4. Voir midi à sa porte ? Le dialogue social et les conflits au prisme des divergences,
4.3. Mobiliser, revendiquer, entrer en conflit : des affrontements autant cognitifs
Tenter d’expliquer les désaccords sur la question des mobilisations pendant les négociations salariales par exemple, et plus largement à propos des conflits, révèle en effet à quel point cette explication par les asymétries d’information ne joue pas de manière générale pour tous les types de désaccords. En matière de conflits en particulier, le poids des positions et structures institutionnelles et le maintien de perceptions souvent distinctes et antagonistes expliquent bien plus les désaccords que les seules asymétries d’information.
4.3.1. Des négociations qui donnent lieu à mobilisation ?
Une nouvelle question a en effet été introduite dans le dernier questionnaire de l’enquête REPONSE pour tenter d’approcher les manières dont négociations et conflictualité s’articulaient, au-‐delà du constat statistique répété qui font que les établissements les plus souvent concernés par des conflits sont aussi ceux qui négocient le plus (Béroud et alii, 2008, p. 95-‐118). Selon les directions, la négociation ou discussion sur les salaires en 2010 a ainsi donné lieu à une mobilisation collective des salariés dans 17% des cas (25% selon les RP) dans les établissements de plus de 50 salariés. De fait le taux de désaccord apparaît assez bas, puisqu’il ne concerne que 17% des situations, très largement lorsque les RD ne déclarent pas de mobilisation alors que les RP le font.
Figure 10 : La discussion ou négociation sur les salaires de 2010 a-‐t-‐elle donné lieu, à un moment ou à un autre, à une mobilisation collective de salariés (manifestations, pétitions, blocages, grèves, débrayages, …) ?
Le RP déclare une mobilisation Le RP n’en déclare pas Total
Le RD déclare une mobilisation 119 42 161
73.9 26.1 100
49.8 6.0 17.1
Le RD n’en déclare pas 120 662 782
15.3 84.6 100 50.2 94.0 82.9 Total 239 704 943 25.3 74.7 100 100 100 100
Champs : établissement de plus de 50 salariés avec IRP et ayant négocié sur les salaires en 2010 Lecture : Lorsque le RP déclare une mobilisation (dans 25% des cas), le RD n’en déclare pas dans un cas sur deux (50,2%). A l’inverse, lorsque le RD déclare une mobilisation, le RP en déclare une dans les trois
quart des cas (73,9%).
En ciblant l’existence ou non d’une mobilisation à un moment précis (en l’occurrence lors des négociations sur les salaires en 2010), les désaccords apparaissent donc assez faibles, et ce d’autant plus que la mobilisation en question a eu lieu au moment des négociations ou discussions : les trois quart des acteurs sont d’accord pour évoquer l’existence d’une telle mobilisation à ce moment, les accords étant moins fréquents – de l’ordre d’un cas sur deux ou moins – lorsque la mobilisation a eu lieu avant ou après.
4.3.2. Des désaccords sur les formes de conflit et le climat social
Lorsque les acteurs sont questionnés de manière plus large, et qu’on les sollicite pour savoir s’il y a eu un conflit ou non durant les trois dernières années, les désaccords augmentent par contre significativement : si les désaccords concernent 17% des établissements lorsque le RD ou le RP déclare un conflit avec arrêt de travail, la proportion de situations avec désaccord augmente à 20 et 24% lorsque l’un des acteurs a évoqué un conflit sans arrêt de travail ou pas de conflit du tout. L’étude des désaccords par forme montre aussi des variations, au-‐delà du fait que la fréquence des désaccords est mécaniquement liée à leur diffusion. Concernant les quatre formes les plus fréquemment mentionnées par les uns ou les autres (pétition, manifestation, grève courte et débrayage), les désaccords concernent ainsi systématiquement plus de un cas sur 5, voire presque 3 cas sur 10 dans le cas des pétitions.
