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Mourir en n’étant plus soi

Il les avait laissés sans le sou, car, quand il marchait, il ne manquait jamais une chance de dépenser son argent au casino ou dans les machines à sous.

La mère de Jacques était travaillante en même temps qu’ex-trêmement sévère. C’est sans doute pour cela que Jacques a si bien réussi ses études et qu’il a trouvé facilement un travail qui le paye bien, même s’il est terriblement prenant. La vie de Jacques, enfant, auprès de sa mère a été réglée comme une horloge suisse : lever, cou-cher, repas, étude, vacances, sorties, tout était prévu et se réalisait sans surprise. Maman tenait en outre un relevé mensuel rigoureux de ses menues dépenses de sorte qu’on savait sans le moindre doute où chaque sou avait été dépensé et quel était le montant des écono-mies accumulées au fil des jours.

Jacques a fréquenté sérieusement une seule jeune fille qu’il a épousée. Sa mère aimait sa femme et sa joie fut au comble lorsqu’elle donna naissance à ses deux fils nés avec seulement une année d’in-tervalle presque jour pour jour. Jacques et sa femme reçoivent la grand-mère de temps en temps avec l’obligation de Noël, du jour de l’An et de Pâques. Les visites ne s’étendent pas trop et la grand-mère est ordinairement reconduite chez elle avant neuf heures car elle n’aime pas se coucher tard.

Les premiers signes de la maladie de la mère de Jacques se produisirent lorsqu’elle devint incapable de mettre l’ordre dans ses papiers et de s’acquitter de ses quelques factures. Un soir où Jacques la visitait, elle lui fit l’aveu, devant sa table couverte de papiers en désordre, qu’elle ne comprenait plus rien à tout cela et qu’elle avait besoin de son aide pour y voir clair. Patiemment, sans se poser trop de questions, Jacques s’est mis à classer tous ces papiers. Le surlen-demain, ayant obtenu la permission de s’absenter du travail de son patron, il amena sa mère à la banque signer une procuration qui lui donnait le droit d’effectuer toutes les transactions. À partir de ce moment, il s’occupa des affaires de sa mère aussi soigneusement qu’il le faisait pour les siennes.

Mais, lentement, sa mère perdait du poids. Jacques ne s’en était pas rendu compte mais sa femme lui en fit la remarque quand elle la reçut à Pâques qui, cette année-là, était à la fin avril. Cela fai-sait peut-être quatre mois qu’elle ne l’avait pas vue et elle constata

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qu’elle mangeait peu et ne parlait presque plus. Elle en discuta avec Jacques le soir même lorsqu’ils se mirent au lit. Jacques s’en trouva agacé mais il promit à sa femme de s’en occuper dès le mercredi suivant.

Jacques ayant la clé du logement de sa mère, il entrait sans frapper. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver sa mère totale-ment nue ! Après quelques secondes d’abasourdissetotale-ment, Jacques conduisit sa mère dans sa chambre et lui mit une robe de chambre.

Sa mère souriait calmement mais ne disait mot. La chambre était dans un désordre indescriptible. Quand il lui demanda ce qu’elle avait mangé depuis le matin, elle répondit évasivement qu’elle n’avait pas faim. Comme il doutait de sa réponse, Jacques ouvrit la porte du réfrigérateur.

L’odeur qui en émana le fit reculer. Tous les aliments étaient pourris, le lait caillé, le fromage moisi. Rien n’était comestible depuis un bon bout de temps. Il referma la porte et dit :

— Maman, je t’emmène. On s’en va à l’urgence !

La vieille obtempéra sans résister. Elle semblait plutôt conten-te de faire un tour d’auto. C’était le mois de juin et les enfants profi-taient de la longueur du jour pour jouer plus longtemps dans les rues.

L’infirmière du triage de l’urgence fit une mine contrariée lorsque Jacques tenta de lui expliquer pourquoi il amenait sa mère ce soir-là. Elle lui demanda :

— C’est la première fois que vous vous rendez compte qu’elle a perdu la raison ? Vous n’êtes vraiment pas doué pour ce genre de malade.

— Je suis désolé, s’excusa Jacques, vous comprenez, c’est ma mère et je me suis sans doute habitué à tous ces changements qui ne sont pas arrivés du jour au lendemain. Mais quand je l’ai trouvée toute nue chez elle aujourd’hui, je me suis dit que ça n’allait plus du tout.

— Vous auriez dû plutôt la faire voir par son médecin de famille.

— Son médecin de famille est mort subitement il y a dix-huit mois, répondit Jacques. Il n’avait pas prévu de remplacement. Ça fait au moins quarante téléphones qu’on fait, ma femme et moi, pour en trouver un autre. Partout, ils sont complets.

— Bon, je vois, fit l’infirmière avec un soupir d’exaspération, elle va être vue par le médecin de garde. Mais, je vous avertis que ça peut être long.

— Pourvu que quelqu’un m’explique ce qui se passe, je suis prêt à attendre le temps qu’il faut.

