• Aucun résultat trouvé

S’INTÉRESSER AUX ACTEURS

Dans le document Manufactures Technophaniques (Page 165-168)

MUSÉE AU CONTEXTE HUMANITAIRE

13.2. S’INTÉRESSER AUX ACTEURS

Pour suivre cette trajectoire, qualifier cette vibration, il faut s’intéresser à ses acteurs. C’est en ce sens que le projet Obliquite est né. Ce projet de publication expérimental cherche à donner aux designers l’occasion de s’exprimer. Cette expérience permet non seulement de faire ressortir la sémiotique utilisée (quels termes sont partagés, quels termes mis de côté), mais aussi de comprendre leurs pratiques, leurs enjeux, les relations qu’ils entretiennent entre eux, et la manière dont ils perçoivent ce champ. Le premier numéro de cette revue s’est focalisé sur des designers ne s’exprimant pas sous la forme d’objets fonctionnels usuels, mais plutôt par la performance, l’installation, la narration ou le jeu. Se qualifiant tous de designers (du moins à l’époque, certains ont changé depuis), ils transgressent les limites classiques du champ pour emprunter des formes d’expressions d’autres terrains comme l’art plastique, l’art performatif ou le commissariat d’exposition. Par contraste, leurs pratiques soulèvent des questionnements particulièrement riches et variés — sans invoquer la fonction, le besoin, ni le dess(e)in. J’écrivais pour préparer une présentation à ce sujet en 2016 :

On découvre ainsi des designers bien plus prolifiques et complexes que les études du processus créatif ne le laissent souvent entendre. Même s’ils sont conscients de leur héritage d’une certaine histoire du design industriel, on y verra aussi apparaître l’histoire du cinéma, des rites populaires, de la guerre froide ou encore de la diffusion de la photographie. Ils tissent des liens en citant aussi bien Jacques Rancière, tel ou tel Blockbuster américain qu’Olafur Eliasson. Sans complexe, ils engagent leurs pratiques dans des positions politiques, sociales ou éthiques de la production. Ils sont conscients de l’importance voire de la toute-puissance de l’image et, pour certains, de leur ambiguïté face à celle-ci.

À l’inverse de certaines approches ethnographiques qui auraient tendance à observer les pratiques sans prendre en compte le discours nécessairement biaisé du peuple étudié, Obliquite cherche à redonner la parole à cette population étrange et protéiforme que forment les designers, dans l’objectif de comprendre de quoi, nous chercheurs, parlons lorsque nous faisons appel aux fameux “designerly ways

18 À ce propos, voir la réponse de Bruno Latour à la question posée sur la définition de la science dans Bruno Latour, Cogitamus, op. cit., p. 187.

19 Jehanne Dautray, “Les Logiques floues du design”, entretien avec Mathieu Lehanneur, in Jehanne Dautray et Emanuele Quinz (dir), op. cit., p. 236.

20 “design can be treated as a form of vibration”, traduit par l’auteur. Arjun Appadurai, “Foreword”, dans Susan Yelavich et Barbara Adams (eds), op. cit., p. 9.

of knowing” de Nigel Cross. Si une telle chose existe, faire écrire les praticiens sur leurs pratiques, les faire produire du savoir, peut sans doute nous aider à en déceler la nature.21

Je ne pourrai détailler ici tous les éléments que j’ai découverts, les pratiques de tous les designers invités et les points de rapprochement entre eux. Je renvoie à la lecture de la revue à ce sujet. Mais ce projet m’a permis de concevoir une lecture du design. Pour l’exposer, j’aimerais introduire l’un des designers du premier numéro parce que son travail me paraît emblématique de la logique que je vais proposer comme interprétation du design : rendre appréhendable (au sens de cognitif et corporel) des réalités inaccessibles ou cachées.

