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Section II. Vérification des postulats et déconstruction des stéréotypes

B) Modes privilégiés de transmission de l’information

Les biais privilégiés par lesquels Français et Allemands communiquent sont l'oralité et la communication de visu. Les Allemands se fient toutefois plus à la communication écrite, qui est plus formelle, que leurs collaborateurs français. Ces différences peuvent créer des dysfonctionnements quand Français et Allemands sont amenés à interagir dans le cadre de l'entreprise. Les propos suivants, tirés d’un entretien effectué auprès d’un manager français, en témoignent : « Je trouve qu'il y a beaucoup de collaborateurs allemands qui envoient un mail et considèrent que le problème est réglé parce qu'ils l'ont écrit. Moi, je reçois cinquante mails par jour. Il y a des mails que je mets de côté et j'ai une priorité de lecture. Je suis parti cinq jours en déplacement en France, je reviens et j'ai deux-cent-cinquante mails. J'en ai lu quelques-uns à distance mais souvent quand il s’agit de grands mails vous commencez à les lire sur votre pad et puis après il faut télécharger. On se concentre sur l'essentiel. Et il y a des mails que je n'aurai pas eu le temps de lire. Dans quelques jours, je vais être en réunion avec mon N-1, une personne de mon équipe, et je vais lui dire : "On en est où sur tel truc ?" Et il va me dire : "Je vous l'ai écrit." Il y a deux choses : non seulement lui part du principe que puisqu’il me l’a écrit, je l'ai lu et ce n’est pas la peine d’en parler ; mais en plus, si vous dites ça à un Français, il y a un risque de froisser la personne. Enfin, je ne m'imagine pas dire à un patron à Paris : "Attends je t'ai envoyé un mail la semaine dernière, tu n’avais qu'à le lire !" Ici ça se fait. Parce que dans leur logique, ils ont pris la peine d'écrire un résumé ou un compte-rendu, ils ont pris la peine de l'envoyer, ils ont pris la peine de bosser pour communiquer l'info et si vous ne l'avez pas lue, c'est vous qui avez tort […]. Je leur demande de mettre des priorités parce qu'il y a trop de choses à traiter et quand l'information est vitale, je leur dis de faire comme il y a quelques années : "Vous prenez le téléphone ou vous venez me voir !" On a eu quelques dysfonctionnements sur des projets transverses car il y avait des mails de trois ou quatre pages qui circulaient avec des annexes et des fichiers qu'il fallait ouvrir. Vous avez le mail comme ça et puis dix pièces jointes avec une vue d'ensemble, et ce n'est pas étonnant que ça passe à la trappe »462.

Le manager français interrogé dans l’extrait suivant s’explique la préférence d’une communication écrite chez ses collaborateurs allemands par une volonté de disposer de preuves tangibles en cas de mauvaise circulation des informations entre les différents services de l’entreprise, permettant ainsi de parer à d’éventuels problèmes interpersonnels. Dans les entreprises allemandes, la segmentation des tâches et le cloisonnement des différents services

qui l’accompagnent nécessitent en effet un échange d'informations dans des cadres formels prévus à cet effet comme les réunions par exemple. En plus de ces rencontres, les documents écrits et la traçabilité des échanges d’informations qu’ils permettent facilitent les relations interpersonnelles : « On est dans une salle où il y a 50 personnes et parfois certains m'envoient des e-mails, cela me surprend toujours. Surtout quand je me retourne et que je me rends compte que la personne est là. Je me demande pourquoi elle n'est pas venue me voir directement. Je ne pense pas faire peur aux gens. Mais il y a parfois des choses un peu bizarres comme celles-là […]. C'est vrai qu'il y a peut être eu des histoires par le passé avec des demandes qui n'ont pas été prises en compte entre certains départements. Il y a peut-être une raison qui explique pourquoi certains départements ont tendance à plus réclamer les traces écrites, à vouloir communiquer par mail de manière assez formelle »463.

Le recours à la communication orale du côté français est fonction de l’urgence des situations. L’extrait suivant en atteste : « Si je dois communiquer une information à trois personnes, je ne vais pas toutes les convoquer, je vais leur envoyer un e-mail. Mais pas quand il s’agit de sujets stratégiques, c’est-à-dire de sujets importants. Moi je vois chacun de mes N-1 lors de ce qu'on appelle un jour fixe toutes les deux semaines, et on passe en revue un certain nombre de problèmes »464.

