• Aucun résultat trouvé

Model minority : un positionnement dans la société multiethnique américaine et ses conséquences

et les migrants très qualifiés

3. Model minority : un positionnement dans la société multiethnique américaine et ses conséquences

Se positionner en tant que « model minority » est une attitude partagée par plusieurs groupes migrants d’origine asiatique : les Indiens, les Chinois, les Coréens (Park & Park, 2005 ; Hansen & Stepputat, 2005, p.33). Apparaître comme « membre d’une communauté qui paie ses impôts, bosse dur, respecte la loi, bref d’une communauté parfaite »31 (George, 1997, p.46) est un positionnement commun à ces groupes qu’il convient d’interroger à la lumière de leur point commun, à savoir leur situation de migrants aux États-Unis dans un débat polarisé notamment par la question de savoir qui est blanc ou pas (Visweswaran, 1997).

Ce positionnement fait l’objet actuellement d’une remise en perspective de la part de jeunes chercheurs en sciences sociales souvent issus de la seconde génération, tels Vijay Prashad, Shampa Biswas, Sandhya Shukla, ou encore, côté coréen, Edward et Jonathan Park. Ils soulignent la concomitance de trois faits : l’apparition de la notion de « minorité modèle », l’arrivée des migrants qualifiés asiatiques à partir de 1965, la lutte pour les droits civiques appuyée sur l’activisme des Noirs américains. L’hypothèse avancée par ce courant de recherche est que la notion de minorité modèle aurait été développée pour contrer ce dernier phénomène, dont elle tend à dévaloriser les revendications32. En effet l’image de groupes migrants récents non blancs, qui se seraient intégrés socialement et économiquement avec rapidité et aisance, jetterait en retour la suspicion sur la population d’origine africaine qui reste largement au bas de l’échelle socio-économique, et de là sur ses demandes en matière de « discrimination positive ». En se

31 « members of a tax-paying, law-abiding, hard working, “faultless” community » 32

Ce biais, ainsi que la montée d’une contestation interne de l’image de « model minority », étaient déjà soulignés par Thomas Archdeacon en 1990.

142 présentant comme des minorités modèles, ces groupes migrants contribueraient sans le vouloir à la discrimination et à la stigmatisation de la population issue de la traite esclavagiste.

C’est aussi pour eux le moyen de se distancier de la population afro-américaine, de s’abstraire du jeu des relations raciales à l’œuvre aux États-Unis, et donc une tentative d’échapper au racisme, a fortiori à toute catégorisation raciale. Un certain nombre d’auteurs issus de la première génération va dans le même sens : Nazli Kibria, citée par Kamala Visweswaran, écrit que « les Américains d’origine sud-asiatique sont des non-Blancs ambïgus »33 (Visweswaran, 1997, p.42). Elle entend par là qu’ils souhaitent avant tout ne pas être perçus comme non-Blancs, ce qui impliquerait un positionnement social infériorisé et à ce titre n’opèrent en aucun cas de rapprochement politique ni ne soutiennent les mouvements de défense des droits des minorités34. En effet comme le souligne Rosemary George : « Les Sud-asiatiques occupant des emplois de cadres (professionals), en particulier ceux qui sont entrés aux États-Unis après les nouvelles lois d’immigration de 1965, se sont vus offrir par la politique « color-blind » des États-Unis la promesse d’occuper à nouveau cette place structurellement privilégiée qu’ils avaient dans leur pays d’origine, où les privilèges sont déterminés par des facteurs tels que la classe, la caste, la religion, mais qu’on prétend en général être « basés sur le mérite ». »35 (George, 1997, p.51). Il faut rappeler ici que le « mérite » s’appuie sur les données objectives du niveau d’éducation et de formation des Indiens : 28 % d’entre eux sont diplômés de deuxième cycle universitaire, autant de premier cycle, contre 8 % et 14 % respectivement dans la population totale, 9% et 16% dans la population « blanche », 14 % et 24 % dans la population « asiatique » (US Census Bureau / NAPACDDC, 2005, tableau 7). Dans cette perspective, être intégrés au jeu des catégories raciales serait désastreux car cela déprécierait leur statut social élevé, en continuité avec celui qu’ils avaient déjà pour la plupart en Inde (cf. V.C.2).

