4. Voir midi à sa porte ? Le dialogue social et les conflits au prisme des divergences,
4.1.3. Des divergences aux désaccords : les mots décrivant les autres formes de
du questionnaire, aurait aussi pu laisser penser à une forte convergence quant aux raisons locales ou nationales, selon les acteurs, qui ont motivé les mots d’ordre. Il n’en est rien, la convergence existant entre les acteurs quant au fait que le ou les mots d’ordre du conflit était lié à un motif lié à l’entreprise ou au groupe, mais pas sur le fait que ce ou ces mots d’ordre étaient purement locaux, ou au contraire sectoriels ou interprofessionnels (voir figure 6).
Figure 6 : le ou les mots d’ordre des conflits que vous avez connus au cours des trois dernières années étaient-‐ils dus… (Plusieurs réponses possibles)
Source : enquête REPONSE 2011
Champ : établissement de plus de 50 salariés avec IRP
Enfin, les raisons qui ont conduit le représentant de la direction, ou celui des salariés, à évoquer un conflit comme le plus marquant, sont là aussi distinctes, même si une même proportion des uns et des autres indiquent que c’est parce qu’il a été le plus long (39%). Les RP citent « le dernier conflit à avoir eu lieu » bien plus que les RD (peut-‐être en raison d’un effet mémoire lié au fait qu’ils déclarent plus de conflits) mais également celui qui a mobilisé le plus de salariés (effet nombre).
4.1.3. Des divergences aux désaccords : les mots décrivant les autres formes de conflit
Comme le signalait déjà Thomas Coutrot, l’analyse de ces écarts ne peut cependant pas en rester à cette comparaison agrégée, même précisée par tailles ou secteurs comme on l’a fait sur les thèmes de conflit : non seulement parce que ces divergences présupposent une homogénéité des points de vue entre tous les représentants du personnel ou tous ceux de la direction mais aussi parce que l’exploitation des questionnaires croisés
13 Les répondants pouvaient indiquer un chiffre en heures, jours, semaines ou mois à la question « quelle a été
approximativement la durée du conflit le plus long que vous ayez connu au cours des trois dernières années (2008, 2009, 2010) dans votre établissement ? ». Nous avons converti toutes les réponses en heures, sachant que 300 heures correspond à plus de 12 jours et 1000 heures à plus de 40 jours. Au-delà des problèmes de déclaration en la matière, et de cette opération de moyennisation en heures dont le niveau n’a pas grand sens en soi, l’idée est ici d’indiquer avant tout l’ampleur des écarts, que l’on peut interpréter comme le signe de conception différente de la réalité, du thème, et de la durée d’un conflit.
0 10 20 30 40 50 60 à des motisf liés à l'etablissement
à des motisf liés à l'entreprise ou au groupe
à des revendications sectorielles à des revendications interprofesionnelles
RP RD
permet d’aller plus loin en étudiant l’importance des désaccords entre les acteurs d’un même établissement – et pas seulement les divergences entre deux ensembles d’acteurs (voir encadré 2).
Divergences et désaccords, de quoi parle-‐t-‐on ?
Nous distinguons en effet les divergences, qui expriment l’expression différente d’opinions ou de faits au niveau agrégé d’un groupe (les représentants des directions ; les représentants des salariés ; les salariés, etc.), des désaccords – terme que nous réservons au fait que deux acteurs d’un même établissement (représentant de la direction d’un côté, et représentant du personnel de l’autre) expriment des opinions ou répondent sur des questions factuelles de manière différentes.
Travaillant sur ces écarts de déclaration et de perception, en divergences et en désaccords, nous construisons des taux de désaccords qui recouvrent la proportion de situations où lorsque l’un des acteurs d’un établissement déclare quelque chose, l’autre acteur, du même établissement, déclare autre chose. Il est parfois intéressant de préciser que ces taux de désaccords résultent principalement de l’une des deux configurations de désaccords toujours possibles. En effet, lorsque le désaccord provient des deux configurations possibles de manière à peu près égales, on peut émettre l’hypothèse que les problèmes d’information sont davantage à la racine de ces désaccords que lorsque ces derniers ont une origine plus déséquilibrée.
Ainsi, on a vu par exemple qu’en divergence, les écarts entre les déclarations des RD et des RP atteignent 11 points en 2011 à propos de la survenue d’au moins un débrayage entre 2008 et 2010 (31,5% d’établissements concernés selon les premiers et 42,5% selon les seconds). Le taux de désaccords, qui concerne la proportion d’établissements dans lequel les uns et les autres déclarent des choses contradictoires est de 21%. Et les trois quart de ces désaccords proviennent des situations où le RD ne déclare pas de débrayage et le RP au moins un débrayage entre 2008 et 2010.
De ce point de vue, s’intéresser aux autres formes de conflits -‐ dont la fréquence et l’écart entre les déclarations des uns et des autres ont augmenté d’une vague à l’autre pour représenter une proportion non négligeable des formes de conflits déclarés (figure 8) – constitue une première manière, qualitative, pour saisir ces différences dans les manières de parler des conflits.