Le projet de diplôme de Raphael Pluvinage à l’ENSCI part d’une étude des technologies internes aux appareils d’usage courant qui nous entourent comme les téléphones portables ou les ordinateurs. Les mécanismes qui les composent, tel que les résistances variables, les gyroscopes, les senseurs ou les interrupteurs sont tous cachés dans une boîte noire inconnue et insondable. Ils fonctionnent à des temporalités, des échelles et des logiques inconnues de l’humain. Pluvinage, plus tard rejoint par la designer et graphiste Marion Pinaffo, a cherché à élaborer un jeu utilisant ces mécanismes afin de rendre appréhendable et manipulable ces réalités inaccessibles et pourtant si proches de nous. Ils ont décidé d’utiliser le papier sérigraphié, technique simple et peu onéreuse, pour montrer la logique de ces mécanismes à des échelles humaines. Ils ont utilisé l’esthétique des jeux de société, voire de la fête foraine, pour présenter ces mécanismes, et ont baptisé le projet Papier Machine. Ce dernier a d’abord donné lieu à un prix (Audi Design Award) et a ensuite été commercialisé par l’usage d’une plateforme de financement participatif. Ce qui m’intéresse dans la démarche de Pluvinage, c’est la grande cohérence de sa recherche. Dans l’essai produit pour Obliquite, qui faisait suite à son mémoire de fin d’études à l’ENSCI, il s’est questionné sur l’omniprésence et l’influence des algorithmes sur nos vies quotidiennes. Or, s’il met bien en lumière leur agentivité, il montre aussi à quel point ces objets sont singuliers : ils sont difficilement appréhendables.

L’algorithme, suite finie d’opérations ou d’instructions à suivre pour accomplir une tâche, est dans la plupart des cas exécuté par une machine électronique. Alors que ces automates informatiques deviennent de plus en plus puissants, ils ont tendance à nous échapper : ils agissent dans une temporalité étrangère à la nôtre, ils disparaissent de notre champ de représentation. Par la fiction, par la programmation, par le classement, par l’expérience ou par l’index, je rejoue des scènes entre l’homme et l’algorithme afin d’en capter la substance insaisissable.22

Tout le travail de Pluvinage réside dans cette problématique de “saisie” vis-à-vis d’objets, de programmes, de composants électroniques omniprésents. Dans ses textes et recherches, il prend toute une série d’exemples d’algorithmes qui ont des incidences réelles, et dont le fonctionnement est imperceptible ou inattendu. Le travail de Pluvinage et Pinaffo dans Papier Machine cherche à rendre saisissable des réalités invisibles, des réalités qui “ont disparu de nos champs de représentation” comme ils le disent bien. Et ils le font non seulement par un travail esthétique de représentation de ces réalités, mais aussi par l’appel à la participation, ainsi que par l’usage de régimes symboliques de l’enfance, du jeu, de l’éphémère et de la fête. Ils développent des objets techniques accessibles par l’exploration de régimes esthétiques et symboliques. Leur objectif est de socialiser des réalités progressivement déshumanisées.

L’exemple de Pluvinage et Pinaffo peut être comparé à de nombreux autres exemples

21 Emile De Visscher, texte non publié, 2016.

22 Raphaël Pluvinage, “Formes d’Algorithmes”, dans Emile De Visscher (dir), Obliquite #1 - Paradigm, Paris, Les Presses Pondérées, 2015, p. 189.

13

Rapahël Pluvinage et Marion Pinaffo, Papier

Machine, présenté dans le Musée des Arts

Décoratifs pour le Audi Talent Award, 2016.

Collection de formes de montagnes russes, dans le mémoire de l'ENSCI de Raphaël Pluvinage,

Formes d'Algorithme, 2015.

Jeu montrant le principe des interrupteurs, dans

Papier Machine.

Fig 47. Fig 49.

272 273 présentés dans Obliquite. Dans la majorité des cas, on peut trouver les traces d’un

mouvement depuis des réalités inaccessibles vers leurs appréhendabilités (aussi bien au niveau cognitif que physique) par l’usage de régimes esthétiques et symboliques. 12.3. NAISSANCE D’UN NOUVEAU MONDE STRIÉ

Pour étendre cette première lecture, je propose de revenir à l’apparition du terme de design. S’il possède une histoire propre dans les langues italiennes, allemandes ou espagnoles, son usage en langue anglo-saxonne (et sa reprise non traduite en langue française) pour qualifier un type d’activité nouvelle est popularisé en 184923 par Henri Cole. Ce dernier est l’instigateur principal de la première Exposition Universelle de 1851 et de son fameux Crystal Palace de Joseph Paxton. Si cet évènement constitue une formidable mise en scène des techniques de son temps, elle s’inscrit avant tout dans une volonté politique de modernisation du travail et économique de libre-échange. Le Prince Albert, fervent défenseur de l’évènement, le soutiendra clairement lors d’un discours de promotion de l’évènement :

Nous vivons une période de transition extraordinaire, qui nous mène à cette fin glorieuse vers laquelle tend toute l’histoire : l’achèvement de l’unité de l’humanité. [...] Le grand principe de la division du travail, qu’on peut concevoir comme l’élément moteur de la civilisation, est étendu à toutes les branches de la science, de l’industrie et de l’art. 24