Cette volonté d’apparaître comme minorité modèle se traduit, au niveau des mouvements associatifs indiens et de leurs leaders, par la mise en avant d’une homogénéité très exagérée (cf. supra). Comme l’écrit Johanna Lessinger : « On prend garde à ce qu’aucun doute ou démenti

33 « I believe that ambiguity is a prominent element of current South Asian racial identity in the United States. For

lack of a more elegant term, South Asian Americans are ambiguous nonwhites. » La partie citée dans le corps de texte est ici en italiques.

34 Cela distingue la situation américaine des stratégies mises en place par les groupes sud-asiatiques au Canada par

exemple (Varma & Seshan, 2003).

35 « For South Asians of the professional class, especially those who entered the U.S. after the 1965 changes in

immigration laws, « color-blind » policies in the U.S. hold out the promise of once again allowing them to occupy that structurally privileged position that they did in their country of origin − where privilege was determined by factors such as class, caste, or religion and yet habitually recast as “based on merit”. » (George, 1997, p.51)

provenant de la communauté elle-même ne soit visible de l’extérieur, en ce qui concerne la prospérité soi-disant générale ou la facilité à s’intégrer [….], ce qui risquerait de ternir l’image brillante du groupe ethnique dans son ensemble. »36 C’est ainsi qu’est mise en avant une identité ethnique commune qui gomme les différences, jusqu’à devenir factice et excluante. Plusieurs auteurs ont pointé la construction de l’indianité aux États-Unis comme hindoue, ce qui met en marge les musulmans (Kurien, 1997 ; Mohammad, 2000). Cette tendance a été renforcée par l’ancrage profond en Amérique du Nord des mouvements de la droite hindoue (Hindutva) (Lele, 2003; Prashad, 2000 ; Therwath, 2007). Cette indianité se veut également « pure » de tout métissage et directement ancrée en Inde, ce qui là encore tend à exclure une partie de la population d’origine indienne. On ne s’attardera pas ici sur les différentes origines régionales qui préexistent à la migration et se traduisent par des variations importantes d’ordre linguistique et culturel et des antagonismes éventuels au niveau local37. On évoquera plutôt les différences liées aux itinéraires migratoires très diversifiés qui ont amené les individus aux États-Unis. Ceci est observable à partir des chiffres du recensement de 2000 : le groupe « Asian Indian » compterait soit 1 678 765 individus, soit 1 899 599 individus, selon les critères retenus. Les 220 000 individus que représente cet écart sont des personnes qui se sont déclarées entre autres « Asian Indian » lors des opérations de recensement (U.S. Department of commerce, 2002). Ceci correspond à la question nº8 du questionnaire du recensement, qui porte sur la catégorie « raciale » d’appartenance de l’individu (Lacorne, 2003, p.391) : depuis 1970 les individus choisissent en effet eux-mêmes leur groupe « racial » d’appartenance38 et en 2000 ils ont eu la possibilité d’en indiquer plusieurs, sans restriction de nombre39 (ibid., p.367-368). Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cette pratique et l’écart qu’il crée entre les deux chiffres. Une partie des réponses correspond sans doute aux descendants des migrants du début du siècle : ils ont pour beaucoup épousé des femmes mexicaines pour des raisons liées en partie au contexte des relations interethniques et aux dispositions légales discriminatoires prévalant à l’époque, ce qui a entraîné la création d’un groupe culturellement original dans le Sud de la Californie, largement

36

« Concern is often expressed that any doubts and demurs over universal prosperity or easy assimilation [….] expressed from within the community not reach the outside where they might tarnish the shining image of the entire ethnic group. » (Lessinger, 1999, p.17-18)

37 Des travaux ont été menés sur la population indienne aux États-Unis en fonction de son origine régionale ; voir sur

les migrants originaires de l’Etat d’Orissa, Sahoo, 2003 ; sur ceux d’Andhra Pradesh, Bhaskar, 2000.

