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DIFFÉRENCES D’APPROCHES DE LA PENSÉE SYMBOLIQUE

Dans le document Manufactures Technophaniques (Page 110-113)

Équivalents contemporains -

6.2. DIFFÉRENCES D’APPROCHES DE LA PENSÉE SYMBOLIQUE

Il faut, avant de poursuivre l’analyse, replacer Mircea Eliade dans l’histoire des études de la magie et des religions. En effet, ce dernier s’inscrit dans un mouvement qui promulgue une ontologie de la pensée primitive. Cette manière de penser et de traiter de la magie et du chamanisme prend place dans les années d’après-guerre, et constitue une réaction directe à un mouvement de l’anthropologie qui le précède : le fonctionnalisme. Alfred Radcliffe-Brown et Bronislaw Malinowski sont sans doute les deux plus éminents instigateurs de cette mouvance de l’entre-deux-guerres. Leurs contributions ont permis de sortir l’analyse de la magie de ses discours évolutionnistes coloniaux qui cherchaient à montrer l’incohérence et l’ignorance des peuples primitifs. Ils vont plutôt interpréter la croyance comme un mode de résolution de conflits psychiques et collectifs. Ils sortent l’analyse des questions liées à la vérité ou la fausseté

23 Mircea Eliade, Forgerons et Alchimistes, Paris, Flammarion, 1956, pp. 119-120. 24 Gilbert Simondon, “Psychosociologie de la technicité (1960-1961)”, op. cit., p. 90-91.

25 Jean-Jacques Wunenburger, “Imagologie de la Technosphère”, dans Pierre Musso (dir), Imaginaire,

Technologie et Innovation, Colloque de Cerisy, Paris, Éditions Manucius, 2016, p. 17.

26 François Jarrige, Technocritiques, du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014, p. 28.

27 Jean-Jacques Wunenburger, op. cit., p. 18.

de la magie vis-à-vis des sciences, pour s’attacher à regarder sa fonction sociale28. Pour RadCliffe-Brown, “les rites produisent principalement un sentiment d’appartenance qui renforce l’unité du groupe [...] et la question fondamentale de l’anthropologie est de déterminer les relations qui unissent des représentations religieuses, des pratiques rituelles aux formes d’organisations sociales”29. Cette forme d’analyse, si elle a ouvert des champs intéressants et influencera des anthropologues tout au long du siècle, a l’inconvénient de désacraliser l’objet magique30 :

Le paradoxe des monographies fonctionnalistes, c’est qu’elles accordent une place primordiale à la description du contenu de la croyance, des conditions dans lesquelles elles ont été pratiquées, pour parvenir à ce constat formel et vide que la croyance n’est là que pour favoriser la reproduction d’un ordre. [...] Dans ce contexte, ce qui devient proprement inintelligible, c’est le lien, toujours supposé et jamais démontré, entre le foisonnement des croyances, leur richesse de contenu, leur complexité apparente, leur permanence dans le temps et l’espace, et la pauvreté de leurs significations fonctionnelle. [...] Or, les croyances magiques ont, en règle générale, la caractéristique d’être équivoques, ambiguës, ambivalentes, foisonnantes, évolutives, et répondent à la fois à des attentes de stabilité (retrouver un état initial comme la santé par exemple) et de changement (produire un désordre). 31

C’est dans ce cadre que Mircea Eliade, parallèlement à Maurice Leenhardt et dans la lignée d’études philosophiques (Ernst Cassirer) ou psychanalytiques (Carl Gustav Jung) développe sa pensée. Il cherche, plutôt que de réduire la question à sa fonction sociale, à en comprendre la logique propre et les relations au monde qu’elle instaure32. Pour Leenhardt par exemple, “le primitif ne connaît pas le concept — sa fonction de désarticulation et de démembrement du réel lui est étrangère. [...] le primitif n’institue pas un rapport avec le monde, il est dans le monde, il est au monde.”33 Marqué par une mise en valeur de ces rapports monde au dépend de ceux de l’occident, Leenhardt explore les manières dont les peuples qu’il étudie perçoivent différemment le temps, l’espace, le rapport au vivant, à l’autre, à la mort, à la mutabilité ou à la participation. Cassirer avait déjà, dans le domaine de la philosophie, émis des thèses similaires :

