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Le retour : perspectives historiques et politiques

A. Le brain drain : un phénomène décrié, sans traitement politique réel

2. Une absence de réponse politique ?

a. La dénonciation sans passage à l’action

Ce brain drain, cette « migration des talents », furent longtemps dénoncés dans les sphères médiatique et politique car on considérait qu’ils se déroulaient au détriment de la nation indienne en construction. Cette analyse est historiquement datée : elle est en accord avec les schémas d’analyse néo-classiques alors dominants et s’inscrit dans le contexte nationaliste de l’ère nehruvienne ainsi que dans le contexte géopolitique de la Guerre Froide. Le gouvernement indien, dans les années soixante-dix, adopta d’ailleurs une position de leader dans la dénonciation du brain drain au sein des enceintes internationales. Toutefois la critique du brain drain ne constituait qu’un élément du discours critique plus général développé par les non-alignés (Lall, 2001). À aucun moment l’Etat indien n’a posé de réelles barrières légales à l’émigration des diplômés du supérieur même si des mesures ont été à plusieurs reprises annoncées. Les initiatives mises en place se sont bornées à reprendre périodiquement les propositions des années 1950, notamment en 1972, en 1992, et aux dispositions du programme TOKTEN de l’OMI (Ghosh, 2000, p.196). Pourtant des propositions plus radicales avaient émergé par ailleurs : on peut en particulier évoquer la proposition élaborée dès 1976 et régulièrement reprise depuis, de Jagdish Bhagwati, qui est lui-même un économiste indien émigré aux États-Unis où il a effectué toute sa carrière universitaire. Il a été le premier à proposer de cré er une taxe spécifique sur les migrants qualifiés, qui serait payée par le pays d’immigration au pays d’émigration, en guise de compensation pour le capital humain et le capital financier investis dans l’éducation du migrant (Bhagwati, 1976). Néanmoins, l’Etat indien, en termes de mesures coercitives, en est resté à quelques restrictions concernant la migration des médecins, mais sans qu’elles constituent un réel

168 obstacle à l’émigration (Khadria, 2002, p.38). Il ne semble pas y avoir de volonté politique d’empêcher les gens de partir, ni d’ailleurs, comme nous allons le voir, de les faire rentrer.

Les mesures générales précédemment évoquées ne visaient qu’à encourager les retours et à tirer parti de la migration, en aucun cas à la limiter : mise en place de listes d’experts et de scientifiques, ainsi que de dispositifs pour susciter des séjours temporaires permettant des transferts de technologie (Lall, 2001, p.93). On peut y lire l’expression d’un mythe du retour qui prévaut au sein de l’appareil d’Etat et de l’élite indienne. Celui-ci est alimenté par la « légende dorée » des Freedom Fighters rentrés de l’étranger pour libérer l’Inde, figures tutélaires qui ont été d’autant plus présentes durant les trente années suivant l’Indépendance que c’est le parti du Congrès qui a occupé le pouvoir. Toutefois ce mythe du retour n’englobe pas l’ensemble des migrants, mais seulement ceux qui peuvent être utiles à la nation et qui sont prêts à participer à sa construction, comme le montrent ces listes. Arthur et Usha Helweg rapportent ces propos, tenus par un fonctionnaire anonyme du Conseil pour la Recherche Scientifique et Industriel indien : « Est-ce que nous voulons que les gens reviennent de l’étranger ? Pas vraiment. Ceux qui ont des compétences dans des domaines particuliers, comme la micro-électronique ou l’énergie nucléaire, oui ceux-là nous les accueillons à bras ouverts. Mais nous ne nous soucions pas vraiment des autres. » (1990, p.194-195). Cette citation est à la fois pragmatique, élitiste et révélatrice d’une certaine passivité, qui fait écho à des échanges que j’ai pu avoir avec différents hauts fonctionnaires et chercheurs indiens sur mon objet de recherche.

