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Un champ migratoire en reconfiguration

1. Les migrations d’avant l’Inde

Les migrations en provenance du sous-continent indien ne prennent vraiment leur essor qu’au XIXème siècle dans le cadre des empires coloniaux qui organisent entre leurs différents territoires et aires d’influence des flux de population visant à leur mise en valeur. Il s’agit d’une part des coolies, main-d’œuvre migrante sous contrat, et d’autre part des migrants dits « libres ».

Nous ne nous attarderons pas ici sur la période antérieure. Michel Bruneau, dans ses travaux sur la notion de diaspora, a montré l’importance du temps long et souligné l’existence autour du sous-continent d’une zone d’extension de peuplement et de diffusion culturelle qu’il nomme « aire d’influence culturelle indienne» (Bruneau, 2001, p.200-201). Celle-ci recouvre et déborde les pays aujourd’hui limitrophes de l’actuelle Union indienne (Népal, Sri Lanka, Pakistan, Bangladesh) et s’étend en direction du sud-est asiatique, jusqu’à l’Indonésie (Bali en particulier) et à la péninsule indochinoise, ce dont témoigne l’archéologie entre autres.

Par-delà les périodes de domination politique et d’extension démographique, qui ont donné lieu à des formations socio-culturelles spécifiques, Judith Brown souligne la pérennité de mouvements transocéaniques anciens : cette aire a été continuellement structurée par des flux de personnes liés au fait religieux (pèlerins, prêtres) ainsi qu’au commerce (Brown, 2006, p.10-14 ; Jayaram, 1998). La présence permanente de marchands originaires du sous- continent dans des comptoirs, principalement tamouls (Chettiars) et gujaratis, est attestée dès l’époque moderne en Asie du Sud-est, sur les côtes orientales de l’Afrique et de la péninsule arabique (Markovits, 1994 ; Lachaier, 1999; Lavergne, 2003). Leur nombre resta réduit et ils vivaient en petites communautés dont les activités impliquaient le maintien de contacts étroits avec leur terre d’origine (Tinker, 1977, p.2-3). Celles-ci constituèrent autant de têtes de ponts pour des migrations ultérieures, qui prennent leur essor au XIXème siècle, stimulées par les empires coloniaux.

a. Le temps des coolies1

Evoquons en premier lieu le système de travail migrant sous contrat (indentured

labour), qui est mis en place à partir de 1834 dans l’Empire britannique, soit un an après

l’abolition de l’esclavage. Ce système est imité par les Français et les Hollandais après leurs abolitions respectives. Il s’agit de travailleurs manuels qui s’engagent individuellement par contrat à partir travailler dans une autre partie de l’empire pour une durée minimale de trois ans ; le voyage aller-retour par bateau leur est payé, à condition qu’ils aient accompli la totalité de leur engagement. Ils sont liés à un employeur par un contrat dont ils ne saisissent pas nécessairement toutes les implications et que, dans les faits, ils ne peuvent pas dénoncer. Ce sont ainsi près d’un million et demi de personnes qui se déplacent dans ce cadre entre 1834 et 1916, partant essentiellement d’Asie du Sud pour alimenter en main-d’œuvre l’économie de plantation, celle de la canne à sucre en particulier, développée par les puissances coloniales sur les rives de l’Océan Indien, dans les îles et rivages des Caraïbes et même dans les îles Fidji. Ces migrations censées être temporaires se sont transformées dans les deux tiers des cas en migrations définitives (Tinker, 1974, cité par Van der Veer, 1995, p.6).

Dans les plantation d’Asie du sud-est et de Ceylan (Sri Lanka), proches du sous-continent, une variante de ce système se substitue progressivement au système rigide de l’indenture. Il s’agit de contrats collectifs, faisant la part belle à des intermédiaires, en charge à la fois du recrutement, de l’acheminement et de l’encadrement sur place de groupes de migrants qui leur sont liés par des relations d’endettement (avances) et des relations sociales asymétriques (relations de caste, et même origine géographique). Ces systèmes prennent le nom de maystri2 en Birmanie et de kangani2 en Malaisie et à Ceylan. Ils auraient pris en charge près de six

millions de travailleurs migrants entre 1852 et 1937, venant essentiellement du sud de la péninsule indienne (Clarke et al., p.8 ; Guilmoto, 1991).