La pensée mythique n’est pas poussée par une volonté de comprendre l’objet, au sens de l’embrasser par la pensée et de l’incorporer à un complexe de causes et de conséquences : elle est simplement prise par lui. [...] Cette conception du monde n’est certes pas une connaissance, dans la mesure où le statut de l’objectivité n’est pas défini en relation avec des concepts. Cependant, cette pensée a son ordre interne, c’est-à-dire sa logique d’assemblage des propositions appliquées au monde. [...] Le mythe et la magie pensent, c’est-à-dire se représentent des objets, non au moyen de concepts, mais au moyen de symboles. [...] Si la pensée scientifique pense le réel selon la modalité du quantitatif différencié, décomposable, sécable en unités, la pensée mythique promeut, quant à elle, la modalité du qualitatif homogène et indistinct que l’on ne peut pas fractionner en unités élémentaires. 34

Ce qui rassemble Eliade, Leenhardt et Cassirer, c’est la proposition selon laquelle les “primitifs” ont une manière de concevoir le monde ontologiquement différente de la nôtre. Cette distinction n’est pas présentée comme un signe de retard comme dans

28 Pascal Sanchez, op. cit., p. 194. 29 Ibid., p. 195.

30 Ibid., p. 256. 31 Ibid., p. 462.

32 “Eliade cherche la signification religieuse des phénomènes religieux”, Stanislas Desprez, “Préface”, dans Mircea Eliade, Forgerons et Alchimistes, op. cit., p. 11.

33 Pascal Sanchez, op. cit., p. 272. 34 Ibid., pp. 169-172.

160 161 les positions évolutionnistes postcoloniales, tout au contraire. Ces trois auteurs

soutiennent la grande cohérence, complexité et puissance de ces systèmes de pensées — selon beaucoup d’aspects bien plus effective et pérenne que la nôtre. La singularité d’Eliade dans ce mouvement est qu’il radicalise la notion de réalité. En effet, il soutient que si pour l’homme moderne, le rationnel est le réel, pour l’homme primitif, le sacré est le réel. De ce fait, les croyances ne sont pas des représentations absurdes ou irrationnelles puisqu’elles déterminent un mode d’être et un mode d’action. C’est l’objet profane qui devient, dans ces cosmologies, irréel et absurde si l’on suit Eliade. L’objet ou l’acte profane est lié au hasard, concept absent des cosmologies sacrées et de tout système de foi. Les choses ou les actes profanes n’ont pas de sens, non pas parce qu’ils seraient tabous, mais parce qu’ils ne sont pas reliés à une signification globale, ils tombent dans les méandres des choix subjectifs, ils deviennent simplement objets d’usages sans lien les uns aux autres, et perdent de leur “réalité”35 — ils deviennent chaotiques.

“Chez Eliade, le sacré n’est pas seulement ce qui se distingue du profane, il équivaut au réel, à l’Être, à ce qui est saturé de sens. Par contraste, le profane est ce qui ne possède pas de valeur en soi, ce qui est quelconque et insensé.”36

Une critique régulièrement faite à Eliade et l’ensemble du mouvement ontologique des pensées primitives réside dans leur comparatisme : ils établiraient trop facilement des liens entre des peuples, figures, actes ou rituels profondément hétérogènes. Mais il y a lieu de se demander si cette critique n’est pas déplacée, car Eliade travaille justement sur les pensées symboliques dont le principal moteur est l’analogie — et il paraît donc assez pertinent qu’il se permette des rapprochements et comparaisons entre figures et gestes très éloignés les uns des autres dans le temps et l’espace, tout comme le font les “primitifs” eux-mêmes en associant des astres à des animaux ou des temps immémoriaux au présent du rituel. D’une certaine manière, l’entreprise récente de Philippe Descola, Par Delà Nature et Culture, poursuit ces comparaisons entre peuples éloignés et distribués dans le temps. Cet ouvrage ne propose pas deux, comme l’a fait Eliade, mais quatre ontologies différentes (naturalisme, animisme, totémisme et analogisme)37. Au vu de la puissance de ces analyses et de leur documentation encyclopédique, il me semble plutôt que le comparatisme constitue la force de leurs propositions38. Eliade montre ainsi, en comparant de nombreuses pratiques et systèmes cosmologiques différents, “que dans les sociétés dites traditionnelles, le social et le culturel ne sont pas dissociables du technique”39.