Figure 11 : Déclaration des formes de conflit par les RD, les RP et fréquence des situations de désaccords au sein des établissements
Source : enquête REPONSE 2011
Champ : établissements de plus de 50 salariés avec IRP
Lecture : en 2011, 31% des RD ont déclaré au moins un débrayage dans leur établissement entre 2008 et 2010 ; 42% des RP en ont fait autant. Le taux de désaccord entre RD et RP d’un même établissement est de
21% à ce sujet.
Ces taux de désaccord ne distinguent pas dans quels sens ceux-‐ci s’expriment : or ils sont beaucoup plus fréquents lorsque le représentant de la direction ne déclare pas de conflit ayant pris cette forme (et le RP si) plutôt que dans le cas inverse. Ainsi, pour l’occurrence de grèves de plus de 2 jours, par exemples, 71% des désaccords proviennent des situations où le RP en déclare au moins une et le RD aucune21. L’hypothèse d’une asymétrie d’information, mobilisée précédemment et toujours partiellement explicative22, ne suffit manifestement plus pour analyser ces variations. Comment expliquer sinon que le taux de désaccords en matière de grève est supérieur à celui des débrayages ?23 Si cette différence d’information permet de comprendre les désaccords en matière de pétitions, de refus d’heures supplémentaires et a fortiori de grève du zèle ou de grève perlée – autant de formes dont la direction peut légitimement ne pas être au courant -‐ comment comprendre que les taux de désaccords soient supérieurs dans le cas des grèves ou des manifestations ? C’est bien ici que la manière de définir, reconnaître, déclarer qu’il y a eu grève ou non résulte d’autres facteurs que la seule information, tant ces deux dernières formes passent a priori et potentiellement bien moins inaperçues qu’une pétition dans un service, un refus d’heures supplémentaires par quelques salariés dans un bureau, un débrayage de quelques heures dans un atelier, ou l’existence d’au moins un prud’homme concernant
21 Parmi les neuf formes étudiées, cette source de désaccords (déclaration du RP de la forme et non-déclaration
du RD) oscille entre les deux tiers des cas - grève courte (64%) et refus d’heures supplémentaire (66%) -, et plus de 80% pour les manifestations.
22 Ainsi le taux de désaccord en matière de grève longue est-il significativement bas à hauteur de 9%, bien que
des effets de structure liés à la faible occurrence des grèves longues jouent ici.
23 On compare ici en outre deux situations aux occurrences proches, les déclarations de débrayage étant même
plus fréquentes que celles de grèves courtes : l’effet de structure lié à la fréquence de déclaration jouant en sens inverse, le taux de désaccord supérieur des grèves par rapport à celui des débrayage montre bien qu’ici la question de l’information (a priori meilleure dans le cas de grève que de débrayage) n’est pas la principale explication mobilisable. 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 RD RP
l’établissement24.
De fait, en revenant à une question d’appréciation et non d’information factuelle – qui laisse donc de côté l’explication en termes d’asymétrie d’information -‐, c’est bien dans la manière de qualifier le climat social que les divergences sont les plus importantes, et les désaccords les plus tranchés entre les deux acteurs. Ainsi, en divergence, alors que 85% des directions le jugent bon calme ou plutôt calme, seuls 47% des représentants du personnel en font autant. Les désaccords sont quant à eux encore plus massifs (dans plus d’un cas sur deux, les déclarations sont contradictoires) et proviennent dans plus de 90% des cas des situations où, alors que le représentant de la direction déclare un climat calme ou plutôt calme, le représentant des salariés le qualifie de tendu ou plutôt tendu. Combien de fois, en enquête monographique, le représentant de la direction rencontré a non seulement commencé l’entretien en soulignant que « tout se passait bien » dans son établissement, que le climat social y était calme ou apaisé ? Pourtant, pendant l’entretien, étaient abordés des conflits ou des situations de tensions, que nous évoquions en nous appuyant sur les questionnaires (et notamment le questionnaire du RP) et/ou les entretiens avec le ou les représentants du personnel de l’établissement. S’il n’est pas question d’asymétrie d’information à propos de cette dimension qu’est le climat social où il est demandé aux personnes d’apprécier subjectivement ce dernier, l’importance de ces écarts rappelle bien, au final, à quel point ces perceptions de situations tendues ou conflictuelles dépendent moins du fait d’être informé ou non de tels ou tels événements, que d’une vision des relations qui lient les directions et les salariés.