Peu de temps après, on installa la vieille sur une civière dans un corridor. Voyant qu’elle était en sécurité, Jacques demanda s’il pouvait s’absenter quelques minutes afin d’appeler sa femme.

Puisqu’on ne lui donna pas de réponse, il en conclut que ce n’était pas interdit et il se rendit au bout du corridor, loin de la salle d’attente.

Sa femme fut heureuse qu’il l’appelle. Elle ne cacha pas sa satisfaction face au fait que Jacques ait pris la décision d’amener sa mère à l’hôpital. Le « tu aurais dû faire cela bien avant ! » augmenta cependant sa culpabilité. Quand, après la fin de son coup de télé-phone, Jacques se redirigea vers sa mère, il fut dérangé par la crois-sante odeur d’excréments qui lui révélait l’inacceptable : sa mère était incontinente. Prenant son courage à deux mains, il s’adressa au poste des infirmières :

— Je m’excuse, mais je ne le savais pas. Je crois que ma mère a été incontinente.

La préposée le regarda avec une fureur surprenante et cria :

— Pas encore ! C’est la troisième patiente qui nous fait ça depuis la dernière heure. J’ai pas juste ça à faire moi !

Jacques s’excusa une autre fois et sortit chercher un café pendant qu’on nettoyait sa mère.

Il fut étonné que sa mère soit évaluée si rapidement. Le méde-cin lui parut compétent sans être antipathique. Il lui déclara :

— C’est sans doute une démence, probablement la maladie d’Alzheimer. Je vais quand même lui faire passer un scan pour m’assurer qu’elle n’a pas autre chose qui pourrait être traité. Elle va passer la nuit ici. Vous pouvez aller dormir chez vous. Nous allons nous en occuper.

Jacques sut gré au médecin de lui parler de cette façon. Il embrassa sa mère qui avait été nettoyée en lui promettant de revenir le lendemain. Il s’en retourna chez lui à la manière d’un robot. Il était sidéré par ce qu’il venait d’apprendre mais surtout il se demandait comment tout allait se passer. Des histoires d’horreur comme celles

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qu’il avait vues à la télévision tournaient dans sa tête. Il voyait sa mère attachée sur sa chaise dans un hôpital vétuste où ça sent per-pétuellement la merde et où on laisse les patients pendant des heures devant leur plateau de nourriture avariée et inutile.

Le lendemain, sa mère ne le reconnut pas. Cela lui donna la sensation étrange de ne plus être tout à fait lui-même. Il pensa :

« Quand votre mère ne vous reconnaît plus, est-ce que vous êtes encore une personne humaine ? » Cette question lui resta collée dans la tête des jours durant, voire des semaines. Il finit même par se demander s’il ne devrait pas consulter un psychologue, puis il se ravisa, se disant qu’il n’était pas fou.

Sa mère demeura plus d’un mois à l’hôpital, dans une unité spécialisée nommée « gériatrie ». Le personnel était affable et telle-ment déterminé à faire progresser sa mère comme les autres vieux patients. Ils avaient l’air de travailler à aplanir le mont Royal avec une cuillère à thé. Leur ardeur le culpabilisait encore un peu plus, et puis il n’avait pas confiance.

Lors d’une visite du mercredi soir, l’infirmière responsable lui demanda s’il pouvait assister à la réunion multidisciplinaire du mer-credi suivant durant laquelle on discuterait de ce qui allait arriver à sa mère. Il répondit que ça ne devrait pas lui causer de problèmes.

Le mercredi suivant, tout le monde était là, sauf sa mère qui était dans sa chambre à jouer avec une poupée. La travailleuse so-ciale, jeune débutante fraîchement émoulue de l’université, s’informa auprès de lui de ce qu’il pensait de l’état de sa mère. Il balbutia quel-ques mots plutôt stupides encadrés de part et d’autre par des « Je ne sais pas ». Le médecin prit alors la parole :

— Nous comprenons. Nous comprenons votre réaction. Mais nous sommes bien obligés de vous dire que votre maman ne va pas s’améliorer. Elle est atteinte d’une forme mixte de démence qui peut évoluer assez rapidement.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? s’enquit Jacques. Vous parlez de plusieurs années ?

— Probablement pas, répondit le médecin, je penserais un an, peut-être deux.

— Ah bon ! fit Jacques distraitement, alors où va-t-elle vivre en attendant ?

— Certainement pas ici, répliqua le médecin. La travailleuse sociale lui a trouvé une place dans un centre de longue durée. Elle va vous faire signer les papiers.

— Bien sûr, convint Jacques avec un certain soulagement, je comprends.

Quelques mois après, durant une petite semaine de vacances, Jacques visita sa mère au centre hospitalier pour malades chroni-ques. C’était un peu avant midi. Tout à coup, une préposée entra joyeusement dans la chambre en appelant sa mère par son nom de jeune fille et en déclarant : « C’est l’heure de manger ! » Puis, se tournant vers son fils, elle lui demanda s’il souhaitait lui donner lui-même à manger.

— Non, non, je ne sais pas comment faire, s’excusa Jacques.

Mais, est-ce que je peux rester quand même ?