On peut donc parler d’une attitude paradoxale : si le gouvernement indien a abondamment critiqué le pillage du capital humain des pays en développement par les pays du Nord au niveau international, à l’échelle nationale aucune mesure n’a été prise pour freiner les départs et peu de choses ont été faites pour susciter les retours, par comparaison aux programmes et « packages » de mesures incitatives mis en place par d’autres pays tels que Taïwan, dans le cadre d’accords bilatéraux et par l’OMI (Ghosh, 2000, p.181-226). Pour autant en 2001 le rapport du Haut Comité sur la diaspora avançait que le terme « brain drain » avait été créé en référence aux Indiens partis massivement pour l’Amérique du Nord après 1965, mettant ainsi en évidence la permanence de l’idée de « brain drain » dans les hautes sphères de l’administration indienne et du monde politique auxquels appartenaient les rédacteurs du rapport (2001, p.159).

b. Les raisons politiques et diplomatiques de la désaffection de l’Inde à l’égard de sa diaspora

Il faut mettre en relation cette attitude contradictoire avec « l’indifférence étudiée » (studied indifference) qui a prévalu de la part de la classe dirigeante indienne à l’égard des émigrés depuis l’Indépendance jusqu’à une date récente. Marie-Carine Lall a montré de quelle façon les immigrés indiens, fortement mobilisés durant la lutte pour l’Indépendance, ont vu l’Inde leur tourner le dos après 1947, d’après elle sous l’influence de J. Nehru, premier ministre de 1947 à 1964. Celui-ci considérait de longue date que ceux qui ne vivaient plus sur le sol indien avaient choisi de ne pas s’associer au destin de la nation ; il les incita dès le lendemain de l’Indépendance à s’investir plutôt dans la lutte pour l’indépendance des nations colonisées où ils se trouvaient. Il pensait alors en particulier aux populations d’origine indienne installées en Asie du Sud-Est et en Afrique11.

La façon dont les émigrés étaient perçus changea considérablement sous cette influence. En effet, avant l’Indépendance, l’image du migrant était celle du travailleur sous contrat (indentured labourer) poussé à l’émigration par la misère et victime de l’exploitation coloniale. Il était intégré à ce titre à la rhétorique nationaliste et anti-coloniale. Les migrants étaient considérés comme faisant partie de la nation indienne en lutte pour son indépendance, au sein de laquelle certains étaient effectivement mobilisés politiquement et financièrement (Lall, 2001, p.77-87).

Dans le contexte de construction d’une identité nationale territorialisée, la mort de M. K. Gandhi et l’arrivée au pouvoir de J. Nehru marquèrent un tournant, en permet tant à l’opinion que Nehru avait des migrants de s’imposer. Il considérait les membres de la diaspora comme ayant abandonné le pays pour faire fortune ailleurs, faisant preuve par-là d’égoïsme et d’individualisme. N’ayant pas participé réellement à la lutte pour chasser les Britanniques, et ne prenant pas part à la construction du pays, ils n’avaient plus de légitimité à se dire Indiens. C’est une des raisons pour lesquelles la citoyenneté indienne fut rendue exclusive par la Constitution en 1955, interdisant théoriquement toute possibilité de double-citoyenneté et de double-nationalité. Ceci explique que les émigrés indiens, qui avaient constitué un objet d’indignation nationaliste propre à galvaniser l’identité indienne pré-nationale émergente, ou plutôt leurs descendants ont été rapidement exclus de la scène publique et politique nationale nouvellement créée (Lall, 2001 ;

11 Pour une analyse plus poussée de l’attitude diplomatique adoptée par l’Inde à l’égard des populations originaires

d’Inde qui ont été persécutées et poussées à l’exil lors des indépendances en Afrique de l’est et aux îles Fidji, voir Lall, 2001 et Voigt-Graf, 2002.

170 Therwath, 2007). De même l’existence de la diaspora en vint à apparaître de manière réductrice comme un produit du système britannique d’exploitation, de la colonisation, donc un héritage douteux en raison des allégeances multiples qu’il impliquait et dont il convenait de se débarrasser (Lall, 2001, p.207 ; Shukla, 2005, p.15). Au moment des indépendances en Afrique de l’est, l’opinion selon laquelle les Indiens persécutés par les nouvelles autorités n’avaient en quelque sorte que ce qu’ils méritaient était largement répandue : « En Inde les stéréotypes présentant les Indiens comme exploitant les populations locales en Afrique dominaient : leur occidentalisation, leur richesse et leur éducation leur furent fatales dans l’opinion indienne. » (Lall, 2001, p.117)12. L’Inde eut alors beau jeu de rejeter sur la Grande-Bretagne la responsabilité d’accueillir ses « sujets » d’origine sud-asiatique chassés d’Ouganda et du Kenya (Forrest, 1999) (cf. I.A.2.a).

