3. La dynamique institutionnelle de la conflictualité : les modalités d’articulation des
3.2. Des formes de négociations et de conflits spécifiques aux petits établissements
3.2.2. L’individualisation des conflits et de la négociation dans les petits
Dans le prolongement de ces analyses statistiques, les analyses monographiques réalisées dans différentes petits établissements permettent de mieux cerner les mécanismes qui contribuent à maintenir une forte individualisation des relations salariales, en absence ou en présence d’IRP, et à entraver ce faisant le développement de négociations collectives autant que l’apparition de conflits collectifs.
Dans le cas de FORMATIO, établissement de formation professionnelle d’une dizaine de salariés, il n’existe aucune IRP, et la négociation salariale a été signalée dans le questionnaire comme un motif de conflit. Ce que le directeur de la structure reconnaît de nouveau en entretien. Cette situation de conflit ne s’est cependant traduite ni par une mobilisation collective des salariés, ni même par la formalisation d’une négociation collective. La question a été réglée directement par une négociation informelle avec le directeur, et a abouti à une augmentation des primes pour l’ensemble du personnel. En effet, la convention collective nationale des organismes de formation ne prévoyant que très peu de valorisation salariale vis-‐à-‐vis de l'ancienneté, la direction fonctionne par système de primes individualisées annuelles selon les bénéfices de l'entreprise. Comme le reconnaît cependant ce directeur, le choix de procéder à des augmentations par l’attribution de primes individuelles ne fait pas nécessairement consensus auprès des salariés :
« Comment vous définissez le climat ici de l'entreprise? M Sc, directeur de la structure : en ce moment c'est calme. (rire)
ça veut dire que ça n'a pas toujours été calme?
Oui, oui, des fois c'est plus chaud, bien sûr. Ici les tensions c'est toujours lié aux salaires.
Demande d'augmentation?
Après comment ça se passe? Vous auriez un exemple?
Il y a dans la maison comme partout des conventions collectives sur lesquelles je m'appuie. Je peux m'adosser sur la convention collective de la formation professionnelle qui est assez facile à honorer, elle n’est pas spécialement exigeante dans la formation professionnelle. Voilà, donc après y a des années de travail c'est aussi normal que les gens à un moment donné, bah, demande un retour sur un travail donc voilà là-‐dessus on a tout un système de primes à travers un plan d'épargne entreprise, à travers différents types de chèques et puis les primes classiques. Et je pense qu'au bout d'un moment psychologiquement pour la personne qui travaille c'est pas la même chose d'être gratifiée une ou deux fois dans l'année, que d'avoir mensuellement une reconnaissance salariale donc à un moment donné le débat qui arrive c'est : « la prime c'est pas de l'argent, c'est pas du vrai salaire ». On veut un vrai salaire. Et moi je leur dis, je suis désolée mais la prime c'est également de l'argent qui sort de la boite, j'ai pas de caisse donc voilà.
Comment ça se règle alors?
Et bah par un compromis. Y a quand même toujours quelque chose parce que bon, ne serait-‐ce que pour rattraper... y a au moins ça. Les mauvaises années, il n’y a pas de perte de pouvoir d'achat. Les mauvaises années n'ont pas été si nombreuses que ça, donc y a aussi quand même toujours des primes. Après on a un autre souci qui est corrélé au premier en ce qui concerne les salaires c'est qu'il n'y a pas de reconnaissance de l'ancienneté dans la convention collective. Et bon... ensuite y a pas non plus dans la maison un organigramme très, très scientifique on va dire ».
Du point de vue du directeur, la petite taille de la structure et la force des liens d’interconnaissance qui relient les salariés et leur employeur contribuent à rendre possible l’existence de discussions individuelles et directes avec les salariés permettant de trouver des modes d’arrangement quand cela est nécessaire et d’éviter ainsi l’apparition de conflits collectifs :
« Et les conflits ? Avez-‐vous déjà eu des grèves ?
Non, on négocie, c'est petit on se connaît. En plus on a l'avantage d'être tous sur M. et sur le même lieu. Je sais que d'autres organismes de formation sont un peu éclatés à travers toute l'Alsace, donc ça pose des problème d'organisation ou parce qu'ils n'ont pas la même prestation dans tous les lieux où ils interviennent et ça pose aussi des problèmes entre ceux qui sont sur le siège, ceux qui sont à l'extérieur... Là on est tous sur le même lieu, on a tous les mêmes conditions de travail, on a tous les même outils, c'est pas grand, y a 600 m2 donc on communique assez facilement. »
Du point de vue des salariés eux-‐mêmes, c’est la voie de la négociation individuelle et informelle qui semble privilégiée pour faire valoir ses prétentions salariales au directeur. La réaction, ci-‐dessous, de ce salarié trahit d’autant plus le caractère individuel des relations hiérarchiques et des revendications salariales qu’il ne semble pas lui-‐même percevoir la question des salaires comme un enjeu de préoccupation et de revendication collective, partagé avec ses collègues :
Apparemment il y a eu par moment des tensions par rapport aux salaires ? Qu'est ce qui s'est passé ?
Moi j'ai rien ressenti! (rire). J'ai pas su. J'ai pas le souvenir. Je pense que les questions éventuellement salariales... alors on a des collègues qui sont plus là qui effectivement étaient dans des logiques de revendications... Mais c'était quelque chose que les gens faisaient en tête à tête avec le patron. C'est-‐à-‐dire qu'il n'y avait pas de, par exemple je vais voir mon collègue, « viens on y va, on va gueuler ». Non. Moi j'ai connu ça dans l'autre centre de formation qu'il y avait là avant. Effectivement, on avait des revendications salariales parce qu'on était vraiment assez mal payé et puis voilà on estimait qu'on avait...