— Bien sûr, monsieur. Ne vous gênez pas, répliqua la préposée.

Puis, elle se mit à lui donner, cuillérée par cuillérée, le mys-térieux mélange ramolli qui lui tenait lieu du repas. Sa mère ouvrait la bouche, avalait jusqu’au moment où elle refusait de prendre une bouchée de plus. Alors, la préposée changeait de mixture en prenant soin de bien identifier ce qu’elle lui donnait. À la fin, en essuyant le pourtour de la bouche de la patiente, la préposée déclara :

— C’est bien, madame. Vous êtes crasse, je l’ai remarqué que vous avez mangé tout le dessert (la vieille sourit)... Moi aussi, j’aime mieux le dessert.

Jacques demeura stupéfait de cette expérience. Il se mit à son-ger que cette femme qui lui avait donné la vie avait une multitude de fois répété ces gestes de le nourrir à la cuillère avant qu’il ne fût assez grand pour le faire lui-même. La belle chanson de Renée Claude lui revint à la mémoire : « Berceuse pour mon père et ma mère… je vous berce mes parents… la balance est renversée… » Cette maladie de sa mère lui révélait peu à peu la nécessaire dépendance des géné-rations entre elles, cette dépendance sans laquelle la vie ne serait plus possible, sans laquelle l’humanité, cette réalité intangible au-dessus de l’animal et de la machine, tout simplement disparaîtrait.

Étrangement, au lieu de la révolte, Jacques constatait au fond de lui un sentiment d’accomplissement et de plénitude. Si bien qu’au lieu de fuir, il se mit à visiter sa mère démente aussi souvent qu’il le pouvait.

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Le résultat n’en fut pas que sa mère le reconnut davantage mais plu-tôt que les membres du personnel, qui le remplaçaient auprès de sa mère, devinrent des familiers pour lui, presque des amis.

Un jour qu’il visitait sa mère avec un de ses fils, il eut la sur-prise de remarquer que le regard de la vieille s’illuminait, comme si elle reconnaissait son enfant. La préposée, qui intercepta la scène, se permit de raconter aux deux hommes que trois jours avant, la vieille dame avait eu trente minutes de lucidité au cours desquelles elle avait raconté de vieux souvenirs à la soignante. Comme la préposée divulguait la teneur de ces réminiscences, Jacques dut se rendre à l’évidence que ces souvenirs étaient exacts. Ce mystère eut l’effet de le réjouir en son for intérieur. « Un petit morceau de nos souvenirs communs, pensa-t-il, reste blotti en silence au fond d’elle-même et y demeurera aussi longtemps que son souffle passera entre ses lè-vres. » Il remercia la préposée.

Puisqu’il essayait de voir sa mère aussi souvent que possible, il se disait qu’évidemment, cette petite vieille n’était plus ce qu’elle avait été. Vers la fin, elle ne parlait plus du tout. Souvent, elle était couchée. Parfois, les bons jours, il la trouvait au salon, le regard absent, baigné dans la lumière des grandes fenêtres de la pièce cen-trale du département. Jacques finit par croire que ce qui facilitait les choses était la multitude de gestes bienveillants du personnel soignant. L’hygiène corporelle, l’alimentation, la distribution des mé-dicaments, tout était fait avec une extrême douceur et une extrême bonté. Jacques a fini par penser que sa mère était dans cet état pour que cette bonté, cachée au fond de tout être humain, puisse s’expri-mer ainsi, puisse devenir témoignage pour le genre humain. Cette bonté réconforte le monde, elle est essentielle, pensait-il. Toutes ces vieilles dames perdues, oscillant quelque part entre le ciel et la terre, nous posent d’indispensables questions sur le sens de nos vies, songeait Jacques. Il se prit à souhaiter, lorsque sa mère serait morte, quitter son emploi et dilapider les économies familiales pour faire le tour du monde. La désertion de l’intelligence de cet être aimé pourrait-elle laisser libre cours à une nouvelle vie, une vie différente où les choses sont bel et bien changées pour le meilleur ?

Au fond, puisqu’il n’avait pas connu sa mère enfant et que cette maladie lui en donnait l’occasion, il se mit à découvrir cette

autre dimension de la vie. Par exemple, l’une de ses tristesses les plus grandes lorsque sa mère a sombré dans la démence était la perte de l’espoir que tous les manques dont elle avait été responsable, à son insu, seraient un jour comblés. Jacques était lui-même parent de deux fils et il se mit à accepter d’avoir été lui aussi à l’origine de manques pour ses enfants. L’être humain est ainsi fait qu’il attend toujours, face à la privation, d’être comblé. Beaucoup de larmes doivent couler pour que commence ce long travail d’acceptation sans lequel nos vies ne peuvent être complètes. Jacques apprit donc comment pleurer. Cela le libéra.

Le matin de sa mort, quand il est allé voir le petit corps ina-nimé de sa mère, il eut la vive impression de regarder une toute petite fille qui exhibait en plus un léger sourire. Sa vie était maintenant terminée. Tout était accompli. Dans la peine immense de perdre sa mère, Jacques fut empli de la certitude que tout avait été fait.