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Section II. Critères de recrutement dans les entreprises françaises, allemandes, américaines et

B) En Allemagne

Le sociologue Michael Hartmann s’est intéressé au « recrutement des dirigeants des grandes entreprises en Allemagne ». Il a remarqué que l’« homogénéité sociale de l’élite économique allemande [était] aussi importante que celle de l’élite française, alors qu’il n’y a en Allemagne aucune institution vouée exclusivement à la formation des élites »176, contrairement aux résultats trouvés par T. Zeldin il y a trente ans. L’origine sociale des dirigeants déterminerait leur carrière et l’accès aux postes de direction dans les entreprises. Ces postes sont très majoritairement occupés par des individus issus de la bourgeoisie et de la haute bourgeoisie en Allemagne177. En effet, plus des quatre cinquièmes des dirigeants proviennent de la bourgeoisie et plus de la moitié sont issus de la haute bourgeoisie178. Ainsi, il semble que le mode de recrutement des élites en Allemagne ait changé en trente ans si l’on considère ces résultats et ceux du chercheur britannique.

D’après M. Hartmann, être titulaire d’un diplôme universitaire n’est pas suffisant aujourd’hui pour accéder aux postes de dirigeants d’une entreprise en Allemagne. Le diplôme va de soi. C’est l’« habitus »179 qui détermine les carrières180. M. Hartmann a identifié quatre critères qui vont déterminer si la personne sera acceptée comme membre du directoire ou non : « Le degré de familiarité avec les codes vestimentaires et comportementaux, une large culture générale au sens de la culture bourgeoise classique, un esprit d’entreprise (avec la vision optimiste de l’avenir qui lui est nécessairement associée selon les dirigeants) ainsi que – et c’est l’élément le plus important – une présence et une attitude traduisant de la confiance en soi »181. Ces caractéristiques jouent un rôle décisif dans le recrutement des candidats issus de ces milieux bourgeois. La proximité avec les personnes investies du pouvoir de décision est ainsi déterminante pour être recruté et promu

176 Michael Hartmann, « Le recrutement des dirigeants des grandes entreprises en Allemagne. Une sélection sociale en l’absence d’institutions de formation des élites », in : Hervé Joly (dir.), Formation des élites en France et en Allemagne, Paris, CIRAC, 2005, p. 88.

177 « Les chances des enfants du monde ouvrier ou de la classe intermédiaire sont toujours supérieures à la moyenne quand l’intérêt de leurs concurrents issus de la bourgeoisie et de la haute bourgeoisie est plus faible. Comme ces derniers sont plutôt attirés par le pouvoir et les gros revenus que procurent les directions des entreprises […], la situation de concurrence est nécessairement moindre dans les autres domaines » ; cf. Ibid., pp. 96-97.

178 Michael Hartmann définit la bourgeoisie et la haute bourgeoisie comme suit : « La bourgeoisie rassemble les patrons, les cadres dirigeants, les hauts fonctionnaires, les professions libérales, les officiers supérieurs et les propriétaires fonciers ; la haute bourgeoisie, les grands patrons, les membres des directoires, les très hauts fonctionnaires, les généraux et les grands propriétaires fonciers » ; cf. Ibid., p. 85.

179 Pour Pierre Bourdieu, le concept d’« habitus » correspond à un « système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structure structurante, c’est-à-dire en tant que principe organisateur et générateur de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins » ; cf. Alain Beitone et. al.,Aide-mémoire. Sciences sociales, op. cit., p. 72.

180 « Il n’y a pas dans les universités d’habitus prédominant qui favoriserait les enfants de la bourgeoisie aussi fortement que dans l’économie ; l’habitus propre au monde scientifique orienté vers le savoir et la culture correspond de toute façon mieux aux enfants des milieux modestes que celui de l'« acteur sûr de lui » qui prédomine dans les directions d’entreprises » ; cf. Michael Hartmann, « Le recrutement des dirigeants des grandes entreprises en Allemagne. Une sélection sociale en l’absence d’institutions de formation des élites », op. cit., p. 96.

directeur. La confiance est accordée aux personnes qui se comportent de manière semblable à celles qui siègent déjà au directoire. L’extrait suivant est tiré d’un entretien conduit auprès d’un responsable allemand du service des ressources humaines de la filiale allemande de Total située à Berlin : « En règle générale, nous avons souvent affaire ici à des cadres dirigeants français issus d’écoles d’élite, qui de Henri IV à HEC, ont suivi une très bonne formation, une formation élitaire et que l’on reconnaît socialement à leur niveau de langue. Par exemple, les expressions comme : "J’ai la faiblesse de croire", on ne dirait jamais cela en allemand. Mais c’est ainsi qu'on reconnaît quelqu’un qui a un très haut niveau d’éducation »182.