Cette attitude de repli correspond à la phase de construction de la nation indienne, qui a succédé à celle de la lutte anti-impérialiste à vocation universaliste. Elle a caractérisé les décennies précédant l’indépendance dans un certain nombre de pays récemment décolonisés (Anderson, 1991). Cette deuxième phase est celle d’une conception territorialisée de la nation et de la citoyenneté, qui a constitué un rempart à l’éclatement menaçant l’Inde dans les années qui suivirent l’Indépendance13. Les Indiens résidant hors d’Inde n’étaient pas rejetés pour ce qu’ils étaient, mais en raison de leur choix de rester à l’étranger : pour J. Nehru, s’ils décidaient de rentrer s’établir en Inde, ils étaient les bienvenus et habilités à demander la nationalité indienne (Lall, 2001). Par ailleurs cette nouvelle posture s’explique aussi par des raisons géopolitiques : les ambitions internationales de l’Inde et la mise en œuvre de la doctrine du non-alignement. J. Nehru souhaitait donner à l’Inde un rôle majeur dans le contexte géopolitique des Blocs, en tant que pays pionnier ayant ouvert la voie à un troisième ensemble de pays qui avaient entre autres pour caractéristique commune leur passé colonial. Il n’était donc pas souhaitable que la question des « Overseas Indians » puisse nuire aux relations bilatérales de l’Inde avec les autres nouveaux États14. Ainsi la « doctrine nehruvienne », selon une autre formule de Marie-Carine Lall, a détourné durablement l’Inde de sa diaspora et l’a stigmatisée (2001, p.87-96). Cette posture d’indifférence voire de suspicion à l’égard des émigrés comme de la diaspora a prévalu officiellement jusqu’au milieu des années soixante-dix, lorsqu’à la fois les difficultés financières

12 « At home the stereotypes about Asians being exploiters of the local African population were gaining hold: their

westernisation, affluence and skills prejudiced opinion in India towards them. » (Lall, 2001, p.117)

13

Voir Manu Goswamy, 2004, chapitre 8

14 « Nehru […] saw a mission for India: to lead the developing countries in their anti-imperialistic struggle, and

further lead them as a non-aligned group, to become an independent diplomatic, economic force in post Second World War world. The diaspora as he saw it, was an imperial legacy with divided loyalties. » (Lall, 2001, p.104-105)

que traversaient l’Inde et l’arrivée au pouvoir d’une génération nouvelle de politiciens, porteurs d’une idéologie différente de celle des Freedom Fighters du Congrès, ont commencé à imprimer une évolution. À titre de comparaison, il en va de même en Chine, où, de 1949 à 1978, les retours étaient dissuadés et la diaspora encore plus stigmatisée (Liu, 2008, p. 220). Comme l’écrit Peter Van der Veer dans l’introduction de Nation and migration : « Le nationalisme a besoin de cette histoire de migration, de diaspora des autres, pour assurer l’enracinement de la nation. »15 (1995, p.6).

Le stigmate jeté sur la migration par le contexte idéologique nehruvien a eu deux conséquences importantes. D’une part il a modifié la perception du phénomène : les migrants, en particulier les plus qualifiés, ont été perçus à la fois comme des traîtres donc avec méfiance mais aussi avec envie comme des personnes nécessairement riches, ayant « réussi ».D’autre part il a confiné le politique dans un non-traitement des questions relatives à la migration qui a perduré durant toute l’ère Nehru – Gandhi. Cette stigmatisation nous incite à une réévaluation de la thèse du non- retour, encore présente dans certains travaux de recherche récent s. Nous examinerons en détail ces changements et leurs développements des années 1970 à 2000 dans la troisième partie de ce chapitre, car ils amorcent une réincorporation des émigrés et de la diaspora à la nation.