Le Prince Albert soulève un élément tout à fait essentiel pour comprendre l’apparition du métier de designer industriel : la division du travail. Cette approche consiste à discrétiser les tâches en morceaux simples et copiables facilement. Elle n’est pas nouvelle, on la retrouve déjà chez Platon qui soulevait qu’on produit “plus et mieux et plus aisément, lorsque chacun ne fait qu’une chose, celle à laquelle il est propre.”25

Néanmoins, cette vision de séparation des tâches va subir un retournement au XIXe

siècle grâce à une conception bien plus radicale : l’Organisation Scientifique du Travail (OST). Cette méthode, théorisée par Frederick Taylor, cherche à décomposer les phases successives de chaque action, à identifier les gestes les plus efficaces, et définir des protocoles optimaux pour chaque travailleur.26 Désormais, la séparation des tâches n’est plus liée aux savoirs de chacun, elle est impersonnelle. Cette pratique de chronométrage implique la réduction voire l’éradication de la liberté de l’artisan ou du contremaître. La proposition de Taylor s’implantera vite dans le tissu industriel

23 Il est utilisé en titre d’une revue fondée par Henri Cole et son ami Richard Redgrave : le Journal of

Design and Manufacture. Cette revue donnera lieu à 6 numéros. En leur sein se mélangent des gravures

d’objets industriels analysés, des motifs de tissus, des discussions sur des évènements du monde de l’éducation ou de la manufacture. Henri Cole est un personnage particulier dans le monde anglais du XIXe siècle. Il est l’initiateur d’un renouveau du système éducatif du pays, d’une réorganisation des archives de la ville de Londres, et est très investi dans la “Société royale pour l’encouragement des arts, des manufactures et du commerce”. Il est aussi particulièrement intéressé par la conception d’objets produits en série, et utilisera un pseudonyme, Felix Sommerly, pour dessiner et faire produire une vingtaine de modèles d’objets du quotidien, dont une théière qui aura un certain succès.

24 Le Prince Albert, cité par Dominique Barjot et Charles-François Mathis (dir), Le monde britannique

(1815-1931), Paris, Édition SEDES, 2009, p. 93

25 Platon, cité dans l’article “division du travail” sur Wikipedia, accessible sur < https://fr.wikipedia.org/ wiki/Division_du_travail#Platon> (consulté le 16 mars 2018).

26 Elle s’applique ainsi : 1. Étudier comment plusieurs ouvriers habiles exécutent l’opération. 2. Décomposer leurs gestes en mouvements élémentaires.3. Éliminer les mouvements inutiles. 4. Décrire chaque mouvement élémentaire et enregistrer son temps. 5. Ajouter un pourcentage adéquat aux temps enregistrés, afin de couvrir les inévitables retards. 6. Ajouter un pourcentage pour les repos, étudier les intervalles auxquels ils doivent être accordés pour réduire la fatigue. 7. Reconstituer les combinaisons des mouvements élémentaires les plus fréquents. 8. Enregistrer le temps de ces groupes de mouvements et les classer. 9. Élaborer des tables de temps et de mouvements élémentaires.” Marc Mousli, “Taylor et l’organisation scientifique du travail”, Alternatives Économiques, Paris, n° 251 - octobre 2006, accessible sur <https://sspsd.u-strasbg.fr/IMG/pdf/Taylorisme_1.pdf> (consulté le 17 juin 2018).

américain, mais subira aussi de très nombreuses critiques27.

Même si souvent adaptée et moins radicale que chez Taylor, l’influence de l’OST est mondiale et va s’appliquer dans la grande majorité des entreprises industrielles. Henri Ford, qui se base sur les écrits de Taylor, va ainsi fonder les principes de la production moderne en “division verticale (séparation entre conception et réalisation) et en division horizontale (parcellisation des tâches). Corrélativement apparaît la ligne de montage (et donc du travail à la chaîne). “28 La production change radicalement suite à ces propositions : plutôt que d’avoir des artisans, contremaîtres, ou techniciens spécialistes de leurs tâches, autonomes et créatifs vis-à-vis des actions de production à mettre en jeu, Taylor et Ford décomposent les tâches de l’ouvrier, dont le rôle se limite à celui de la machine, c’est-à-dire l’application continue d’une action simple, normée, chronométrée, immuable. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de discuter de tous les impacts politiques et sociaux problématiques qu’une telle idée met en œuvre, mais il nous est tout de même utile d’analyser ce que ce changement veut dire : Taylor et Ford ont transformé la production en un espace strié. En traitant le travail par un chronométrage, une évaluation, une segmentation scientifique, ils ont réussi à déshumaniser la production. L’usine n’est plus faite de savoir-faire, de création, de négociations, d’évolution. Il est fait de tâches discrètes, numériques, quantifiables, identiques, normées, optimisées. Il n’est plus fait de “répétitions” au sens de Deleuze, c’est-à-dire d’évolution, mais de “copies discrètes”.