La composition et l’impact de ces flux sur le long terme diffèrent car la contrainte de la distance induit des dynamiques migratoires différentes. Dans le cadre des systèmes kangani et

maystri, la majorité des migrants rentrait finalement en Inde, voire y maintenait leurs familles

en faisant des allers-retours (parfois annuels en ce qui concerne la Birmanie), alors que dans le système de l’indenture, la gestion de la distance et de la durée des contrats expliquent qu’on observe dans les flux de migrants un ratio de quatre femmes pour dix hommes, qui rendait possible la pérennisation de la migration (Tinker, 1977, p.4).

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Terme générique, venant du hindi ou du tamoul, employé en Inde pour désigner l’homme de peine, le journalier ; son usage et son sens de sont élargis à partir du XIXème siècle pour désigner de façon indifférenciée les travailleurs manuels les moins qualifiés en Asie.

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Le travail migrant sous contrat, de par la chronologie de sa mise en place, dans ses formes et ses pratiques, peut être considéré comme un héritage de l’esclavage (Tinker, 1974 ; Peach, 1994) : il s’agit là aussi de flux de travailleurs pauvres et non éduqués, largement exploités dans le cadre de l’économie de plantation et maintenus dans l’isolement dans les zones rurales. Les systèmes kangani et maystri en sont des formes assouplies, correspondant à des modifications économiques de l’économie de plantation (passage de la canne à sucre et du café à l’hévéa et au thé) et à des échanges denses et protéiformes de main-d’œuvre (Guilmoto, 1991).

b. Les migrants « libres »

Parallèlement à ces flux de coolies sous contrat se développent progressivement des migrations hors contrat, composées des « passagers » payants (passengers) des mêmes navires que ceux qui emmènent les coolies. Ces migrants indiens « libres » (Jayaram, 2005) sont commerçants et employés de bureau. Leur migration est encouragée et utilisée par les puissances coloniales pour les aider à consolider leur emprise sur les territoires colonisés : ils vont être des « auxiliaires de l’Empire », selon la formule de Hugh Tinker3 (1990). Ils sont utilisés comme forces de maintien de l’ordre (les Sikhs en particulier), pour développer l’activité économique et industrielle locale (Punjabis, Gujaratis) et pour peupler les rangs subalternes de l’administration coloniale. Ces flux s’appuient sur et relaient parfois les communautés indiennes marchandes déjà présentes, notamment celles des côtes orientales de l’Afrique qui soutiennent financièrement et commercialement la pénétration de l’intérieur du continent au vingtième siècle (Twaddle, 1990).

On peut évoquer ici deux exemples de l’utilisation des flux de passengers, l’une à des fins militaires, l’autre visant au développement économique d’un territoire colonisé. D’une part ce fut le recours massif aux soldats du Raj pour gonfler les effectifs militaires coloniaux. Ceux-ci furent parfois même mis à contribution pour poursuive la conquête coloniale, comme le montre la présence massive de cipayes4, en particulier les Sikhs, dans l’armée britannique. Le pendant français de cette pratique britannique est le cas des soldats tamouls, sujets français du comptoir de Pondichéry, qui se sont enrôlés dans l’armée française et ont été massivement envoyés en Indochine ; ces soldats, souvent des musulmans ou des convertis au christianisme, ont fréquemment épousé sur place des Indochinoises de même religion, avant de revenir

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TINKER Hugh. Indians in Southeast Asia : imperial auxiliaries. In CLARKE Colin, PEACH Ceri, VERTOVEC Steven. South Asian overseas. Migration and ethnicity. Cambridge : Cambridge University Press, 1990. p.39-56