6.3. DÉPHASAGE

Mais Eliade soutient que cette imbrication s’est perdue au cours du XIXe et XXe siècle : pour lui la technique est devenue insensée.

“Notre horizon culturel reste celui de nos ancêtres agriculteurs, et dans une certaine mesure des chasseurs-cueilleurs, tandis que notre environnement technologique a radicalement changé. La sécularisation et l’athéisme semblent pour Eliade la réponse culturelle aux modifications techniques de nos conditions d’existence, modifications qui ont rendu moins crédibles — voire incroyables — les anciennes conceptions de la vie, de l’humain et de l’univers. Toutefois, ce

35 Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, op. cit., p. 23 36 Stanislas Desprez, op. cit., p. 16.

37 Philippe Descola, Par-delà Nature et Culture, Paris, Gallimard, 2015.

38 Il est à noter que cette méthode comparative entre populations et parties du monde très diverses est aussi à la base de l’anthropologie structurale initiée par Claude Lévy-Strauss car elle postule des struc-tures communes à tous les hommes, que l’anthropologue doit chercher à révéler par la comparaison. 39 Stanislas Desprez, op. cit., p. 27.

recul du religieux est une perte de sens. [...] (il crée) un traumatisme auquel seul l’avènement d’une nouvelle religiosité — adaptée à l’époque technique — pourra répondre. 40

À première vue, cette description d’un décalage entre évolution technique galopante et cosmologies sociales à transformations plus lentes rejoint Simondon. Chez ce dernier, l’unité magique primitive a donné lieu à un déphasage, et s’est dédoublée en deux régimes distincts : la technique et la religion, respectivement “objectivité” et “subjectivité”, figure et fond.

[La technique prend de son côté] le schématisme des structures, de ce qui fait l’efficacité de l’action sur les points singuliers [...] qui perdent leur concaténation réticulaire immobilisante, deviennent fragmentables et disponibles, reproductibles et constructibles. Fragmentant les schématismes de plus en plus, elle fait de la chose l’outil ou l’instrument, c’est-à-dire un fragment détaché du monde, capable d’opérer efficacement en n’importe quel lieu et dans n’importe quelles conditions.41

La technique devient le lieu de l’efficience, de la fragmentation, du calcul. Elle n’est plus régie par des significations ou des points-clés, voire des considérations sociales ou mystiques, elle devient autonome, elle acquière son mode d’existence propre. Parallèlement, la religion prend l’autre partie de ce que les points-clés, par rupture, libèrent : “les caractères de fond se détachent pour planer sur tout l’univers, dans tout l’espace et dans toute la durée, sous forme de pouvoirs et de forces détachées, au-dessus du monde. Pendant que les points-clés s’objectivent sous forme d’outils et d’instruments concrétisés, les pouvoirs de fond se subjectivent en se personnifiant sous la forme du divin”42.

Une certaine confusion peut ici apparaître puisque Simondon parle de l’apparition de la technique uniquement une fois le déphasage réalisé. Il semble ainsi considérer que la technique n’existait pas au sein du stade magique, ce qui est, nous venons de le voir avec les différents exemples hiérophaniques, difficile à soutenir43. Xavier Guchet justifie cette posture de Simondon en soutenant que l’apparition dont ce dernier parle est justement celle d’une technique dépourvue de sacralité, une technique “objective” et “uniquement elle-même”, dont les objets sont “enfermés dans leurs propres limites”44. La technique dont parle Simondon est donc celle qu’il a si bien décrite dans sa thèse complémentaire : une technique dont l’évolution n’est régie ni par l’usage, l’historicité, les cosmologies ou les Dieux ou les conditions de production. La technique dont parle Simondon possède un mode d’existence autonome (même s’il est conditionné par un milieu technique), une ontogenèse régie par des lois de développement propre, qu’il appelle concrétisation, que nous appelions en études d’ingénieur : optimisation fonctionnelle. C’est une vision particulière de la technique qui n’était pas présente avant le déphasage : “il n’y a pas une pensée technique, immuable, qui présenterait, sitôt constituée, les caractères que nous lui voyons aujourd’hui, et qui s’orienterait comme la nôtre, en fonction d’un dynamisme spontané vers le progrès.”45 Il n’est pas nécessaire ici de nous pencher sur les différentes caractéristiques de ce mode d’existence que Simondon soutient (concrétisation, lignées techniques, ruptures fortes et faibles, néoténie, etc.), mais vu que la tentative technophanique est celle d’une liaison renouvelée entre technique et symbolique, il nous faut tout de même

