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CONCEPTION NUMÉRIQUE ET FABLAB

Dans le document Manufactures Technophaniques (Page 77-80)

L’OUTIL DE LA PRATIQUE

4.1. CONCEPTION NUMÉRIQUE ET FABLAB

La CAO n’est pas récente3, mais a longtemps été réservée à des usages industriels ou de recherche en Université. Dans ce cadre, Niel Gershenfeld fait figure de précurseur, notamment grâce à l’invention et le déploiement des FabLabs, acronyme de Fabrication Laboratory, une idée lancée par le professeur du MIT en 1996 à l’occasion d’un cours donné à ses élèves, appelé How to make (almost) anything (MAS.863)4. Ce cours avait pour objectif d’apprendre aux élèves à programmer et comprendre le potentiel d’une série de machines de prototypage numériques présentes dans les laboratoires du Center for Bits and Atoms qu’il dirigeait à l’époque. Lors de ces premiers cours, il établit en place avec ses étudiants une forme de charte, spécifiant les règles d’utilisation de ces espaces. Dans cette charte sont notamment inscrites les règles de partage des fichiers sources produits en son sein. En quelques années, les FabLabs sont copiés et développés dans le monde entier, parfois associés à des Universités, parfois en simple structures associatives. On compte désormais plus de 450 ateliers de type FabLab bien qu’ils n’arborent pas nécessairement ce titre, ne voulant pas s’affilier aux prérogatives et discours du MIT. Dans son livre au titre évocateur (Fab : La Révolution arrive sur votre

bureau - des ordinateurs personnels à la fabrication personnelle5), Gershenfeld fait lui aussi une forme d’apologie de la révolution que peut générer la miniatirusation de ces procédés de fabrication additifs :

Nous sommes actuellement aux prémices d’une révolution digitale de la fabrication. La révolution numérique précédente permettait de transmettre des informations et produire du calcul fiable à partir de composants peu stables ; la digitalisation de la fabrication va ouvrir la voie à la production d’objets macroscopiques parfaits en corrigeant les erreurs d’assemblage de ses composants. 6

3 L’histoire de la CAO commence il y a plus de 60 ans : Patrick J. Hanratty, considéré comme “le Père de la CAO”, développe dès 1957 pour la société General Electric un programme PRONTO (Program for Numerical Tooling Operations) et le premier langage de programmation de contrôle numérique. En 1963, Yvan Sutherland soutient sa thèse de doctorat intitulée « Sketchpad » dans laquelle il développe le précurseur des programmes de conception assistée par ordinateur et des interfaces avec un stylo numérique. Depuis l’avènement de l’ordinateur de bureau, notamment le Personnal Computer d’IBM en 1981, les logiciels de CAO se sont largement développés, il en existe une foule de versions différentes, du plus accessible comme “Sketchup” à des versions spécialisées en ingénierie, calcul de structure, analyse énergétique, phonique, jeux vidéo et effets spéciaux, films d’animation pour n’en citer que quelques-uns. En design, les logiciels les plus courants sont 3DsMax, Catia, Rhinoceros, Cinema4D et SolidWorks. Les formats de fichiers sont maintenant standardisés et permettent des allers-retours entre les programmes et les machines (. stl ou .obj par exemple).

4 David L. Chandler, “3 Questions: Neil Gershenfeld and the spread of Fab Labs”, MIT News (en ligne), 4 janvier 2016, accessible sur <http://news.mit.edu/2016/3-questions-neil-gershenfeld-fab-labs-0104> (consulté le 10 juin 2018).

5 Titre traduit par l’auteur. Niel Gershenfeld, Fab: The Coming Revolution on Your Desktop-From Personal

Computers to Personal Fabrication, New-York, Basic Book, 2005.

Markus Kayser, Solar Sinter, 2011. La machine de Markus s’oriente vers le soleil et utilise une loupe Fresnel pour concentrer les rayons du soleil et ainsi fondre le sable à un endroit préçis.

Markus Kayser, Sun Cutter, 2011. Cette autre machine, précédent le Solar Sinter, permet de brûler une fine planche de bois selon un parcours défini à l’avance.

Objet produit avec le Solar Sinter dans le désert d’Algérie, 2011.

Markus Kayser, Solar Sinter, 2011. Détails des

différentes parties de sa machine. Markus Kayser, Solar Sinter, 2011.

Fig 56. Fig 58. Fig 60.

