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J

osette pense parfois au village de Beauce où elle a passé son en-fance. Elle était la dernière d’une famille de six enfants. Elle revoit les arbres le long du chemin qui menait à la maison, qu’on ne voyait pas du rang. Elle revoit les collines derrière lesquelles la pleine lune se levait avec majesté les soirs d’été. Elle aimait caresser les génisses qu’on laissait paître tout l’été dans un clos, près de la maison. Elle partageait une vie sans histoire avec trois frères et deux sœurs qui travaillaient très fort dans les champs et dans l’immense potager que sa mère dirigeait de main de maître.

Aussi loin qu’elle se souvienne, Josette a préféré les fem-mes. Non pas qu’elle ressentait de l’hostilité pour les garçons mais, lorsqu’elle fréquentait l’école du village, elle tombait immanquable-ment en amour avec sa maîtresse tandis que les garçons jouant dans la cour d’école la laissaient froide comme une banquise. Quand elle est parvenue à l’école secondaire et qu’elle a dû voyager tous les jours des heures durant pour se rendre à la polyvalente en autobus, elle a décliné toutes les offres qu’on lui a faites de rencontrer un garçon, trouvant un prétexte ou un autre. Après la polyvalente, à l’instar des autres écoliers, elle est allée au cégep, à Québec, où elle échoua tous les cours de sa première session en sciences humaines parce qu’elle passait ses journées au café étudiant plutôt que dans les classes, où elle s’ennuyait à mourir. Un peu avant Noël, elle fit la connaissance d’une étudiante plus vieille qu’elle qui avait l’air d’une

grande sauterelle. La sauterelle allait au cégep pour faire du théâtre amateur et c’est avec elle qu’elle eut sa première relation sexuelle qui fut pour Josette une telle révélation qu’elle plaqua là tout pour venir s’installer à Montréal où, à dix-huit ans, elle ne connaissait absolument personne.

Josette se souvient du plaisir ressenti lorsqu’elle fut admise dans un cours du secondaire professionnel devant faire d’elle un menuisier. Entourée de gars qui lui vouaient un respect infini, elle pouvait apprendre en paix les techniques de fabrication des char-pentes ou de finition des meubles en bois. L’odeur se dégageant des matériaux bruts lui rappelait les parfums de son enfance à la cam-pagne et cela l’emplissait d’une félicité olympienne.

Josette pense à tout cela pour passer le temps pendant qu’elle attend avec Gabrielle dans la salle d’attente de la clinique d’oncolo-gie. Depuis déjà plus de quinze ans, elle partage sa vie avec Gabrielle, une bibliothécaire de dix ans son ainée rencontrée dans un bar de la rue Sainte-Catherine où elle se rendait de temps en temps, le ven-dredi soir, pour boire quelques bières et jouer au billard. Un soir, les deux femmes se sont regardées, se sont souri et se sont demandé si elles étaient souverainistes. Comme toutes les deux avaient voté

« oui » au référendum, elles sont tombées immédiatement en amour et ne se sont plus quittées depuis.

Voilà déjà deux ans que Josette a ressenti des douleurs dans le bas du ventre alors qu’elle vissait des feuilles de gypse au plafond.

Après deux semaines de douleurs inexpliquées, elle s’en était ouverte à Gabrielle qui exigea sur-le-champ qu’elle consulte un médecin.

Josette avait choisi comme médecin de famille une jeune mère qui procréa quatre fois en sept ans, ce qui eut pour résultat qu’elle dut se résoudre à obtenir un examen gynécologique auprès d’un médecin masculin qui usa tout de même de toute la délicatesse dont un être humain est capable. Le médecin palpa une masse à gauche et il obtint rapidement un rendez-vous auprès d’un des meilleurs gynécologues de la ville. À partir de ce moment, tout se déroula très vite et, après l’opération, Josette entreprit une série de chimiothérapies toutes aussi exigeantes les unes que les autres.