40 Stanislas Desprez, op. cit., p. 27.

41 Gilbert Simondon, Du Mode d’Existence..., op. cit., p. 167. 42 Ibid., p. 168.

43 Voir l’article de Bernard Stiegler, “Temps et Individuation technique, psychique et collective dans l’œuvre de Simondon”, Futur Antérieur, Paris, Syllepse, n°19-20, 1993.

44 Xavier Guchet, op. cit., p. 223.

162 163 revenir sur les étapes du déphasage de l’unité magique primitive : que s’est-il passé

exactement ?

La description d’une telle opération est risquée, car pleine de pièges, il va donc nous falloir l’aborder avec une certaine prudence. Simondon l’associe à l’apparition de “l’objectivité” et de la “subjectivité”, que l’on pourrait associer à la rationalité technique et l’irrationnel de l’imaginaire humain, voire à la distinction “objet - sujet” ou encore “monde réel - monde imaginaire”. Expliquer l’apparition du mode d’existence technique par ces dichotomies me parait complexe et inapproprié, surtout parce que de nombreux ouvrages récents montrent combien les concepts “d’objectivité”, de “subjectivité”, “d’objets” et de “sujets” sont eux-mêmes soumis à des évolutions drastiques voire contradictoires au cours du temps46. Les utiliser reviendrait à expliquer les conséquences par ces mêmes conséquences. Comme le dit Donna Haraway, plutôt que de s’attacher aux termes d’objectivité et de subjectivité, résultats de la modernité, il est moins risqué d’observer ce qui se lie et se délie47. Simondon décrit son idée derrière le terme de déphasage48, en soutenant que l’évolution des techniques fut trop rapide pour que la culture puisse en générer des imaginaires l’équilibrant. Mais cette description n’est pas suffisante : pour que cette accélération puisse advenir, les techniques ont nécessairement dû se désolidariser de leurs chaînes sociales, politiques et symboliques. Sans vouloir être exhaustif, je tenterai de mettre en lumière certains moments permettant de comprendre l’apparition d’une technique uniquement dictée par son efficacité propre.

1. Premier Moment : le mécanisme.

Le XVIIe siècle constitue un premier tournant majeur. Il voit le modèle mécaniste et la métaphore de la machine se répandre à tous les domaines de la connaissance :

Jusqu’à la biologie (les “animaux-machines” de Descartes), la psychologie (on dissertait sur la “physique des passions”) ou la religion (Dieu est devenu le “grand horloger”). [...] Désormais, le monde fut présenté comme une sorte de machine dont les rouages pouvaient être démontés et expliqués par la science. [...] Alfred Crosby a insisté quant à lui sur le rôle décisif de la quantification à travers laquelle la société occidentale entreprit de mesurer le temps, l’espace, la distance, de traduire en nombre chaque aspect de la réalité.49

Ce mouvement premier est celui d’une association : tous les modes d’existences, qu’ils soient psychiques, sociaux, politiques ou biologiques sont comparables à des machines, à des chaînes de causes et de conséquences simples liées à la transmission d’une force constante, qu’il est possible de quantifier et reproduire. C’est ce mode de pensée que l’on retrouve déjà chez Léonard De Vinci50 : “L’oiseau est un instrument qui

46 voir à ce sujet l’ouvrage déjà cité de Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité (2007), Dijon, Les Presses du Réel, 2012.

47 voir la conférence de Donna Haraway, “Making OddKin: Telling Stories for Earthly Survival”, Duke Franklin Humanities Institute, Durham, Duke University, 26 octobre 2017, accessible sur < https://www.youtube.com/ watch?v=rMBRX9EcrH8> (consulté le 15 juillet 2018).

48 Gilbert Simondon explique que “certains des phénomènes humains constituant une culture se modifient moins vite et moins radicalement que les objets techniques : les institutions juridiques, le langage, les coutumes, les rites religieux. [...] Alors se constitue un pseudo-organisme des formes de culture à évolution lente, ne pouvant être équilibrées que par des formes de techniques qui n’existent plus, et un bloc à faible inertie des techniques nouvelles, paraissant faussement libéré de toute signification culturelle, “modernes”. Voir Gilbert Simondon, “Psychosociologie de la technicité (1960-1961)”, op. cit., p. 35.

