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Par-delà la construction d’une image de réussite et d’unité

et les migrants très qualifiés

2. Par-delà la construction d’une image de réussite et d’unité

L’image de réussite économique d’ensemble, garante de l’intégration socio-économique des immigrés indiens aux États-Unis, est étayée par la référence au revenu moyen par ménage plus élevé que la moyenne, et en particulier plus élevé que celui de la population blanche. Il faut relever à ce propos l’importance accordée au classement des différents groupes en fonction de ce critère, les Indo-Américains étant au coude-à-coude avec la population juive et la population nippo-américaine. Toutefois la valeur de tels classements, en fonction du revenu, du niveau d’éducation, etc, par rapport à d’autres groupes ethniques doit être relativisée : en fonction des critères et de l’échantillon retenus, les résultats des classements ne sont pas les mêmes. Ainsi, selon les critères retenus, la communauté indienne oscille entre le troisième et le premier rang de « minorité la plus riche » (Biswas, 2005, p.50).

Ce type de statistiques d’ensemble est par ailleurs propice à masquer la diversité sociale et économique réelle du groupe. La principale critique méthodologique que l’on peut faire sur cette donnée est qu’elle reflète plutôt la taille en moyenne supérieure des ménages sud-asiatiques par rapport aux autres ménages aux États-Unis ; en effet la taille moyenne des ménages indo- américains est de 3,07 personnes, contre 2,59 dans l’ensemble de la population aux États-Unis, et 2,43 dans la population « blanche non hispanique » (US Census Bureau / NAPACDDC, 2005). Ce biais est corroboré par les chiffres, moins souvent cités, du revenu moyen per capita : il est de 26 415 dollars US en moyenne pour les Indo-américains, contre 21 587 dollars US dans

22A titre d’illustration du positionnement idéologique conservateur et nationaliste qui prévaut dans la plupart de ces

ouvrages, Singh et Singh fustigent les Non Resident Indians qui se sont inquiétés de l’accession de l’Inde au rang de puissance nucléaire après l’annonce officielle des premiers essais nucléaires indiens, même s’ils étaient très minoritaires dans la communauté indo-américaine, comme en Inde d’ailleurs (2003, p.21).

138 l’ensemble de la population, et 24 610 $ dans la population « blanche non hispanique » (ibid.). L’écart subsiste mais il est nettement moins marqué au niveau individuel qu’à celui du ménage, ce qui montre le biais introduit par la structure démographique différente de la population sud- asiatique en général, et d’origine indienne en particulier : taille des ménages un peu plus élevée, population plus jeune et donc comportant proportionnellement davantage d’actifs23. Le premier chiffre reflète plutôt la maximisation de la force de travail au sein de familles non nucléaires, ainsi que le taux d’activité féminin élevé parmi les migrantes indiennes.

Par ailleurs les conditions de formation de la communauté indienne aux États-Unis ont introduit une diversité professionnelle, économique et sociale plus importante que ces chiffres ne le laissent penser. Le recours massif aux visas basés sur le regroupement familial dans les années 1980 a permis l’entrée de parents moins qualifiés, ou ayant un accès moins aisé aux emplois qualifiés sur le marché américain que leurs prédécesseurs. Ceux-ci étaient entrés sur les visas sur critères professionnels, qui étaient issus des meilleures universités et écoles d’ingénieurs indiennes (Leonard, p.81-83 ; Mishra & Mahopatra, p.13-15). Les suivants, pour peu qu’ils possèdent des diplômes équivalents mais obtenus dans des institutions moins connues hors d’Inde, qu’ils aient un Bachelor ou Master of Arts, peu prisés sur le marché du travail américain, qu’ils soient originaires non des grandes métropoles indiennes mais de villes moyennes, avec donc un degré d’acculturation occidentale moindre (ce qui se traduit notamment par un accent très marqué en anglais), ont connu une mobilité sociale « descendante » aux États-Unis, car ils n’ont pu accéder aux mêmes niveaux d’emplois que les ingénieurs, médecins, chercheurs et universitaires arrivés durant la première phase de migration post-1965 (Chakravartty, 2000 ; Lessinger, 2003, p.168). De plus le marché du travail américain s’est considérablement rigidifié avec le ralentissement de la croissance américaine dans les années 1970 et 1980. Cela n’entre pas en contradiction avec ce qu’a démontré Binod Khadria (1991, 1999), qui a remis en cause l’idée selon laquelle cette troisième phase liée au regroupement familial marquerait la fin du brain drain ; Khadria a avancé l’hypothèse que les membres des familles des migrants très qualifiés sont en général relativement qualifiés eux-mêmes24. Ces migrants dits « de la seconde vague » (Jayaram, 1998) ou de la troisième si on tient compte de la vague initiale du début du siècle, tentent fréquemment de compenser ce processus de déqualification professionnelle et sociale subi