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passer leur retraite de militaire à Pondichéry, avec leur épouse étrangère, donnant ainsi naissance à des familles de franco-pondichériens5 métissées. Notre second exemple est celui de la communauté d’origine sud-asiatique du Yémen qui a été estimée à près de 100 000 personnes (Singhvi, 2001, p.50) : cette importante communauté est presque entièrement issue de migrations d’époque coloniale, bien que les réseaux marchands sud-asiatiques y aient des relais sans doute dès l’époque romaine. Elle est concentrée dans la région d’Aden, pôle portuaire et commercial très actif sur les routes maritimes est-ouest et site stratégique majeur dans l’Océan Indien, qui fut contrôlé par les Britanniques de 1838 à 1963. Ceux-ci le placèrent sous le contrôle de l’administration des Indes britanniques et y firent venir plusieurs de dizaines de milliers de sujets du Raj pour occuper toute la gamme des emplois non réservés aux Britanniques ; les liens économiques et administratifs étaient si forts que la monnaie d’Aden fut la roupie indienne jusqu’en 1951, soit quatre ans après l’Indépendance et la Partition du sous-continent. A l’indépendance et lors du rattachement d’Aden au Yémen, cette communauté puissante n’a pas été inquiétée, au contraire de ce qui a pu se passer ailleurs en Afrique de l’Est (Reeves & Knehtl, 2006). Cette utilisation des migrants indiens dits libres par les systèmes impériaux coloniaux a en effet conduit dans certains pays à la constitution d’une « élite classe moyenne, qui servait de tampon entre les maîtres blancs et la population […] locale » (Peach, 1994, p.42), qui a parfois payé le prix de son statut intermédiaire au moment des indépendances et durant la construction des nouveaux États-nations du Sud (cf. A.2..a).

c. La dispersion coloniale

On peut ainsi identifier dès les années 1830 la constitution d’un champ migratoire sud- asiatique structuré par l’organisation coloniale de territoires à l’échelle mondiale, par des flux massifs de migrants initialement en majorité masculins, et par le développement des moyens de transport maritimes. Toutefois il ne s’agit pas tant de la formation de groupes stables que de communautés vivant dans des situations précaires et dépendantes des flux migratoires pour leur renouvellement, comme le montre C. Guilmoto à partir du cas tamoul (1991, p.138). Ce champ est renforcé à partir du dernier tiers du siècle par le développement de flux de migrants hors contrat et la féminisation croissante des flux. Ce champ migratoire semble devenir inopérant dans l’entre-deux guerres, en raison de la fin du coolie trade décidée par les Britanniques sous la pression du Parti du Congrès de Gandhi en 1916, et à cause de la montée

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Ce terme désigne de façon générique les personnes d’origine indienne, nées ou vivant sur le territoire du comptoir de Pondichéry, qui ont demandé à conserver la nationalité française avant la rétrocession des comptoirs à l’Inde indépendante en 1962.

des tensions géopolitiques et des barrières frontalières (Van der Veer, 1995, p.5). Nous évoquerons les migrations vers la métropole coloniale dans la partie suivante.

Restent comme héritages de cette époque deux aires principales de peuplement, que l’on peut observer sur la carte n°1.1 basée sur les estimations de la diaspora indienne avant la Seconde Guerre Mondiale (Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau, 1991). Si ces données sont à manier avec précaution6, elles sont intéressantes car elles présentent une étape intermédiaire qui éclaire la carte de la situation actuelle (carte n°2.2, cf. supra). D’une part on observe les importantes communautés d’origine sud-asiatique du pourtour de l’Océan Indien : la population présente alors en Birmanie, la communauté encore aujourd’hui majoritaire de l’île Maurice (Carter, 1995 ; Hazareesingh, 1975), la population d’Afrique du Sud, concentrée dans la région du Natal autour de Durban (Gervais-Lambony et al., 2003), celles de Malaisie (Kaur, 2001 ; Jain, 2003), et du Sri Lanka7 (Wickramasinghe, 2001 ; Rajasingham- Senanayake, 2003) ; incluons en raison de sa taille et de son origine celle des îles Fidji (Voigt- Graf, 2003). D’autre part une seconde aire se dessine dans les Caraïbes et en Amérique du Sud : à Trinidad (Jayaram, 2003) et en Jamaïque (Vertovec, 2000) ; au Surinam, possession néerlandaise (Sinha-Kerkhoff, 2003) et en Guyane britannique.

d. Les pays neufs anglophones : des destinations vite interdites

Les pays neufs restent en retrait durant cette phase de diffusion à l’échelle mondiale. En effet ils se ferment rapidement aux migrants asiatiques pour des motifs de politique intérieure et de géopolitique qui renvoient à un soubassement idéologique raciste commun. Le caractère partagé de ces idées, leur influence sur les politiques migratoires nationales et les évolutions similaires de la situation intérieure économique et politique de ces différents pays se traduisent par un même rythme d’ouvertures et de fermetures des frontières aux Indiens au tournant du XXème siècle. A une phase d’ouverture brève à des migrations de main-d’œuvre à la fin du XIXème siècle succède une phase de fermeture des frontières aux Asiatiques avant même la Première Guerre Mondiale.