On a pas obtenu vraiment gain de cause mais on a trouvé d'autres arrangements. Aujourd'hui je pense si quelqu'un à une revendication salariale il va voir Daniel Schmitt et il lui dit « voilà écoute voilà. je veux ça, je veux ça ». Et ça reste, ça reste, ça transpire pas ça. ça reste de l'ordre de la relation face à face avec le patron... » (Entretien avec M. R., formateur en charge des planning).
Le caractère informel et individuel des négociations par lesquelles se règlent les désaccords au travail s’inscrit dans un mode de fonctionnement plus général des relations de travail fondées sur des modes d’arrangements individuels entre la direction et ses employés. De fait, cette structure est dirigée par un ancien salarié de l’entreprise, ancien collègue de ses salariés actuels. Il a racheté l’entreprise au moment où son ancien directeur est parti à la retraite. Ainsi, la distance sociale entre celui qui occupe les fonctions patronales et les salariés est réduite et semble se cantonner à des fonctions administratives. Malgré une pyramide hiérarchique réduite et une culture du consensus manifeste, il n'y a pas de confusion sur la place occupée par chaque employé et a fortiori par le directeur. Ce dernier est légalement et dans la pratique le responsable de la structure : les embauches, les dépenses et les arbitrages font parties de ses domaines de compétence. Fort de ce statut, lorsque des désaccords persistent ou que des revendications apparaissent, notamment sur les salaires, « c'est le patron qui tranche ». La gestion du personnel et des protestations se fait exclusivement « en tête à tête ». Cela se vérifie aussi dans le domaine de l’organisation du travail. Dans ce domaine, les salariés jouissent d’une grande autonomie. Les salariés règlent eux-‐mêmes en grande partie la question de la division et de la répartition du travail, cette situation étant facilitée par la diversité des spécialités des formateurs : « Chaque formateur est spécialisé dans une branche, chacun a son domaine et ça se passe vraiment bien. Une bonne ambiance. (…) On a une autonomie et en même temps on sait qu'on peut toujours compter sur quelqu'un ici ». Dans le domaine de l’organisation du travail comme dans celui des salaires, la hiérarchie n’est cependant pas absente. M. R., en charge de l'ensemble des formations est « le bras droit » du directeur sur cette question, ayant la charge de l'élaboration des plannings, autrement dit du temps de travail : « C'est un poste clef, c'est lui qui organise le travail des autres, qui dit « voilà t'es sur tel groupe, t'es sur tel groupe » confie le directeur. Cependant, il semble que les horaires soient négociés, chaque formateur transmet ces impossibilités en début de cycle, et ne fassent pas l'objet de mécontentements enracinés ou de conflits de la part des salariés. Si un désaccord survient, ce sont des discussions informelles et la recherche d'une solution consensuelle qui y mettent terme. De l’avis des salariés rencontrés, dans le domaine de l’organisation du travail comme pour les rémunérations, c’est en lien direct avec la direction que peuvent se régler les désaccords. Comme en témoigne un autre salarié :
« Vous avez une hiérarchie?
Si par la force des choses, il y a une hiérarchie parce que faut respecter quand même une certaine organisation, on est payé pour. Donc on se doit de remplir par exemple, le cahier de progression pédagogique, les feuilles d'absence, les faire émarger, prendre soin du matériel, encadrer les jeunes etc. Mais c'est pas une hiérarchie "à étage" elle est là parce qu'il en faut une, mais bon c'est pas D. Sc. le directeur ou son collègue, c'est pas LE directeur. On travaille beaucoup dans la confiance, réciproque.
Y a pas eu de conflit ici, par rapport aux conditions de travail, aux salaires?
Non. C'est des rapports très conviviaux. C'est vrai qu'on est pas toujours d'accord sur tout mais on en discute.
Quel type de désaccord?
d'argumenter mais un moment faut bien trancher. Mais c'est rien de méchant.
Qui est-‐ce qui tranche?
Bah... moi je suis pour le compromis. Et je pense que tout le monde ici aussi, si vraiment on est dans des impasses, c'est au directeur ça c'est clair. Mais c'est jamais arrivé. Je pense que c'est la com', la communication c'est tout. »
(Entretien avec M. Kh, formateur prestataire).
De cette monographie, il ressort donc que l’absence de négociation collective et de conflit collectif dans un établissement n’implique pas l’absence de conflit ou de négociation tout court. Mais ces négociations se déroulent en dehors des cadres institutionnels et collectifs prévus par la législation. Elles laissent place à un mode de règlement plus informel et individuel des réclamations et des tensions qui ne manquent pas de surgir même dans ce type de petite structure. Individualisation des formes de conflit et de négociation vont donc ici de pair dans le cadre d’un petit établissement caractérisé par la proximité spatiale et sociale entre salariés et chef d’entreprise. Une proximité qui facilite la fabrique de compromis individuels entre la direction et ses employés, autant qu’elle rend concrètement difficile l’engagement de ces derniers dans une action revendicative plus conflictuelle ou collective, tant elle risque de compromettre le maintien des arrangements individuels qu’implique ce genre de configuration de relations de travail (Lepley, 2005).
Caractéristique des petits établissements non pourvus d’IRP, ces formes de négociations individuelles et informelles, associées à une forte individualisation des relations sociales et des conflits au travail, se maintiennent aussi dans des PME pourtant dotées d’IRP. Mais des IRP qui n’existent que sur un plan formel, qui « fonctionnent » peu, et qui restent très largement court-‐circuitées, dans la gestion patronale des relations avec les