faire livrer.

À vrai dire, il ne mangeait plus qu’une demi-bouchée. Mais l’odeur de friture lui faisait plaisir alors que celle du Chateaubriand lui donnait mal au cœur.

Simon vécut deux fois plus longtemps qu’on le lui avait prédit.

Un an après son diagnostic, il s’éteignit paisiblement chez lui, un matin de printemps pareil à celui où on lui avait appris sa maladie.

C’est étrange mais s’il est un patient auquel je pense souvent après plusieurs années, c’est bien Simon. Plus que d’autres, c’est comme s’il était encore vivant. Comme quoi, ceux qui disent ne pas croire sont peut-être parfois plus proches d’une dimension transcen-dante de la vie humaine.