Gabrielle, plus que Josette, trouvait que la vie leur faisait un sale coup de cochon. Avant de rencontrer Josette, elle avait vécu

MOURIR EN AMOUR

cinq ans avec un homme qui la battait et lui volait son argent pour le dépenser elle ne savait où. Après quelques tentatives infructueuses, elle avait réussi à se dégager de cette relation merdique et elle s’était jurée qu’on ne la reprendrait plus jamais. Sa rencontre avec Josette lui avait procuré ce qu’elle n’espérait plus, à savoir une relation d’égalité où le quotidien servait à faire plaisir à l’autre et à recevoir en retour toute l’attention dont elle avait si souvent manqué. Tous les samedis matin, Gabrielle sautait du lit à l’aube pour aller acheter des croissants chauds que, l’été, elles mangeaient toutes deux sur leur petit balcon en buvant des litres de café au lait en babillant comme des hirondelles. Un jour, après l’amour, Josette lui avait fait cet aveu qui avait été, sans contredit, le plus beau mot d’amour du monde:

— Gabrielle, j’aurais voulu que nous ayons été jumelles.

Gabrielle n’acceptait pas cette maladie qui risquait de lui ravir son amoureuse et elle maudissait Dieu d’avoir permis que cela survienne. Josette, de son côté, tâchait de vivre avec courage tout ce que la maladie lui infligeait afin de ne pas décourager sa conjointe.

Ainsi, la première fois, quand elle perdit tous ses cheveux, Josette demanda à Gabrielle de l’accompagner chez le perruquier pour « se choisir une nouvelle tête ».

Gabrielle cherchait une perruque qui ressemblait à la cheve-lure de Josette avant qu’elle soit malade, quand elle avait les cheveux châtain clair et courts.

— Regarde celle-ci, lui propose Gabrielle, il me semble qu’elle a l’air tellement vrai que personne ne se rendra compte que tu portes une perruque.

— Non, répond Josette qui désigne une longue tignasse rous-se, il me semble que j’aimerais mieux celle-là. Ça va faire changement et je vais rire de voir la tête des gens lorsqu’ils vont me rencontrer.

— Tu ne trouves pas que tu vas flasher avec une chevelure à la Laurence Jalbert ? demande Gabrielle.

— Justement, répond Josette, s’il y a des femmes avec le can-cer qui veulent se cacher dans un trou, moi j’ai le goût de m’exhiber devant le monde entier. Je l’ai pas demandé, ce cancer, j’ai pas de raison d’en avoir honte.

— C’est bon, s’incline Gabrielle, au fond j’ai toujours désiré marcher aux côtés d’une femme flamboyante. On l’achète !

Dans la salle d’attente, Josette est remarquable, c’est peu dire.

Elle et Gabrielle se sont fait des amies avec qui elles font des blagues pour dissiper la peur. La plupart de ces femmes se sont informées et elles savent qu’un jour ou l’autre ce cancer va gagner, mais elles tentent de vivre le plus normalement possible en faisant semblant, comme nous tous, qu’elles ne mourront pas. Voilà que le gynécologue appelle Josette :

— Madame Benoit à la porte vingt-deux.

Toutes les femmes éclatent de rire car, avec sa perruque rousse, on peut dire que Josette ne fait pas vraiment « madame ».

Elle et sa compagne entrent dans la salle d’examen. Le docteur est là qui les attend pour demander à Josette :

— Comment ça va ?

— Docteur, c’est gentil de me poser la question mais je suis embêtée de répondre. D’un côté, avec ce cancer, c’est difficile de dire que ça va bien. D’un autre côté, vous me donnez des antidou-leurs que je prends quand j’ai mal. Moi, je reste positive, j’aime la vie, je suis aimée et je le réalise tous les jours. Que voulez-vous que je vous dise ? Avec tout ça, je ne peux pas dire autre chose que je vais bien.

— Hum hum, hésite le médecin, c’est bon que vous vous sentiez bien. Je pense qu’on va être obligé de changer de chimiothérapie…

— Pourquoi ? se surprend-elle à demander, je me sens bien avec cette chimio : pas trop d’effets secondaires, pas trop de fatigue, on peut faire des marches chaque jour. Moi, je serais prête à la continuer le reste de mes jours, cette chimio, s’il le fallait pour rester en vie.