49 François Jarrige, op. cit., p. 34.

50 À partir de 1483, Lénoard De Vinci commence une étude approfondie des oiseaux, qu’il achète au marché, observe, puis relâche dans la nature. Il les dessine sous toutes les coutures, puis tente d’appliquer ces connaissances à l’élaboration d’une machine volante. Voir l’ouvrage de Michèle Dancourt, “Chapitre II. Les transformations du mythe, du Moyen Âge au siècle des utopies”, dans Michèle Dancourt, Dédale et Icare

: Métamorphoses d’un mythe, Paris, CNRS Éditions (en ligne), 2002. Disponible sur<http://books.openedition.

org/editionscnrs/4917>, (consulté le 15 juin 2018).

fonctionne suivant des lois mathématiques et l’homme a le pouvoir de reproduire un tel instrument avec tous ses mouvements”51. Si cette conception est bien le fruit d’une association entre la naissante mécanique et tous les domaines de la vie, elle résulte aussi en une épuration : tous les éléments non quantifiables sont rejetés du domaine de la connaissance. Impossible ici de ne pas citer Descartes, car “l’imagination ainsi que la sensation est rejetée par tous les cartésiens comme la maîtresse de l’erreur. [...] Pour lui, le monde physique n’est que figure et mouvement, c’est-à-dire res extensa et ensuite toute figure géométrique n’est qu’équation algébrique. [...] C’est bien le règne de l’algorithme mathématique qu’instaure Descartes, le triomphe du signe sur le symbole.”52 Ce premier moment est donc celui d’une dissociation entre les choses réelles et ce qu’elles signifient ou nous évoquent. Il n’y a plus besoin de négocier avec les réseaux du sacré : plus besoin, avant d’installer un moulin, d’obtenir l’accord des divinités concernées53. Grâce au mécanisme, l’ingénierie peut voir le jour, la nature n’est que cause et conséquences et sa maîtrise est possible. La technique s’est déliée de ses hiérophanies.

2. Deuxième Moment : L’invention du progrès.

Le second moment du déphasage est politique. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les machines se développent rapidement dans tous les domaines de production, bouleversant les métiers artisanaux voire détruisant des secteurs d’activité entiers. La critique de ces bouleversements ne se fait pas attendre : destructions de métiers textiles en 1769 dans le Lancashire, des machines à filer en 1788 à Falaise, émeutes du luddisme en 1811-12 en Angleterre, destruction et révoltes contre les nouvelles tondeuses industrielles en 1819 en Isère54 et ce ne sera que le début. Parallèlement, une critique des implications sociales et politiques de la machine se développe, depuis la dégradation des conditions de travail (selon Michelet, la machine “crée un misérable petit peuple d’hommes-machines qui vivent à moitié et qui n’engendrent que pour la mort”55), l’écologie (Eugène Huzar, très influent dans les années 1850, critique la toute puissance des machines et ses implications “comme la modification du climat, la déforestation, la pollution ou les accidents à grande échelle”56), ou encore les inégalités sociales (“Si la machine enrichit toujours plus le riche, elle crée en même temps une grande quantité de misère, de souffrance et de maladies, affirme Holland”57). Face à ces critiques, les technophiles vont mettre au point une invention particulièrement efficace : l’idée de progrès. Cette dernière se fonde sur trois éléments principaux : une vision évolutionniste et linéaire de l’histoire, une identification croissante du développement technique au progrès social et moral et une dissociation entre les changements techniques et leurs effets, conçus comme des conséquences externes qui ne remettent pas en cause le processus lui-même58. Tout accident, pollution ou dégradation des conditions de vie ne seraient pas dus à la technique elle-même, mais à un contexte malheureux ou à la faute humaine, incapable de voir le futur bienfaiteur promis par les machines. Ainsi, les objets techniques deviennent le lieu de toutes les prophéties messianiques saint-simoniennes ou comtiennes. On en fait les louanges dans l’art, les pièces de théâtre, la littérature, le spectacle, les naissants romans d’anticipation. L’idée de progrès en elle même n’est pas nouvelle, “Francis Bacon est

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