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MORPHOGÉNÈSE ET GESTE TECHNIQUE

Dans le document Manufactures Technophaniques (Page 81-84)

L’OUTIL DE LA PRATIQUE

4.4. MORPHOGÉNÈSE ET GESTE TECHNIQUE

Cette manière de faire, celle qui serait propre à une manufacture, passe par un dialogue avec la matière durant la mise en forme. Il n’y a pas un plan, un dessin ou un dessein fixe auquel la matière devrait se conformer. Il s’agit d’une morphogénèse, au sens où la forme se définit au cours de son développement. Néanmoins, il ne s’agit pas non plus d’une pratique à l’aveugle : l’individu qui fabrique a une idée en tête, une “prévision” 29ou une “anticipation”, littéralement “prendre (capere) de l’avance (ante)”. Selon Sennet, cette anticipation permet de “devancer le matériau”30 dans la pratique de dialogue qui s’instaure avec lui. Il y a donc dans cette activité un rapport au temps qui prend toute son importance : la durée qu’elle requiert modifie les anticipations. C’est dans la temporalité que le projet prend forme, dans des boucles de rétroactions entre les actions de la matière et la kinesthésie humaine, au travers des outils et des <instruments qui en permettent la médiation.

En ce sens, il me paraît important de noter que cette qualité du “faire” dans la manufacture est similaire au “geste technique” au sens où Patricia Ribault en parle :

Dans le mot ‘geste’, il y a l’idée de mouvement du corps, des bras et des mains surtout, qui nous rapproche de ce que fait l’artisan, mais on trouve aussi la notion de ‘porter en soi’ (gestatio), de quelque chose qui se prépare et qui prend du temps. Et c’est précisément cela qui se joue dans le geste artisanal : un certain rapport au corps et à la durée.31

En ce sens, le geste technique que décrit Ribault est lié à ce dialogue haptique, “un sens qui implique toute l’épaisseur du corps dans un rapport d’échange avec les choses”32. La manufacture, le faire manuel, est donc un acte qui n’est pas de l’ordre de la maîtrise, mais du tâtonnement, ce n’est qu’après la réalisation qu’il est possible de juger du processus :

Quelle que soit l’œuvre à faire, on ne connaît pas clairement à l’avance la manière de la faire, mais on doit la découvrir et la trouver. C’est seulement après l’avoir découverte et trouvée que l’on verra clairement qu’elle était précisément la manière dont l’œuvre se devait d’être faite. […] L’acte de former, donc, est essentiellement un acte de tenter, puisqu’il consiste en une inventivité capable de figurer de multiples possibilités tout en trouvant parmi elles celle qui convient,

it’s still handmade. So my machines still fit in my definition of handmade because they are not automated”, traduit par l’auteur. Entretien avec Anton Alvarez, in Emile De Visscher (dir), Obliquite #2 - Process, Paris, Les Presses Pondérées, 2018, p. 91.

29 Tim Ingold, op. cit., p. 155. 30 Richard Sennet, op. cit., p. 239.

31 Patricia Ribault, Pour une ontologie du geste, à nos corps défaillants, thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art, sous la direction de Pierre-Damien Huygues, Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2009, p. 10.

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celle qui est requise par l’opération même pour sa réussite. 33

Cette qualité rétroactive est aussi clairement énoncée dans l’idée “d’instauration” que Bruno Latour et Isabelle Stengers ont diffusé à partir du travail d’Étienne Sourriau. Dans l’instauration, “rien n’est donné d’avance, tout se joue en cours de route”34. Contrairement à la programmation par ordinateur, qui peut correspondre à une pratique du projet, l’acte manuel de l’artiste ou de l’artisan est celui d’un trajet :