— Pour rester en vie, il faudra abandonner cette chimiothé-rapie parce que vos marqueurs tumoraux se sont remis à augmenter et que le scan révèle qu’une métastase a poussé juste à côté de la colonne vertébrale.

Josette baisse les yeux et regarde par terre, contrariée. Au bout d’un moment, elle relève les yeux, baignés de larmes :

— Docteur, ça fait plus de deux ans que je viens ici tous les jours pendant des semaines. Ces chimios me font vomir, m’empêchent

MOURIR EN AMOUR

de manger ce que j’aime, me font reperdre mes cheveux à chaque fois qu’ils ont repoussé d’un centimètre. Je suis tellement fatiguée !

En parlant, le regard de Josette croise celui de Gabrielle, qui la regarde en silence, les yeux mouillés. La vue de Gabrielle lui pro-duit un petit tremblement de cœur et elle s’entend déclarer :

— Je ne le ferais jamais pour moi, c’est trop dur. Mais pour elle, je vais le faire… avec plaisir !

Gabrielle respire en souriant et le docteur ajoute :

— On commence la nouvelle chimio aujourd’hui.

Josette prête son bras gauche à l’infirmière qui lui installe l’intraveineuse. Quand le médicament commence à couler dans ses veines, elle ressent une brûlure qui passe de son bras à son cœur, puis à tout son corps. On l’avait prévenue. Pour tolérer cette doulou-reuse sensation, elle n’a d’autre choix que de regarder Gabrielle qui, assise à ses côtés, lit du Christian Bobin. Seul Christian Bobin lui permet de trouver un îlot de calme dans cette tempête.

Les chimiothérapies sont terminées jusqu’à nouvel ordre.

Encore une fois, il faut attendre le verdict des radiographies qu’il ne faudra passer que dans un mois. Ces périodes d’attente sont de vé-ritables calvaires pour les deux femmes qui essaient de se distraire en louant des films policiers qu’elles visionnent en mangeant du pop-corn « comme au vrai cinéma ». Elles préfèrent rester seules car les visiteurs les fatiguent et ne leur font pas de bien : soit ils affirment des choses tout à fait inappropriées du style « c’est sûr Josette que tu vas guérir ! », ou soit ils expriment en silence des sentiments de pitié impossibles à supporter pour les deux femmes.

Un matin, tout comme les autres jours de la semaine, Gabrielle se réveille avant Josette. Elle se lève, replace les draps autour des épaules de son amoureuse et part sur la pointe des pieds préparer le café et le petit-déjeuner. Habituellement, quand elle sent l’odeur du café, Josette se lève à son tour et surgit dans la cuisine en criant pour paraphraser une vieille publicité où on voyait une famille amé-ricaine manger des céréales dans une cuisine jaune inondée de soleil et de joie : « C’est une journée Kellogg aujourd’hui. Bonne journée ma chérie ! » Mais ce matin, Gabrielle attend Josette qui ne vient pas.

Après quelques minutes, elle entend Josette l’appeler :

— Gabrielle, Gabrielle, viens dans la chambre.

Gabrielle ouvre la porte. Sa conjointe est là dans le lit dans la même position où elle l’avait laissée.

— Josette, tu as un problème ?

— Gabrielle, mes jambes sont paralysées.

À l’hôpital, les médecins examinent Josette et déclarent :

— Vous saviez que le cancer était tout près de la colonne ver-tébrale. Il l’a maintenant envahie et sectionné la moelle épinière. On peut essayer de donner des médicaments ou de la radiothérapie. On peut aussi tenter une opération mais les chances de réussite sont minces.

Josette se retourne vers Gabrielle et elle dit :

— Moi, ne pas pouvoir marcher, c’est la pire chose. J’aime mieux mourir. Mais si j’ai une chance d’aller mieux, si j’ai une petite chance de pouvoir à nouveau faire des marches avec toi, je veux courir cette chance.

Gabrielle la regarde et déclare :

— Josette, fais-le pour toi, pas pour moi. C’est ta vie, c’est ton corps, fais ce que tu veux pour toi, pas pour moi.

Josette ne quitte pas Gabrielle des yeux :

— Je le fais pour toi, parce que je t’aime.