96 97 L’intérêt des Fablabs en soi est tout à fait évident : leur déploiement en local permet

de donner accès à des technologies habituellement réservées à des centres de recherches. Leur multiplication, aussi bien en zone urbaine que rurale (les premiers FabLab ont été installés en Inde, au Costa Rica, au Ghana et en Norvège dans des lieux très différents les uns des autres), participe d’une politique “d’empowerment pour conduire les populations du monde à devenir les protagonistes de la technologie, plutôt que ses spectateurs.”7 D’un point de vue éducatif, les FabLabs sont donc essentiels, car ils permettent “d’arrêter de considérer la technologie comme quelque chose de magique, mais de penser la science et la technologie comme des outils pour améliorer nos vies, en revenant à des formes d’enseignement qui passent par le développement de projets plus que par des situations où l’élève est assis et écoute. ”8

Malgré la dissémination des FabLabs, la CAO reste un point difficile à transmettre. Camille Bosqué, dont la thèse de doctorat avait pour objectif l’étude participante de l’univers des FabLabs, a réalisé un sondage auprès de 170 personnes familières de ces lieux pour évaluer leur usage de la CAO. Son résultat est sans appel : toutes les personnes n’étant pas aguerries et assidues à cet univers (ceux qui ont utilisé la fabrication numérique une seule fois, ainsi que ceux qui se considèrent comme débutants et de niveau intermédiaire) utilisent en grande majorité des fichiers déjà modélisés par d’autres pour travailler. Seuls les “experts” modifient ou produisent de nouveaux fichiers. Cette étude montre parfaitement la difficulté d’établir une nouvelle pratique de conception et réduit alors les procédés de fabrication numériques à des pratiques de “réplication”9

plutôt que de création. 4.2. MAKERS ET CRÉATION

Les “experts” dont parle Bosqué sont ce que de nombreux auteurs ont appelé depuis des Makers. Chris Anderson, rédacteur en chef chez Wired et auteur d’un ouvrage référence sur le sujet, qualifie de Makers “cette nouvelle génération de bricoleurs, capables aussi bien de fabriquer des objets en utilisant des outils traditionnels que d’en effectuer la conception sur ordinateur, d’en programmer les fonctionnalités et d’y inclure une partie d’électronique. Un Maker, c’est donc un bricoleur, augmenté par les nouvelles technologies.”10 Il associe d’ailleurs ce terme aux propositions de Rifkin :

L’internet et le web dans les années 90 ont certainement été une révolution. Mais elles n’ont pas été une révolution industrielle avant d’exercer le même effet de démocratisation et d’amplification sur l’industrie manufacturière, ce qui est en train de se produire aujourd’hui seulement. Ainsi, on pourrait dire que la troisième révolution industrielle est l’addition de la fabrication numérique et de la

communications and computations allowed equipment made from unreliable components to reliably send messages and perform computations; the digitization of fabrication will allow perfect macroscopic components, by correcting errors in the assembly of their constituents”, traduit par l’auteur. Ibid, p. 13. 7 Camille Bosqué, dans sa thèse sur les Fablabs, utilise le terme empowerment en anglais pour définir leur objectif, elle le désigne comme la “possibilité pour des individus d’augmenter leurs capacités d’agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques dans lesquelles ils vivent. En français, il existe plusieurs tentatives de traduction : « capacitation », autonomisation, responsabilisation ou émancipation.” Cette utilisation correspond à la précédente remarque sur les puissances d’agir. Voir à ce sujet Camille Bosqué, La fabrication numérique personnelle, pratiques et discours d’un design diffus : enquête au cœur des

FabLabs, hackerspaces et makerspaces de 2012 à 2015, thèse de doctorat en esthétique et science de l’art,

sous la direction de Nicolas Thély, Université de Rennes 2, 2016, p. 109. accessible sur < http://www.theses. fr/2016REN20009> (consulté le 25 mars 2018).

8 Paulo Bilkstein, entretien avec Camille Bosqué réalisé le 3 mai 2013, à Palo Alto, dans Camille Bosqué, ibid., pp. 284-285.

