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Section II. Vérification des postulats et déconstruction des stéréotypes

B) Des Français impulsifs, des Allemands méthodiques

L’idée rebattue des Allemands champions de la planification qui pensent un projet de bout en bout avant de se lancer dans sa réalisation et des Français impulsifs qui passent moins de temps dans les phases de conception et de planification, abordant les problèmes une fois qu’ils se présentent à eux, manière de procéder leur conférant une flexibilité plus grande que celle présentée par leurs collègues d’outre-Rhin, a été mentionnée à moult reprises dans les entretiens. Nous avons demandé aux managers interrogés d’illustrer leurs affirmations par des exemples afin de vérifier s'il ne s'agissait pas là de stéréotypes. Il est alors fréquemment arrivé qu'ils n’aient pas d'exemples à nous citer. Ces affirmations étaient souvent fondées sur des ouï-dire, lectures ou formations interculturelles, sans pour autant que ces managers aient eux-mêmes vécu les situations décrites. Certaines situations vécues ont aussi fait l’objet d’une interprétation erronée de la part des managers qui y voyaient des traits typiques allemands ou français alors que la difficulté ou le point d’accroche de la situation relatée était ailleurs et ne correspondait pas exactement à ce qui était décrit. L’extrait d’entretien suivant, conduit auprès

432 Entretien 4 : « Ich arbeite jetzt fünfzehn Jahre mit Franzosen zusammen […]. Das sind zum Teil auch Klischees : zum Beispiel dass die Franzosen nicht pünktlich sind und die Deutschen überpünktlich. Das sind so Sachen die man auch lernen muss. Mittlerweile sind die Franzosen pünktlicher als die Deutschen ».

d’un manager français, est très significatif concernant la difficulté à distinguer le poncif du réel : « Les Allemands ont tendance à apprécier une manière assez directe de travailler, à avoir des deadlines très précis et ont tendance à vouloir d'abord un plan avant de commencer quoi que ce soit. Je prends un exemple : on veut construire telle ou telle chose, les Allemands vont d'abord réclamer un engineering, c'est-à-dire avoir des schémas, avoir tout ce qu'il faut avant d'avoir la première personne qui, sur le site, commence à couler du béton ou à démarrer la construction physique. Ce qui a un gros avantage, c'est qu'on a en général quelque chose d'assez bien rodé. Une fois que c'est prêt, ça déroule. Le désavantage c'est que ça dure parfois longtemps et qu’on en reste éternellement au stade du "on va faire ci, on va faire ça" et le problème, c'est que les Français ont tendance à faire exactement le contraire, c'est-à-dire à commencer à construire avant d'avoir tous les plans. Ce qui a un avantage, c'est que le projet avance. Le désavantage c’est qu’on a de grosses erreurs après coup qui coûtent parfois très cher. C’est ce que j'ai vécu au début du projet avec des Français qui avaient tendance à toujours pousser et à aller de l'avant et qui vont faire parfois avec des plans qui ne sont pas toujours très finis, ce qui avait tendance à beaucoup énerver les Allemands. Et au contraire, les Allemands avaient parfois tendance à énerver les Français. On a jamais eu de gros crash culturel, de grosses disputes au niveau du projet, mais souvent, il y avait des tensions à ce niveau. Il y a des Allemands qui avaient tendance à freiner et à dire : "Attention ! On n’est pas prêts !" Et les Français qui avaient tendance à dire : "Attendez ! On a aussi des deadlines à tenir et on veut avancer !" Finalement les deux, ensemble, ne sont pas si mal. Cela fait une balance parfois intéressante avec les uns qui freinent, les autres qui poussent »433.

L’image des Français « qui poussent » et des Allemands « qui freinent » apparaît également dans l’extrait d’entretien suivant conduit auprès d’un directeur belge d'origine wallonne : « Le Français est sur un nuage, il faut le faire descendre pour le faire toucher terre. L'Allemand, il faut lui donner un coup de pied pour qu'il monte. C’est vrai que l'Allemand est très terre à terre, très rigoureux, il fera une analyse profonde avant de faire quelque chose et de décider. Le Français est impulsif, il va dire : "J'ai une bonne idée, je pars !" Il ne sait pas encore comment il va y arriver, mais il part. Et donc effectivement, il plane au-dessus et quelque part il va tomber parce qu’il n'a pas prévu comment atterrir, ni avec quels moyens. Mais il est déjà parti. Et l'Allemand, lui, il va hésiter avant de partir, parce que tant qu'il n'a pas tout vérifié, il ne part pas. Il y en a un qui plane en l'air et qui va tomber parce qu'il n'a pris aucune assurance et l'autre qui prend trop d'assurance avant de partir. Si on arrive à combiner les deux, c'est-à-dire d'être créatif, de planer un peu mais d'avoir également suffisamment de bon sens pour ramener les choses à la réalité, relativiser un peu les choses et voir avec quels moyens je vais