L’attention de ce directeur a été retenue par l’un des signes distinctifs de reconnaissance de l’élite sociale des dirigeants français du groupe dans lequel il travaille, il s’agit du niveau de langue qui distingue les personnes qui ont fait une grande école en France des autres. C’est une preuve rassurante pour le recruteur dans le sens où le nouvel entrant ne rencontrera a priori pas de difficulté d’intégration dans l’équipe de direction, l’origine sociale de ses membres étant similaire, même si les parcours et la formation ne le sont pas. L’« habitus », qui correspond à un système de dispositions acquises, est simultanément producteur de pratiques. C'est la cohérence des pratiques, des goûts, qui fait émerger l’« habitus ». Ce dernier constitue donc un code systématique, un principe unificateur qui va gouverner inconsciemment et implicitement les pratiques.

M. Hartmann cite, en s’appuyant sur un article issu de la Frankfurter Allgemeine Zeitung daté du 20 novembre 2001, le cas d’un licenciement d’un directeur allemand dont le comportement ne correspondait visiblement pas aux canons véhiculés par l’équipe dirigeante. Il s’agit du licenciement de Kajo Neukirchen de la direction de MG Technologies dont le « style de direction rude, parfois même brutal selon certains [était] une cause essentielle des résultats insatisfaisants de l’entreprise [et aurait dissuadé] les bonnes volontés »183. Autre exemple, l'article de la journaliste française, Caroline Michel, paru le 8 mars 2011 dans Capital. Il s’intitule : « Les petits secrets du patron d’Airbus, Tom Enders »184. Ce dernier était alors pressenti pour prendre la direction d’EADS. Dans cet article, sous couvert d’encenser le dirigeant allemand résidant à Toulouse, tout semble trahir une volonté de dénigrer son origine sociale en soulignant certains détails évocateurs. La journaliste commence son article en donnant des précisions sur le mobilier du bureau du

182 Entretien 28 : « Wir haben es in aller Regel damit zu tun, dass französische Führungskräfte, die hier sind, in aller Regel von Eliteschulen kommen, die von Henri IV bis HEC eine sehr harte Ausbildung, elitäre Ausbildung zum Teil genossen haben. Und die sich natürlich auch vielfach durch ihre Sprache sozial definieren. Und wenn man dann so Formulierungen mitunter hört : "J’ai la faiblesse de croire", das würde man im Deutschen ja nie sagen. Aber damit weiß man, das ist jemand, der hat ein sehr hohes Bildungsniveau ».

183 Michael Hartmann, « Le recrutement des dirigeants des grandes entreprises en Allemagne. Une sélection sociale en l’absence d’institutions de formation des élites », op. cit., p. 90.

184 Caroline Michel, « Les petits secrets du patron d’Airbus, Tom Enders », capital.fr, 08.03.2011, pp. 1-2. URL : http://www.capital.fr/enquetes/hommes-et-affaires/les-petits-secrets-du-patron-d-airbus-tom-enders-581911

dirigeant allemand : « Longtemps, le patron d’Airbus a négligé de changer le mobilier de bureau légué par ses prédécesseurs. Mi-décembre, enfin, Tom Enders s’est résolu à troquer un inutile canapé en cuir contre une grande table de réunion… ». Les mots « troquer » et « inutile », ainsi que les points de suspension en fin de phrase, soulignent par la moquerie un manque de goût du dirigeant allemand qui semble préférer l’utile à l’esthétique et se distingue déjà des canons présentés par la classe dirigeante en France et en Allemagne. Les titres mis en gras dans l’article sont tout à fait provocateurs : « Son passé de berger allemand », expression employée ici pour introduire des informations sur l’enfance modeste de T. Enders, son lieu de résidence dans un village et le métier exercé par son père (cordonnier et berger) ; « Sa gestion musclée des crises », que la journaliste associe à l’expression « mettre les mains dans le cambouis », le travail manuel étant mal considéré en France ; « Ses exploits à la Stallone » et le détail selon lequel T. Enders serait un « amateur de film d’action », ont pour objectifs de le ridiculiser et d’insister sur son manque de culture classique et son goût pour la culture populaire ; « Ses méthodes jugées brutales » et l’information sur le « tempérament colérique » du dirigeant, expriment la vulgarité et un manque de savoir-vivre ; « Sa campagne électorale très discrète » tranche avec le critère de reconnaissance de l’ « habitus » bourgeois le plus important identifié par M. Hartmann, c'est-à-dire « une présence et une attitude traduisant la confiance en soi ». Tout au long de l'article, il est reproché en filigrane au dirigeant, de ne pas appartenir à l’ethos de la classe dirigeante, de ne pas « faire partie de la même écurie ».

Être issu d’une famille bourgeoise facilite l'accès aux fonctions dirigeantes, du fait d'importants réseaux de relations et d'un meilleur accès à l'information. En outre, une situation financière confortable facilite les choix d’orientation professionnelle. Il est certain que le risque de se fourvoyer dans une formation ne représente pas les mêmes enjeux pour un individu issu d’un milieu aisé que pour un individu issu d’un milieu modeste. Il existe ainsi une similitude entre les systèmes français et allemand concernant le recrutement des dirigeants dans les grandes entreprises, l'origine sociale étant déterminante.