Une première phase pionnière d’immigration s’étale de la fin du XIXème siècle à la Première Guerre Mondiale. Elle s’inscrit dans le double contexte de la mise en valeur intensive du

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Voir par exemple, le problème posé par la Birmanie, cf. A.2.a

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Toutefois la question de l’appartenance ethnique, ou plutôt des origines diverses des Tamouls du Sri Lanka, est complexe, en raison de la proximité entre l’île et la côte indienne qui a permis l’existence de flux très anciens. La politicisation du débat depuis l’Indépendance, sur fond de conflit armé, n’a fait que rendre plus délicate cette discussion (Guilmoto, 1991 ; Rajsingham-Senanayake in Parekh et al, 2003).

territoire américain postérieur à la fin de la Conquête et de la domination coloniale britannique. Elle est aussi caractérisée par une certaine homogénéité du profil des migrants : « Les secteurs de la pêche, de l’agriculture et la construction du chemin de fer en plein expansion y [en Amérique du Nord] avaient besoin d’une main-d’œuvre bon marché en quantités importantes, au moment où les zones agricoles du Punjab connaissaient la sécheresse et la famine, ce qui entraîna à la fin du siècle des départs massifs. Beaucoup de soldats sikhs de l’armée britannique cherchaient aussi une autre alternative que de servir l’Empire ou de retourner à l’agriculture de subsistance. À partir de ce moment le départ pour l’Amérique du Nord commença à apparaître en Inde comme une nouvelle opportunité, à acquérir une aura, car cela constituait une alternative, plutôt que de se mettre à la disposition de l’administration coloniale […]. » (Shukla, 2003, p.33)8.

Comme le montre le graphique n°2.2 (cf. B.2.a) six à sept mille migrants « hindous »9 , essentiellement des Punjabis sikhs ou musulmans, entrent aux États-Unis entre 1899 et 1914 (Leonard, 1992, p.24 ; Shukla, 2003, p.262). Cette population se concentre progressivement dans la partie méridionale et rurale de la Californie, notamment en raison des tensions raciales rencontrées dans le nord et dans l’est des États-Unis ainsi qu’au Canada. Elle joue un rôle important dans la mise en valeur agricole de la région, comme main-d’œuvre agricole puis comme exploitants. Une catégorie « hindous » apparaît d’ailleurs dans le recensement américain de 1920 à 1940. En 1940 2405 « hindous » sont présents sur le territoire américain (Koshy, 2002). Au Canada l’immigration « hindoue », essentiellement d’origine punjabie aussi, et sikhe, pour les raisons évoquées plus haut, représente environ cinq mille individus qui sont arrivés pour l’essentiel d’entre eux entre 1900 et 1908. Son implantation est plus industrielle et urbaine qu’aux États-Unis (Tran et al., 2005). Enfin on compte environ sept mille individus d’origine punjabie en Australie au début du XXème siècle (Voigt-Graf, 2003, p.145).

La croissance de ces groupes est rapidement bloquée par la mise en place de lois rendant impossible, de fait ou en droit, l’immigration asiatique. Les frontières australiennes furent fermement fermées aux non-occidentaux dès 1901 dans le cadre de politique « pour une Australie blanche » (White Australia Policy) (Voigt-Graf, 2003, p.143-147). En Amérique du Nord, le phénomène fut plus progressif : initialement des incidents violents ont lieu contre les

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« There [North America], newly developing fishing industries, railroads and agriculture demanded substantial cheap labor, just as the agricultural regions of Punjab were experiencing drought and famine that forced many to leave in search of work in the late 1800s. Large numbers of Sikh soldiers who had served in the British army also began to look for alternatives to colonial service or subsistence farming. At the same time, migrating to North America began to acquire the aura of opportunity throughout India, as a counterpart to supporting the colonial administration […] » (Shukla, 2003, p.33)

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travailleurs d’origine chinoise et une mobilisation syndicale se met en place contre eux. La surenchère progressive de la réponse politique à cette agitation a pour effet de bloquer précocement les migrations vers l’Amérique du Nord provenant de l’Asie dans son ensemble. Cette escalade législative commence aux États-Unis en 1882 avec le Chinese Exclusion Act ; puis c’est le Gentlemen’s Agreement avec le Japon sur l’arrêt de l’émigration (1907); et enfin le “Barred zone” Immigration Act de 1917, qui interdit l’entrée de migrants provenant de la zone comprise entre le 110ème méridien Ouest et le cinquantième méridien Est, c’est-à-dire d’Asie (Leonard, 1997). Une mesure dite “continuous journey regulation”10 est prise en 1908 au Canada avec les mêmes effets (Varma et Seshan, 2003).