38 Cette auto-désignation, mise en place depuis le recensement de 1970, maintient une classification en fonction de

l’appartenance ethnique dans le recensement américain, mais elle a permis d’évacuer l’avis subjectif du recenseur, ce qui a mis fin à l’application de la « one drop rule » (Lacorne, 2003, p.367).

39

Ce qu’ont fait un peu moins de sept millions de personnes en 2000, plus de 90 % d’entre elles indiquant deux « races » (ibid., p.392-395).

144 étudié par Karen Leonard (1995). Les migrants de la seconde phase et leurs enfants, nés sur le sol américain, sont pour certains en âge de se marier et d’avoir des enfants ; certains ont épousé d’autres ressortissants américains qui ne sont pas nécessairement d’origine indienne, donnant naissance à une troisième génération aux origines « raciales » mixtes d’après les critères du recensement américain40. Enfin dans le chapitre consacré à l’historique de la migration indienne vers l’Amérique du Nord, le rapport du High Level Committee sur la diaspora indienne estime que 300 000 personnes d’origine indienne ont émigré aux États-Unis selon un schéma de migration par étapes pluri-générationnel : les twice migrants chassés d’Afrique et des îles Fidji, qui sont pour certains arrivés aux États-Unis après une migration initiale vers un pays du Commonwealth car ils ont fait l’objet de dispositions spécifiques leur facilitant l’immigration aux États-Unis dans les années 1980 (Singhvi, 2000, p.159) ; des descendants de coolies demeurés aux Caraïbes et en Amérique du Sud, qui migrent vers les États-Unis selon un mouvement assez généralisé dans ces pays (ibid., p.163-164). Dans le second cas notamment, la créolisation des populations en contexte caribéen, réelle bien que minorée dans le contexte récent influencé par la vigueur de l’hindutva (Vertovec, 2000), peut contribuer aux déclarations d’appartenances « raciales » multiples. Pour conclure, le fait que deux chiffres coexistent concernant une population de cette taille et le choix de retenir soit l’un soit l’autre sont emblématiques d’une situation complexe et de choix politiquement significatifs.

La mise en avant de l’image de réussite collective des migrants indiens très qualifiés vivant aux États-Unis a eu un fort impact en Inde également, où la figure du migrant, victime ou traître, s’est effacée progressivement au profit de celle du Non Resident Indian (NRI). Margaret Walton Roberts, Sandhya Shukla, Ingrid Therwath ont montré que ce terme, créé pour des raisons fiscales en 1963 et s’appliquant en théorie à tout citoyen indien résidant et travaillant à l’étranger, a progressivement été identifié avec les seuls migrants qualifiés, riches, résidant en Amérique du Nord (2004, 2005, 2007). Cette identification restrictive a supplanté et exclu les autres figures de migrants, fussent-ils plus nombreux et contribuant au moins autant en termes de remises, comme par exemple les travailleurs du Golfe. Ce glissement de sens témoigne du développement d’un

40 La pression sociale en faveur de l’endogamie reste toutefois très forte en migration comme en Inde, et épouser

quelqu’un au/du pays, en suivant les règles du mariage arrangé, demeure une pratique courante. Vivre en couple ou se marier avec un(e) Occidental(e) semble être de plus en plus banal dans les familles indiennes immigrées, mais reste souvent difficile à faire admettre en Inde (Petievich, 1999). La littérature indo-américaine en plein essor traite fréquemment de ce type de dilemmes et de tensions culturels et familiaux, dans les romans et nouvelles de Jhumpra Lahiri, Chitra Banerjee Divakaruni, Anita Desai notamment ; le cinéma indien reste plus en retrait sur ces questions.

champ transnational entre l’Inde et les États-Unis, structuré par des flux nombreux, matériels (migrations, aller-retours annuels, investissements), immatériels (médias transnationaux41, pratiques sociales transnationales42), et de plus en plus par l’Etat indien (cf. IV.C).

C.

Effets de contextes : l’érosion du rêve américain et ses conséquences à