Alors, quel lien peut-on établir avec le design industriel ? Une première remarque peut nous aider : l’industrie organisée selon Taylor et Ford n’a pas nécessairement besoin du designer. Lorsque celle-ci produit des objets destinés à d’autres industries, le designer n’est pas présent. La production de tubes d’aciers ou de cartes mères, comme la plupart des composants ou des matériaux, requiert uniquement le respect d’un cahier des charges et une optimisation fonctionnelle que les ingénieurs maîtrisent à la perfection. Dans ce cas, l’ingénieur peut, seul, définir les objets à produire, discrétiser les tâches en séquences, et s’assurer que son produit correspond aux besoins de ses clients, puisque ceux-ci sont aussi des ingénieurs aux problèmes et aux processus de production similaires. Le designer n’apparaît que dans un autre cas : lorsque l’objet de la production est voué à être utilisé par des individus. À partir de ce moment, le produit de l’industrie doit être pensé en des termes que l’ingénieur ne maîtrise pas. Il faut que l’objet en question soit sensible, unifié, compréhensible, appréhendable. Il doit jouer sur l'articulation des choses et des corps, des normes et des perceptions sensibles, d'un régime de signes et d'un régime de symboles. Il doit s’adresser à l’humain dans toute sa complexité. Or, pour les ingénieurs (et je suis bien placé pour le savoir), l’humain est considéré selon ses normes. Les seules données humaines que l’on prenait en compte dans la conception technique lors de ma formation étaient celles de l’ergonomie, c’est-à-dire un ensemble de cotes, de dimensions, de forces motrices, de champs de vision, de hauteurs et de largeurs. Pour l’ingénieur, le corps est, lui aussi, un espace discret, strié, métrique.

C’est donc là qu’apparaît le designer industriel. Il doit prendre en compte l’humain non pas comme une métrique, mais comme une sensibilité, une intelligence, une force de création, une intuition. Il doit considérer l’humain comme un espace lisse, qui fait appel aux affects, aux savoir-faire, à l’apprentissage, à l'imaginaire. Il doit rendre “saisissable”, comme nous l’avons vu avec le cas de Pluvinage, les réalités technologiques déshumanisées. C’est cette qualité que l’on retrouve souvent dans des discours

anglo-27 Ibid.

28 “les syndicats se battent avec détermination contre ce “travail en miettes” et la dépossession des ouvriers qualifiés de leur dernière parcelle d’autonomie. Et ils remportent des victoires : en 1915, après une grève dans l’arsenal de Watertown, près de Boston, le Congrès américain interdit le chronométrage et le salaire aux pièces dans les arsenaux militaires. ” voir article “Fordisme” sur Wikipedia, accessible sur <https:// fr.wikipedia.org/wiki/Fordisme> (consulté le 26 juillet 2018).

274 275 saxons sur le design sous le qualificatif “d’humanisation” des artefacts29. Une phrase,

énoncée sans être développée, dans l’ouvrage de l’Institut Français de la Mode et du Centre Pompidou sur le design, va dans ce sens :

“le design se présente comme une force de synthèse, au sens où il compense — voire rachète — la réalité d’une production éclatée entre des régimes de conception, de production et de consommation”30

Le terme “d’organisation scientifique du travail” apparaît d’ailleurs en 1854, juste cinq petites années après la publication du Journal for Design and Manufacture ! Bien qu’existant de différentes manières auparavant, l’apparition des deux termes et leurs théorisations respectives sont presque simultanées et me paraissent fondamentalement liées.

Je propose donc de voir le design industriel comme une pratique de synthèse qui apparaît pour combler une différence qui s’est progressivement créée entre l’espace de production de plus en plus déshumanisé, et un espace de vie collective qui est resté, lui, bien humain. Pour emprunter à la sémiotique simondonienne, nous pourrions dire que le design industriel tente de combler un déphasage entre la production et l’homme.

Dans le document Manufactures Technophaniques (Page 165-168)