Face à cette éviction, les « hindous » résistent et s’organisent, notamment avec le Parti Ghadar (« mutinerie »). Ce mouvement nationaliste inspiré de l’idéologie marxiste est créé à San Francisco en 1913 par des migrants punjabis sikhs. Ses fondateurs souhaitent ainsi organiser un nationalisme à distance visant à soutenir la lutte indépendantiste des Indes. En Amérique du Nord, où les discriminations contre les Asiatiques augmentent, le parti Ghadar structure la résistance. Des événements graves ont lieu, en particulier l’épisode du Komagata Maru dans lequel sont impliqués les membres et les moyens du Ghadar. Ce navire fut affrété au printemps 1914 par un membre du Ghadar résidant à Singapour en vue de briser la mesure prise par le Canada en 1908. Il embarqua à Singapour 376 personnes originaires des Indes à destination du Canada mais ne put obtenir le droit d’accoster et dut rester en rade de Vancouver durant deux mois. Seules vingt-deux personnes, qui avaient déjà résidé au Canada, furent finalement autorisées à débarquer ; parmi les passagers assignés à bord, la situation sanitaire se dégrada jusqu’à ce qu’un décès ait lieu. Le navire dut rebrousser chemin le 23 juillet 1914, en dépit de la mobilisation des punjabis de Vancouver, des pressions exercées sur le Canada par les autorités impériales qui craignaient des troubles aux Indes et de la médiatisation internationale de ce bras-de-fer, le navire dut rebrousser chemin le 23 juillet 1914. Cet épisode constitue un événement qui frappa les esprits contemporains, créa des tensions dans tout l’Empire britannique et qui fait l’objet depuis quelques années de commémorations intégrées au multiculturalisme canadien (Carsignol, 2008). Cela montre la force du lien déjà instauré à la fin du XIXème siècle à l’échelle internationale, entre de petits groupes de migrants sud-asiatiques, capables de se mobiliser à des fins politiques en fonction d’enjeux localisés repris par tous.

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Cette mesure impose aux candidats à l’immigration de venir directement de leur pays d’origine au Canada : cela bloque virtuellement toute migration depuis l’Inde, qui n’est reliée par aucune ligne maritime avec le Canada (les itinéraires demandent de prendre au moins deux navires, le point de rupture de charge se situant en général à Hong Kong).

Par conséquent dans les pays neufs anglo-saxons la population sud-asiatique stagne voire régresse à partir de cette fermeture généralisée des frontières en dépit de la mobilisation11.

La promulgation aux États-Unis des quotas d’immigration par nationalité (National Origins

Quota Act), en 1924, autorise certes 105 entrées par an en provenance des Indes, mais les

« non blancs » (non white) en sont exclus. Or une décision de 1923 rendue par la Cour Suprême classe les personnes « hindoues » dans la catégorie « non blancs », les excluant ainsi à la fois du droit d’immigrer aux États-Unis et de l’accès à la nationalité américaine (Koshy, 2002)12, voire à la propriété foncière en Californie où se trouvait la plus grande concentration de migrants (Leonard, 1997, p.52). L’exclusion des Asiatiques est à rapprocher de la mise en place de quotas d’immigration sur critères ethno-raciaux en 1924. Le but affiché est de figer les équilibres ethniques dans la population américaine tels qu’ils sont en 1924 (Archdeacon, 1990). Plus profondément, il s’agirait de « maintenir la supériorité démographique des vieux Anglo-Saxons (ou de ceux que l’on croyait tels), au détriment des peuples décrétés inférieurs : les Asiatiques, les Slavo-Latins et les Hébreux …. » (Lacorne, 2003, p. 240). Ainsi les