23 Les plus de 55 ans représentent 11 % de la population indo-américaine, soit un peu moins que le chiffre de 14 %

dans la population d’origine asiatique, qui est lui-même fort inférieur à la moyenne nationale de 21 %, et au chiffre de 25 % dans le groupe « Blanc non hispanique ». Toutefois depuis le recensement de 2000 on ne peut plus parler d’une population composée essentiellement de jeunes actifs, puisque la part des moins de 18 ans dans la population indo-américaine a rejoint les niveaux nationaux, soit respectivement 36 et 34 % de la population.

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Cette hypothèse a été confortée depuis par des travaux ethnographiques, portant notamment sur les épouses de migrants (Devi, 2002 ; Raghuram, 2004a).

par le recours à l’entreprenariat, fût-il à petite échelle, pour compenser socialement la déqualification (Lessinger, 1999, p.22-23 ; Mohammad, 2000, p.64-73).

Ce passage aux services courants et au commerce de détail s’est souvent opéré avec le soutien de leurs prédécesseurs plus qualifiés, qui apportent le capital, les migrants de la seconde vague leur servant de gérants et de main-d’oeuvre (Rangaswamy, 2007, p.674 ; Lessinger, 1999, p. 23-27 ; Mohammad, 2000, p.66). Ceci permet d’expliquer la forte proportion de petits entrepreneurs et commerçants d’origine indienne aux États-Unis, qui sont devenus autant de figures familières du secteur des services : les vendeurs des stands de presse et chauffeurs de taxis de New York (Lessinger, 1995 ; Mohammad, 2000, p.65-73 ; Mathew, 2005), les épiciers ouverts 24h sur 24, les propriétaires de motels (voir le chapitre 9 de Sheth, 2001), les tenanciers de fast-foods (Rangaswamy, 2007). Les propriétaires ou investisseurs initiaux exercent souvent des professions libérales ; désireux de se lancer « dans les affaires », ils ont utilisé voire incité à migrer « cousins » et migrants de la même origine, qui sont les employés et gérants de ces entreprises. Le caractère ethnique des entreprises leur permet de s’insérer dans des réseaux à même de financer les entrepreneurs et de garantir en retour le remboursement du prêt aux investisseurs. Ces niches économiques ethniques25 font désormais l’objet de caricatures qui montrent leur appropriation culturelle par la société américaine dans son ensemble : par exemple le personnage d’Apu, l’épicier indien malhonnête qui tient le « Seven Eleven » (épicerie américaine ouverte quasiment en permanence), figure récurrente de la galerie des personnages dans le dessin animé américain « Les Simpsons » ; dans la même veine on parle désormais de « Patel Motels » 26, pour évoquer la position dominante acquise par la communauté gujaratie dans l’hôtellerie bon marché27. On retrouve des caricatures semblables dans la culture desi qui est celle de la seconde génération, sous forme d’abécédaires fantaisistes :

25 Ce sont des « niches ethniques » à double titre puisqu’elles sont souvent investies par un groupe aux origines

régionales et/ou religieuses spécifiques au sein du groupe « indien »: les Gujaratis hindous pour les motels, les Punjabis sikhs pour les taxis, etc.

26

Patel est un nom de famille typique de l’Etat du Gujarat, dans le nord-ouest de l’Inde.