Le trajet dont il nous parle est l’exact contraire du projet. S’il s’agissait d’un projet, l’achèvement ne serait que la coïncidence finale entre un plan et une réalité enfin conforme. Or l’achèvement n’est pas la soumission de la glaise à l’image de ce qui, en retour, pourrait être conçu comme un modèle idéal ou possible imaginé. C’est l’achèvement lui-même qui finit par créer la statue faite à son image - à l’image de quoi ? Mais de rien : l’image et son modèle parviennent ensemble à l’existence. [...] Il n’y a pas ressemblance, mais coïncidence. 35

Le geste technique devient donc un espace d’exploration, une pratique de la curiosité qui “nous pousse à ne jamais nous arrêter là où nos besoins sont satisfaits, à toujours

continuer les recherches, les explorations ; une façon de nous étonner qui se pose comme un regard ouvert sur les choses qui nous entourent. Nous ne subissons pas notre condition, notre milieu, ils recèlent au contraire une certaine plasticité et nous les façonnons selon des règles que nous nous fixons nous-mêmes.36 C’est à ce titre qu’il me paraît important de cultiver, de multiplier les alternatives de processus de production vis-à-vis des machines à commandes numériques. La manufacture est importante parce qu’elle permet une prise en main de la matière, et le développement d’un rapport aux choses “par l’intérieur”37. Elle va à l’encontre d’une forme de passivité “généralisée par les écrans” pour devenir sensible et active sur le monde :

Comme un musicien devient sensible aux qualités sonores du monde qui l’entoure, un artisan acquiert une sensibilité tactile et un goût pour le fonctionnement des arts et techniques qu’on pourrait qualifier de faculté d’adaptation. [...] Autrement dit, l’esprit bricole, “bidouille”, cherche, invente, trouve, tâtonne ; en un mot, il agit et ré-agit. [...] C’est en effet dans le toucher et dans le geste que s’élaborent aussi les formes et les idées, qu’évoluent les projets et les dess(e)ins.38

4.5. COUPLAGE

L’usage du corps dans la manufacture, associé la plupart du temps à des outils, donne lieu à un couplage progressif et spécifique. Pour comprendre ce qui s’y trame, je vais à nouveau invoquer des designers d’Obliquite qui ont inventé des procédés nouveaux et ont donc dû passer par des phases de pratiques longues et fastidieuses.

L’un de ces designers est Anton Alvarez que nous avons rapidement cité ci-avant. Designer suédois ayant étudié au Royal College of Art en même temps que moi dans la section Design Product, il a développé un outil de production propre : la Thread

Wrapping Machine. Explorant un principe de mise en forme consistant à enrouler

des fils autour de morceaux de bois, il décida de construire un outil à partir de ces expérimentations : une sorte d’embobineuse circulaire actionnée par une perceuse

33 Luigi Pareyson, cité par Patricia Ribault, op, cit. p. 307.

34 Isabelle Stengers et Bruno Latour, “Le Sphinx de l’Œuvre”, dans Étienne Souriau, Les Différents Modes

d’Existence (1943), Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 6.

35 Ibid., p. 7.

36 Patricia Ribault, op. cit., p. 342. 37 Ibid., p. 344.

38 Ibid., pp. 344–345.

montée sur des roulements. L’outil nécessitait une main-d’œuvre importante : deux personnes devaient tenir la structure et deux autres les morceaux de bois à enrouler. Suite à ces premières tentatives, il va rendre le procédé de plus en plus autonome. Il le monte sur des pieds pour éviter d’avoir besoin de 4 personnes pour produire, il ajoute des systèmes de trempage de colle pour assurer la rigidité des objets produits, et met au point une version montée sur bras articulé pour produire des microarchitectures. Anton a progressivement développé un savoir-faire et une relation particulière à son outil :

Je peux comprendre que certaines personnes voient ma machine comme un outil qui pourrait être développé et commercialisé, mais je la conçois vraiment comme une extension de ma recherche personnelle, une extension de mon propre corps. 39