arriver où, alors c'est parfait. C'est pour ça que je dis, les deux vont se rejoindre »434. Les affirmations du directeur belge ne reposent sur aucune situation identifiée. En revanche, ce second extrait fait écho à l’extrait précédent qui repose sur un exemple précis, à savoir un projet qu’il décrit au cours de l’entretien. Ainsi, ces différences chronologiques dans la conduite d’un projet – de la conception à la réalisation – se vérifient. Ces deux extraits évoquent aussi la complémentarité des styles d’organisation allemand et français. Dans le premier, il est fait mention d’une « balance intéressante » quand le manager évoque les Allemands « qui freinent » et les Français « qui poussent ». Pour le manager wallon, la rencontre de ces deux attitudes qu’il illustre pour sa part par le Français tête en l’air et l’Allemand terre à terre constitue une combinaison idéale. Ainsi, les incompréhensions émergeant de ces deux modes d’organisation permettent de mettre le doigt sur les faiblesses respectives présentées par les styles allemand et français au travail et d’y pallier en cherchant à coopérer avec le collaborateur de l’autre culture.

L’extrait suivant est tiré d’un entretien mené auprès d’un directeur français. Il insiste sur le fait que les Allemands consacrent un temps important à la préparation des projets, temps qui s’avère gagné par la suite du fait qu’ils anticipent au préalable les problèmes susceptibles de survenir au cours du projet. Ces affirmations rejoignent les travaux de J. Pateaux. Le directeur parle de bricolage, de débrouillardise, et mentionne des horaires inhabituels de travail comme la nuit ou le week-end pour décrire la manière de procéder dans les cultures latines : « Les Allemands mettent beaucoup de temps à préparer la route. Quand on a des projets informatiques, ils veulent imaginer tout ce qui peut ne pas marcher. Ils sont très négatifs parce qu'ils veulent avoir simulé tous les problèmes possibles qui pourraient se présenter sur la route et puis après par contre, il n’y pas de problème. Ils partent le sac-à-dos bien chargé après tout le monde, si je les compare à d'autres pays. Et eux, ils vont à leur rythme. S’il y a un imprévu, ce ne sera pas un imprévu, ce sera une situation qu'ils auront anticipée et ils sauront la régler parce qu'ils ont déjà réfléchi à comment la régler. Alors que le Français ou l'Italien va se retrouver devant cette situation imprévue et il va se demander comment on fait. Et puis il va se débrouiller parce qu'il est flexible, parce qu'il est adaptable [...]. Le problème, il commence quand vous mélangez ces cultures. Des Allemands en Italie, ils sont fous. Nous, on a lancé un projet informatique européen pour le domaine des cartes. Il s'agit d'un tout nouveau système d'exploitation pour toute notre clientèle encartée. On a lancé ce projet en Italie, ça a été un bordel sans nom. Mais ils se sont débrouillés, ils ont travaillé la nuit, le jour, le week-end, ils ont bricolé tout ce qu'ils pouvaient et ils s'en sont sortis. Chez les Allemands, ça aurait été la panique absolue. Maintenant, c’est à nous d’implémenter ce projet qui a été implémenté en

France. C'est bientôt à nous et moi je repousse à chaque fois, je suis obligé de négocier avec la France pour dire : "Non, chez nous [dans la filiale allemande], ça ne peut pas marcher comme ça !" Parce que moi je sais que ce sera la panique. Si c'est le bordel comme en Italie, les Allemands ne sauront pas le gérer. On va analyser plus longtemps et puis après par contre ça va rouler tout seul »435.

À la lecture de cet extrait, on a la forte impression que ce directeur tente de faire correspondre son expérience de travail en situation avec des Allemands avec ses connaissances théoriques de la coopération franco-allemande au travail. Les mots et expressions qu’il utilise ressemblent de près à ceux utilisés par les spécialistes de l’interculturel franco-allemand. L’exemple donné nous permet néanmoins de tirer des conclusions sur le comportement adopté par ce manager français. Celui-ci préfère repousser les difficultés – ici le lancement du système d’exploitation informatique pour le domaine des cartes – le plus longtemps possible plutôt que d’affronter le problème sans attendre le dernier moment, quand il ne sera plus possible d’y couper. Les problèmes sont ainsi abordés différemment selon les deux cultures en question et il s’agit bien de conceptions complètement différentes concernant l’élaboration et la mise en route de projets. Le temps consacré à la réalisation de chaque étape n’est effectivement pas le même.