4.3.3. Des asymétries d’information à la socialisation professionnelle et syndicale : quelques pistes d’interprétation
De ce point de vue, les résultats de nos analyses économétriques – même si peu de variables apparaissent significatives, pour les raisons avancées dans l’encadré précédent – soulignent le poids de ces perceptions, visions et socialisations des acteurs pour expliquer le fait qu’ils déclarent des conflits ou non et un climat social calme ou tendu. En effet, en se focalisant sur les désaccords concernant l’existence d’une grève courte25, les facteurs favorisant les désaccords sont, toutes choses égales par ailleurs, de trois ordres d’importance inégale : un premier facteur réduit les désaccords lorsque les représentants du personnel estiment être bien informés par leur direction sur un nombre de points significatifs. Ce facteur joue d’ailleurs aussi sur les désaccords concernant les pétitions et le fait que le climat social soit jugé calme ou tendu. On a bien ici l’idée que l’asymétrie d’information joue un rôle.
Mais d’autres facteurs jouent de manière plus forte : un deuxième ensemble est lié aux niveaux de diplôme des uns et des autres : du côté des RD, un niveau de diplôme bac plutôt qu’inférieur au bac favorise le fait d’être d’accord ; et du côté RP, un niveau de diplôme supérieur au bac, par rapport à un diplôme inférieur au bac, favorise à l’inverse les désaccords. Comme si la proximité sociale entre représentants des directions et
24 En la matière en effet, le taux de désaccord atteint 25% ; mais l’origine de ces désaccords se partage en deux
moitié égales, entre les cas où c’est la direction qui déclare au moins un prud’homme et le représentant du personnel qui n’en déclare pas, et le cas inverse où c’est le représentant du personnel qui déclare au moins un prud’homme et la direction aucun. L’hypothèse d’asymétrie d’information a plus de chance ici de l’emporter du coup sur celle d’effets de positionnements puisque la distribution de l’origine des désaccords est équilibrée.
25 Il s’agit ici des cas où le représentant de la direction n’a pas déclaré de grève courte (moins de deux jours)
alors que le représentant du personnel, dans le même établissement, en a déclaré au moins une au cours des trois dernières années. La situation inverse qui concerne un désaccord sur trois n’est pas prise en compte ici.
représentants du personnel favorisait non pas l’accord mais le désaccord26.
Mais le facteur principal de désaccord -‐ si l’on se fie à la robustesse et à la systématicité des effets significatifs, sinon aux odds ratios, nettement plus élevés dans ces cas -‐ réside dans la syndicalisation des RP : toutes choses égales par ailleurs, le fait que les RP soient syndiqués favorise systématiquement l’occurrence de désaccord quant à la déclaration de grèves, de pétition ou d’appréciation du climat social, ce quelle que soit la couleur syndicale des représentants du personnel, sauf dans le cas de la CFTC. Autrement dit, la socialisation syndicale, ou encore la socialisation liée aux fonctions de représentation (de la direction, des salariés, en particulier lorsque cette fonction de représentation est inscrite dans un cadre syndical) qu’exercent les uns et les autres dans l’entreprise, constitue l’un des principaux facteurs de désaccords expliquant des visions et des perceptions, mais aussi des qualifications factuelles différentes et opposées entre acteurs27. L’opposition entre des intérêts différenciés et construits comme tel, en particulier par ou grâce au cadre syndical, apparaît comme un facteur majeur de désaccord et de fragilité quant à la légitimité d’un dialogue social pacifié, dont les présupposés impliquent bien souvent l’idée que les intérêts peuvent se rapprocher, se partager, sinon se rejoindre entre directions et salariés.
4.4. Des points de vue de plus convergents ou divergents ? Quelques éléments sur