Figure 8 : Evolution de la modalité « autres formes de conflits » 1993-‐2011
% 1993 1999 2005 2011
RD 1,1 2,3 4,4 5,6
RP 3,1 4 9 9,3
Sources : Enquêtes REPONSE 1993-‐1999-‐2005-‐2011 Champ : établissements de plus de 50 salariés avec IRP
Lecture : en 2011, 9,3% des RP déclarent une autre forme de conflit que celles proposées par le questionnaire, ce n’est le cas que de 5,6% des RD.
Une question ouverte invitait en effet les répondants à détailler ces autres formes de conflits (jusque trois formes possibles). Or, à travers ces déclarations succinctes, « retranscrivant de façon ponctuelle et lacunaire des fragments d’expériences » apparaît un véritable « halo de pratiques protestataires, plus ou moins subversives (…) qui laissent entrevoir la réalité d’une conflictualité multiforme dans les établissements » (Béroud et alii, 2008, p. 85). En étant au plus près des mots employés par les uns et les autres, c’est donc bien tout ce travail de catégorisation, de qualification et de nomination d’événements conflictuels qu’on peut approcher de manière qualitative. De ce point de vue, « la façon de retourner les méthodes de gestion du personnel en manifestations de
mécontentement (par le boycott de réunions), d’interpeller les supérieurs hiérarchiques, voire de sauter délibérément des échelons en s’adressant à la direction centrale, en contestant le pouvoir de l’encadrement, ou même de faire appel à l’inspection du travail en publicisant un problème, traduisent des formes ordinaires – au sens où elles sont directement à la portée des salariés et procèdent parfois de l’apprentissage collectif -‐ différentes des formes plus routinisées d’expression de la conflictualité » (Béroud et alii, 2008b, p. 53).
On retrouve en 2011 des similitudes et des différences proches entre les manières dont les RP et les RD décrivent ces autres formes par rapport à l’analyse que nous avions menée à partir de l’enquête de 2005. Les directions y décrivent (rarement) des « séquestrations » ou des « brûlages de pneu », -‐ mais pas de sabotage, de vol ou de vandalisme comme en 2005 -‐, autant de termes et de formes de conflits où se manifeste une violence qu’on ne retrouve presque jamais mentionnée ainsi du côté des représentants des salariés (Pélisse, 2013 ; Béroud, 2010). Ceux-‐ci évoquent plutôt des « motions » ou des « accrochages », éventuellement verbaux, des « arrêts » (d’une heure, de la production, d’un système informatique) ou des « refus » (de venir travailler, d’astreinte, de formation, de « faire de la polyvalence », etc.). Les deux acteurs évoquent par contre de concert « lettres » et « courriers » ou « boycott de réunions » et « blocages » divers, tout comme, en matière d’autres thèmes de conflits, le conflit national sur les retraites de l’automne 2010 est fréquemment cité. Mais on peut noter que, sur l’ensemble des répondants d’établissements où l’un ou l’autre a au moins mentionné un autre thème de conflits (soit 422 établissements), des écarts persistent, inverses toutefois à ceux vus précédemment : si 29% des RP ont évoqué le conflit des retraites, 38% des RD l’ont fait dans cette question ouverte.
Mettre en regard les déclarations des uns et des autres permet de constater toutefois que lorsqu’au sein d’un même établissement le RP et le RD mentionnent chacun au moins une autre forme de conflit, soit ils se réfèrent à des événements manifestement distincts, soit ils qualifient de manières différentes un même événement, soit encore l’un répond et l’autre non. En se restreignant aux établissements où RD et RP déclarent chacun une forme « autre » de conflit et un seul conflit lors des trois dernières années, comme le permet l’enquête de 2011, cette ambiguïté peut être en partie levée14. Ainsi, dans un même établissement, alors qu’un DRH évoque une « lettre anonyme », le représentant du personnel parle de « courrier ». La différence porte ici sur une forme qui a touché personnellement le DRH d’un côté, exprimée de l’autre par le RP en s’appuyant sur un terme formalisé typique du vocabulaire militant. La dimension restreinte à l’entreprise (du côté des RP) ou au contraire publique de ces conflits (qui en fait sans doute de « véritables » conflits pour les RD) est de ce point de vue l’objet du désaccord à plusieurs reprises, comme lorsque le RD parle d’« attirer l’attention du public sur l’entreprise » ou un autre d’une « lettre ouverte à la direction, avec recueil de réclamations » tandis que les RP évoquent, respectivement, un « rassemblement des salariés qui étaient en chômage partiel » ou « démotivation et ralentissement du travail ». Les termes ne sont pas neutres non plus comme lorsque le représentant de la direction décrit un « blocage d’accès au site » alors que le RP indique une « occupation
14 L’équivocité demeure, en réalité : RD et RP, même s’ils signalent chacun une seule forme de conflit
catégorisée en « autre », peuvent ne pas parler du même conflit. La probabilité de cette discordance est toutefois réduite par rapport aux situations où l’un ou l’autre mentionnait plusieurs formes de conflit, susceptibles de correspondre à un même conflit (prenant plusieurs formes) ou à plusieurs conflits (les précédentes enquête REPONSE ne demandaient pas, en effet, combien de conflits avaient eu lieu au cours des trois dernières années mais uniquement si telles ou telles formes avaient été rencontrées au cours des trois dernières années).