Un soir, après le cinéma, Josette et Gabrielle vont se coucher alors que Josette ne se sent pas en forme. Elle a chaud, elle a froid, elle a mal au cœur. Elle essaie de ne pas le faire voir à Gabrielle qui, de son côté, cherche à simuler le sommeil pour mieux garder l’œil sur son amoureuse. À quatre heures du matin, Josette étouffe.

Gabrielle s’éveille :

— Josette, Josette, qu’est-ce que tu as ?

— J’étouffe ! Je manque d’air, répond-elle en faisant de grands efforts pour respirer.

— J’appelle le 911 ! fait Gabrielle.

— Non, non, pas le 911, je ne veux pas retourner à l’hôpital ! s’objecte Josette.

MOURIR EN AMOUR

Cinq secondes sans rien faire ni dire, c’est une éternité lors d’un événement comme celui-là. Gabrielle a besoin de tout ce temps pour trouver le courage nécessaire afin d’aller contre le souhait de Josette et affirmer :

— Josette, tu n’as pas le choix, il faut aller à l’hôpital. J’appelle l’ambulance !

À bout de souffle, la patiente ne peut pas s’objecter. Elle met sa tête entre ses bras et elle attend la première des deux qui arrivera – entre la mort ou l’ambulance.

À l’urgence, on installe Josette dans la salle de réanimation puisqu’elle a toujours refusé de signer un ordre de non-réanimation.

On empêche Gabrielle d’être là car « on va faire trop de procédures sur votre amie, ce serait trop difficile pour vous », explique une jeune résidente compatissante. Après deux heures, la jeune rési-dente sort de la salle visiblement épuisée et vient s’assoir auprès de Gabrielle qui attend dans une petite salle d’attente jouxtant la salle de réanimation :

— Madame, votre amie ne survivra pas. On a tout fait et elle sature encore à soixante-dix pour cent avec dix litres d’oxygène.

Le monde de Gabrielle s’écroule. En l’espace de quelques se-condes, elle revoit toute leur vie commune : Josette avec sa salopette de menuisier qui tape sur des clous, leur voyage à la mer il y a dix ans avec l’orage dans la nuit, les quatre pouces d’eau dans la tente et leurs éclats de rire complices, les fleurs que Josette lui offrait ti-midement le jour de son anniversaire, le poulet invariablement raté que Josette tentait toujours malgré tout de cuisiner, le café au lait sur le petit balcon en été et puis le matin où Josette a cessé de marcher.

Pour arrêter ce tourbillon d’images, elle demande au jeune médecin :

— Je peux la voir maintenant ?

— Oui, nous allons la transférer dans une chambre plus tran-quille de l’urgence où vous serez seules. Nous avons demandé aux soins palliatifs s’ils avaient un lit disponible mais ils n’en ont pas.

Voulez-vous qu’ils viennent quand même ?

— Non, répond Gabrielle, les yeux hagards, ce ne sera pas nécessaire.

Gabrielle entre dans la chambre spéciale où on a pris soin de tamiser la lumière. Josette, l’apercevant, lève le bras comme quelqu’un qui salue de loin une autre personne avant de partir. Elle essaie de parler à travers le masque à oxygène sur sa figure, mais Gabrielle n’entend pas. Gabrielle s’approche et demande à Josette de répéter. Josette répète mais Gabrielle n’entend toujours pas. Enfin, Gabrielle s’approche un peu plus de son amante et prend courageuse-ment la décision de relever légèrecourageuse-ment le masque pour mieux enten-dre les mots que Josette lui répète avec un très mince filet de voix :

— Gabrielle, je t’aime…

La tête de Josette retombe vers l’arrière. Elle a cessé de respirer.

DU MÊME AUTEUR

LE CHIEN SAUVAGE (roman) — Éditions du Faire-soi-même, 2003.

SOUFFRANCE ET MEDECINE – Presses de l’Université du Québec, 2006.

VIVRE JUSQU’AU BOUT – Sous la direction de Mario Proulx, Bayard Canada, 2010.

ÊTRE OU NE PLUS ÊTRE – En collaboration avec Marcel Boisvert, Éditions Voix Parallèles, 2010.

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