9 Camille Bosqué, op. cit., p. 315. 10 Ibid., p.264.

fabrication personnelle : l’industrialisation du mouvement Maker.11

Le mouvement Maker est lié au magazine Californien Make, qui rassemblait en son sein toute une série de tutoriels et d’articles sur le bricolage, que celui-ci soit traditionnel ou lié à des technologies récentes. Ils ont donné lieu aux Maker Faire12, salon de rassemblement et de partage des productions. C’est lors de l’une de ses Maker Faire que j’avais pu observer la fascination que produisait l’imprimante 3D et la préemption qu’elle avait opéré vis-à-vis des autres techniques de production non numériques, dont j’ai parlé dans le chapitre 0. En réalité, cette fascination n’agit pas que sur un public de non-initiés. Au sein des FabLabs eux-mêmes, les technologies numériques prennent souvent le pas sur les techniques de fabrication manuelles ou traditionnelles. Pour exemple, j’ai moi-même fréquenté pendant un temps un FabLab à Paris (Le Petit FabLab de Paris, initialement situé rue Oberkampf dans le 11ème arrondissement). Lors d’un projet que je menais avec une série d’autres amateurs du lieu, nous cherchions à produire de la scénographie éphemère. Nous avons imaginé un système de modules qui pourraient s’emboîter avec des tiges de bois. À cette occasion, j’ai été très frappé par les réflexes et les modes de production des participants, bien plus assidus et affiliés à ces domaines : il leur était quasiment inconcevable d’acheter et de découper un tasseau de bois ou même des cure-dents pour commencer le projet. Plusieurs d’entre eux étaient déjà en train de modéliser une pièce de joint extrêmement complexe sur un logiciel de CAO pour être imprimée en 3D, alors que nous n’avions même pas initié de recherche géométrique réelle. En insistant sur l’utilité d’avant tout acheter le bois, le découper et tester des géométries par du prototypage simple (de la colle chaude ou du gaffeur suffisait amplement à ce stade), ils voulaient déjà programmer et modéliser l’ensemble de la pièce sans passer par des expérimentations physiques. Je me suis rendu compte que la pratique de la fabrication numérique poussait vers une décorrélation du faire, exactement comme pour mon expérience d’ingénieur en matériaux décrite dans le prologue. La grande majorité des Makers que j’ai rencontrés dans ce type de lieu n’ont pas de pratique de bricolage, voire ils en ont peur. Lorsque je leur ai montré une plaque de contreplaqué que j’avais rapidement découpé à la main pour tenter un premier montage, ils m’ont dit : “la laser n’est pas assez puissante pour découper cette épaisseur de plaque ! Mais comment as-tu fait ça ?” Je leur ai répondu : “Avec un outil révolutionnaire : une scie sauteuse !” Les outils numériques des FabLabs, dans mon expérience, tendent à creuser la distance entre programmation et fabrication, ils poussent vers des réflexes de programmation, car ce dernier correspond exactement au mythe hylémorphique : il n’y a aucune prise de risque, aucune mise en jeu du corps. En effet, le schème hylémorphique d’Aristote, selon lequel la matière est informe et “pur potentiel” sans restriction, auquel l’action de l’homme vient donner une forme physique et finie, correspond exactement au fantasme des machines à commandes numériques. L’idée pure serait ainsi générée dans la tête du créateur, par l’intermédiaire d’un logiciel sans limites formelles, pour être ensuite assignée à une matière qui, elle aussi, n’aurait aucune restriction propre, elle serait capable de toute géométrie et de toute forme. La thèse de doctorat de Ianis Lallemand, collègue doctorant SACRe à l’EnsAD, montre parfaitement la limite d’un tel fantasme assigné aux procédés numériques : la fabrication est toujours liée à une matérialité qui ne permet pas ce transfert direct13. L’imprimante 3D ne peut pas réaliser toute géométrie, elle ne peut pas revenir sur son passage, elle n’accepte que certains degrés de liberté. Souvent, même, horreur, elle

11 Chris Anderson, Makers, la nouvelle révolution industrielle (2012), Montreuil, Pearson, 2012, p. 59. 12 Un jeu de mots basé sur le terme Maker et “Faire” en français, en clin d’œil aussi aux “World Fairs”, Expositions Universelles, desquels les créateurs de ces évènements se sont largement inspirés pour construire l’argumentaire et le fonctionnement itinérant.

13 Ianis Lallemand, Matière en acte : les rapports entre conception et matérialité dans la production

matérielle numérique, thèse de doctorat en esthétique et science de l’art, sous la direction d’Antoine Picon,

98 99 ne réussit pas à produire la forme dessinée dans un logiciel pour lequel la gravité, la

température, la qualité des matériaux ou le jeu dans les roulements n’existent pas. L’imprimante 3D est devenue, dans mon expérience en FabLab, une sorte de machine à déception, qui ne produit jamais exactement le modèle défini à l’avance alors que c’était là sa promesse ultime. La CAO elle-même, comme beaucoup d’outils normés, restreint les formes et définit les géométries. N’étant qu’une image sur un écran, elle ne fournit pas une vision sensible des échelles, des matières ou de l’intégration dans un environnement. Souvent, les designers l’utilisent en complément d’autres techniques de prototypage, comme les frères Bouroullec : “On ne peut pas faire confiance à ce qui est sur l’écran. Le modelage numérique est un miroir déformant. Dans tous nos projets, il nous faut souvent trouver une ruse pour rendre nos données tridimensionnelles. Les allers-retours entre le papier, le carton ou l’impression 3D restent constants pour vérifier nos images.”14

Les Makers que j’ai rencontrés dans mon parcours sont, paradoxalement, rarement des gens qui fabriquent quoi que ce soit de leurs mains. Ils font faire, ils délèguent l’acte de fabrication à une machine numérique, et leur créativité réside principalement dans l’acte de programmation et de modélisation. De ce fait, ils développent bien une pratique et des savoir-faire (et en ce sens on peut dire qu’il y a un art du code et de la modélisation), mais ils ne sont pas liés à la matière, si ce n’est les pixels de l’écran et l’ABS de la souris.

Dans le document Manufactures Technophaniques (Page 77-80)