Une autre designer, travaillant aussi sur de nouveaux procédés et étant très investie dans l’idée de manufacture, notamment parce qu’elle provient d’une famille de charpentiers islandais, est Ragna Ragnarsdottir. Diplômée de l’ENSCI en 2016, elle fut la plus jeune contributrice de ce numéro d’Obliquite, mais la maturité de son travail et de ses réflexions en font un autre exemple de choix pour discuter du rapport entre outil et savoir-faire, entre outil et corps. Dans son texte, elle cite Michel Serres, qui a cette très belle phrase :

La main n’est plus la main quand elle a saisi le marteau, elle vole, transparente, entre lui et le clou, elle disparaît et se fond, la mienne a fui depuis longtemps dans l’écriture. La main et la pensée s’évanouissent dans leurs déterminations. 40

Dans l’interview qui suit, je lui ai demandé de préciser ce qu’elle voulait dire en citant cette phrase, ce que cela signifiait pour elle :

Emile : La citation de Michel Serres que vous invoquez est particulièrement inspirante. Avez-vous aussi une relation symbiotique aux outils et instruments dans votre pratique ?

Ragna : Oui. Lorsque vous avez longtemps travaillé avec le même outil et la même technique vous ne pouvez plus distinguer clairement où votre corps s’arrête pour donner place à l’instrument. Votre esprit devient si familier avec l’outil que ce dernier compte comme un morceau de votre propre corps. J’imagine qu’il s’agit d’un processus similaire aux personnes possédant des organes artificiels, et qui progressivement ne le voient plus comme externes à leur corps. Par exemple, j’ai travaillé plusieurs années avec le même ciseau à bois. Un jour j’en ai cassé l’un des coins. Je pouvais toujours l’utiliser mais je ressentais le même effet que lorsque vous vous cassez une dent, mon corps tout entier était constamment irrité à chaque coupe jusqu’à ce que j’apprenne à m’y habituer. 41

La pratique assidue de ces deux designers les a amenés à concevoir ces outils comme des parties de leur propre corps, comme des organes. Mais cette pratique est extrêmement longue et fastidieuse. L’instauration d’un savoir-faire et le couplage à

39 “I can understand that people see that machine as a tool that could be developed and sold, but I really see it as an extension of my personal research, an extension of my own body”, traduit par l’auteur. Anton Alvarez, entretien avec Emile De Visscher, in Emile De Visscher (dir), op. cit., p. 35.

40 Michel Serres, Genèse, Paris, Grasset, 1982, p. 59, cité par Ragna Ragnarsdottir “Hand and Mind: When Materiality takes shape”, dans Emile De Visscher (dir), op. cit., p. 129.

41 “Emile: Your quote of the philosopher Michel Serres is very inspiring. Do you also have a symbiotic relation to tools and instruments in your practice? Ragna: Yes, I feel like when you have worked with the same tool and technique for a while you no longer rely on where your body ends and the instrument takes over. Your mind becomes so familiar with the tool that it counts it in as part of your body. I guess it’s similar for people with artificial limbs when they get used to it they stop realizing it’s not a part of your body. I once worked with the same chisels for years and one day I broke the corner of it, it was still usable but it really felt like a broken tooth, your whole body is constantly irritated until you learn to get used to it”, traduit par l’auteur. Ragna Ragnarsdottir, entretien avec Emile De Visscher, in Emile De Visscher (dir), op. cit., p. 164.

Anton Alvarez, Thread Wrapped objects, 2013. Suite à la production de mobilier, Anton a développé sa technique pour des micro-architectures.

Anton Alvarez, Thread Wrapping Machine, 2012. Le procédé consiste à embobiner des fils enduits autour de morceaux de bois ou de mousse.

Portrait d’Anton Alvarez. Fig 61.

Fig 62.

Fig 64.

Anton Alvarez, Thread Wrapping Machine, 2012. Anton en train de travailler.

106 107 l’outil possèdent une inertie très importante.

Dans le document Manufactures Technophaniques (Page 81-84)