Ainsi, la communication écrite rebute les managers français interrogés qui préfèrent en passer par la communication orale, le téléphone ou la communication de visu qui est pour eux un gain de temps. De leur point de vue, leurs collègues allemands accordent trop d'importance à la communication écrite, formelle, ce qui a tendance à les agacer. Ces derniers n’excluent pas l'oralité pour autant. Les propos tirés d’un entretien mené auprès d’un jeune manager allemand en témoigne : « J’ai besoin de contact. Le téléphone n’est pas trop mon truc, je préfère me rendre dans les bureaux, parler avec les gens de visu. Ce qui m’importe – car j'aime bien voir les personnes avec qui je parle, voir leurs réactions – c'est le langage du corps que je ne peux pas percevoir au téléphone. Et même quand on dit : "C’est entendu, je vais le faire !" mais que le langage du corps me dit non, alors je vais expliquer une nouvelle fois. Ces choses ne passent pas par téléphone, ni par e-mail. Je trouve que c'est plus personnel quand on est l'un en face de l'autre et qu'on discute de quelque chose »465. Les discours des jeunes

463 Entretien 31. 464 Entretien 7.

465 Entretien 21 : « Ich bin jemand, ich brauche immer Kontakt. Telefon ist nicht so mein Ding, ich gehe lieber in die Büros rein. Ich gehe dann rein, rede mit den Leuten face to face, das finde ich immer besser als per Telefon. Für mich ist wichtig, weil ich gerne die Menschen, mit denen ich rede, sehe auch die Reaktionen gerne sehen möchte, auch die Körpersprache, die ich am Telefon nicht habe. Und selbst wenn man sagt : "Ja, mache ich !" aber Körpersprache mir sagt nein, dann zu sagen, okay dann erkläre ich es nochmal. Das kann man nicht am Telefon haben, per E-Mail auch nicht. Ich finde es auch mal persönlicher, wenn man sich gegenüber steht und was bespricht ».

managers français et allemands interrogés reflètent des pratiques similaires entre jeunes managers. Les formations au management s’inspirant des pratiques et méthodes américaines, les discours de managers et leurs pratiques managériales convergent.

Des deux côtés, français comme allemand, le langage du corps est un élément jugé important dans la communication : « Moi j´ai une culture très orale. C´est-à-dire que je n’aime pas perdre du temps à écrire les choses quand je peux aller voir les gens. Dès que j´ai un nouveau projet, dès que j´ai un point que j´ai besoin de vérifier, je vais directement dans le bureau de mes managers N-1 ou de mon chef. Je ne téléphone pas beaucoup, je vais voir les gens. Le mail, c´est extrêmement formel. Alors je vais le rajouter pour formaliser ce que j´ai demandé pour être sûr qu'il y ait une trace. Mais pour moi c´est extrêmement impersonnel. Si vous vous contentez d´un mail, la personne a un peu l´impression qu´on lui balance des ordres et puis ça tue toute discussion. Moi j´aime pouvoir discuter avec les gens. J´aime bien sentir la personne quand j´ai envie de lui dire ce que j´attends d‘elle, pouvoir lui dire un peu comment je sens le dossier, quels sont les points importants pour moi. On va échanger. Cet échange est très important et comme il y a la barrière de la langue, on se rend compte que beaucoup de choses passent par le visage, par les mains. Si on ne passe que par le téléphone, on rate quand même 20 à 30 % de la communication. C´est pour ça que j´ai toujours pris l´habitude d´aller voir les gens dans leur bureau, mais je le faisais déjà en France. Ça s´est peut-être amplifié »466.

466 Entretien 5.

Tableau récapitulatif des styles de travail français et allemand chez Total :

Allemands Français

Organisation Productifs en début de journée Anticipent les problèmes

Fiables

Esprit d’équipe, confiance

Productifs en fin de journée

Traitent les problèmes une fois que ceux-ci se présentent à eux On repousse les problèmes le

plus possible

Flexibles

Manque de confiance, ne se fient qu’à leur propre système

Management

(Attentes et profils différents)

Tradition de l‘apprentissage dans l’entreprise

Attente passive vis-à-vis du supérieur hiérarchique

Ascension professionnelle progressive, on gravit les

échelons petit à petit

Écoles de commerce

Aptitude à travailler en autonomie

Prise d’initiative valorisée

Se démarquer, faire rapidement ses preuves

Ambitions professionnelles affirmées dès le plus jeune âge

Communication Communication directe L‘écrit

Une trace écrite constitue une preuve en cas de problème de transmission d’informations

entre différents services de l’entreprise.

La communication non verbale (langage du corps, gestes, mimiques) est importante dans

les interactions franco-allemandes

Communication indirecte

L‘oral

Recours à la communication orale en fonction de l’urgence

des situations.

La communication non verbale est importante dans les

interactions.

La coopération franco-allemande en entreprise nécessite des adaptations des deux côtés, français comme allemand, mais elle génère aussi des transformations dans la manière de travailler des managers. Rappelons l’exemple du directeur allemand s‘appliquant à travailler de manière créative. L’extrait suivant est tiré, quant à lui, d’un entretien réalisé auprès d’un directeur français qui s’est approprié une pratique de travail allemande : « On a un protocole, ce que je n’aurais jamais fait en France. On a des points qu’on traite un à un et à chaque nouvelle réunion, à chaque nouveau jour fixe, ma secrétaire actualise le protocole et je le

reprends en suivant les points »467.

Les zones de frottement entre les deux systèmes culturels génèrent un changement des comportements et une transformation des styles de travail. Plus que de complémentarité des styles allemand et français au travail, il s’agit de création d'un nouveau style de travail – un style franco-allemand – émergeant des interactions quotidiennes entre collaborateurs des deux pays.

467 Entretien 7.

Section III. Arte/Total : analogies révélatrices de problèmes récurrents dans la relation