des locaux de l’usine »15. Dans un cas, on insiste sur l’impact sur la production et la liberté bafouée de travailler, et dans l’autre sur la réappropriation des outils et lieux de travail par ceux qui y travaillent. La dimension individuelle ou collective est aussi qualifiée différemment : la mention d’une « insuffisance professionnelle » (par le RD) est décrite par le RP comme un « refus de changer de poste », tandis que là où un représentant de la direction évoque « des conflits individuels liés à des sanctions », le représentant du personnel met en récit « un début de grève qui a avorté faute de syndicat. Il existe depuis 2010 mais il n’y avait pas de syndicat avant ». Les représentants de la direction en effet, non seulement signalent moins souvent une autre forme que les RP, mais sont aussi moins diserts, les RP donnant davantage de détails ou d’explications sur le thème du conflit ou son issue : par exemple, au « prud’homme » auquel se cantonne le RD (bien qu’une question spécifique soit posée sur ce type de conflit individuel quelques instants avant dans le questionnaire), s’oppose le « travailleur handicapé à qui on refuse de donner du travail thérapeutique – il a gagné au prud’homme » indiqué par le RP. Mais l’inverse peut aussi se constater, tant la formalisation des conflits appuyé sur un vocabulaire militant peut aussi être plus forte du côté des représentants des salariés et la confusion entre formes et thèmes de conflit davantage l’apanage des directions. Ainsi de ces établissements où le représentant de la direction interrogé déclare « ne pas remplir un document dans les délais demandés » et le RP une « tentative de grève du zèle » ; ou un autre précise « conflit sur la mise en place d’outils de gestion de temps », alors que le représentant du personnel ne mentionne que les formes prises, sans doute, par ce conflit : « arrêts maladie » (formes qu’on pourrait penser illégitimes mais qui sont d’ailleurs plus fréquentes en 2011 qu’en 2005 ou en 1999 dans ces réponses ouvertes). Dans un troisième cas, le représentant de la direction expose quant à lui une « lettre au directeur qui avait laissé les rênes à son fils pour avertir que l’entreprise se portait mal », traduit, du côté du représentant du personnel en un « appel à la direction du travail » ambigu.
Ces mots, expressions, termes, précisions apportés par les uns et les autres quant aux (autres) formes de conflits qu’ils déclarent rencontrer dans leurs établissements, durant les trois dernières années, témoignent de ces luttes quotidiennes du travail que Béroud, Denis, Dsage, Giraud et Pélisse (2008, pp. 65-‐75) avaient déjà étudiées à partir de ces questions ouvertes. On y retrouve les mêmes dimensions mais en s’intéressant plus spécifiquement aux différences entre RP et RD et aux situations a priori identifiées où les uns et les autres évoquent le plus probablement un même événement (le seul conflit qu’ils ont indiqué dans le questionnaire), on renforce encore le constat selon lequel ces divergences révèlent l’importance des modes de qualification et de définition des conflits, dont l’expression et la nomination sont en eux-‐mêmes un objet de luttes entre les acteurs. Certes, ces différences peuvent être liées à l’atmosphère de l’entretien, au statut d’un enquêteur considéré comme un représentant du ministère du travail, ou au moment où le questionnaire est administré (Gollac, 1994 ; Bessière et Houseaux, 1997)16. Mais les concepteurs de l’enquête REPONSE, depuis la première enquête jusqu’à la plus récente, ont pris en compte ces dimensions, pour évaluer d’éventuels
15 Cette opposition revient d’ailleurs, lorsque un représentant de la direction évoque une « occupation de locaux
qui n’avaient pas à être occupés par les manifestants » et le RP un « blocage de l’usine ». Sur le terme d’occupations, son histoire et les luttes symboliques qui en entouré cette catégorie, voire Pénissat (2005a et 2005b).
16 Sachant en outre que le cas de désaccord le plus fréquent, concernant cette question ouverte, est celui où l’un
biais et repérer les effets, non nuls mais statistiquement maîtrisés par la taille de l’échantillon et le protocole d’enquête, de ces effets liés à la passation des questionnaires (Coutrot, Malan, Zouary, 2003 ; Pénissat, 2008). On se propose donc de dépasser le seul cas des « autres formes de conflit » pour saisir les désaccords qui peuvent s’exprimer au sein de chaque établissement, afin de croiser les points de vue et pas seulement de les juxtaposer de manière agrégée. Il s’agit d’étudier plus finement et rigoureusement l’existence de ces écarts susceptibles de mettre à mal, ou du moins de justifier une interrogation sur la portée réelle de « l’idéologie commune » qui serait indispensable au fonctionnement des systèmes de relations professionnelles aussi bien locaux que professionnels ou nationaux.