27 L’Asian American Hotel Owners’ Association (AAHOA) comptait en 2005 8 300 membres, qui contrôlaient plus

de la moitié des chambres d’hôtel à prix modique et 37 % de l’industrie hôtelière américaine dans son ensemble (Therwath, 2007, p.73).

140 « American Born Confused Desi Emigrated From Gujarat House In Jersey Keeping Lotsa Motels

Named Omkarnath Patel Quickly Reaching Success Through Underhanded Vicious Ways Xenophobic yet Zestful »

« Desi [personne d’origine indienne, terme générique pour désigner les immigrés indiens et par extension la seconde génération], né américain, paumé, fils d’un immigré du Gujarat gérant de motels, nom : Omkarnath Patel [nom typiquement gujarati], à deux doigts de réussir par des chemins vicieux et détournés, raciste mais plein d’enthousiasme »28

Adopter une perspective constructiviste d’analyse des parcours professionnels et sociaux en migration nuance une vision socialement trop polarisée de la communauté, qui est celle développée par les leaders communautaires, businessmen et cadres issus de la deuxième vague. Ceux-ci sont soucieux de se distancier des migrants de la troisième vague, qui ont investi notamment le secteur des commerces de proximité urbains et qui brouillent l’image soigneusement construite par les premiers de « minorité modèle »: « Ce sont nos cadets et nos jeunes cousins peu brillants. »29 ; ces propos sont attribués par Johanna Lessinger à un très riche homme d’affaires (anonyme) qu’elle présente comme une figure éminente de la communauté indienne de New York, (Lessinger, 1999, p.22). Une véritable hiérarchie économique et partant de là, sociale, parcourt donc « la » communauté : « la communauté est divisée de l’intérieur, pas seulement en fonction de la religion et de l’appartenance régionale [….] mais aussi de la classe. [….] Ces divisions de classe qui existaient avant la migration sont amplifiées après celle-ci, puisque l’insertion différenciée des individus dans le marché du travail américain les placent, parfois de manière brutale, dans des segments différents de la hiérarchie sociale américaine, déterminant quelle école leurs enfants fréquentent, qui sont leurs amis, et de quelle façon ils vont pouvoir maintenir des relations avec l’Inde. » (Lessinger, 1999, p.19)30. La sociabilité au sein de la communauté est ainsi très structurée et hiérarchisée, comme le souligne J. Lessinger au sujet de la vie mondaine indo-américaine à New York, faite de soirées et d’événements non accessibles aux moins riches (1999, p. 27-30). Les interactions entre les migrants de tous les niveaux socio-

28 Cet abécédaire est tiré d’un roman racontant l’adolescence difficile d’une jeune fille née aux États-Unis de parents

indiens (Hidier Desai, 2004, p.89). Il comporte plusieurs de ces abécédaires fantaisistes, qui sont un élément récurrent de la culture desi rapportés dans d’autres romans (Lahiri, 2003) et étudiés par des chercheurs travaillant spécifiquement sur la deuxième génération (Petievich, p.193-216).

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« These are our stupider younger brothers and cousins. » (Lessinger, 1999, p.22)

30 « [….] the community is internally divided, not only by linguistic region and religion [….], but also by class. [….]

existing class differences are further amplified after migration as people’s differential access to the job market sorts them, sometimes brutally, into different sectors of the US class structure, determining where their children can go to school, who their friends are, what kind of ongoing access they can have to India. » (Lessinger, 1999, p.19)

économiques se restreignent éventuellement à deux types de lieux : d’une part les commerces ethniques voire les enclaves commerciales ethniques (comme les quartiers sud-asiatiques de Jackson Heights et Coney Island à New York décrits entre autres par Madhulika Khandelwal, Aminah Mohammad et Sandhya Shukla ; Richardson Heights, un petit centre commercial au nord-ouest de Dallas, étudié par Carolyn Bretell), où beaucoup viennent effectuer un certain nombre d’achats spécifiques ; d’autre part les lieux de culte, temples hindous, gurudwaras et mosquées (Rayaprol, 1997 ; Mohammad, 2000 ; Rajagopal, 2004).

3. Model minority : un positionnement dans la société multiethnique américaine