2. Les dynamiques organisationnelles de la conflictualité au travail 95
2.2. Syndicalisations et conflits 108
2.2.3. Une capacité de mobilisation syndicale liée aux modes d’insertion des
La monographie réalisée sur l’entreprise NETTOYAGE donne d’autres éléments de compréhension sur l’émergence de conflits collectifs qui ne sont pas seulement entravée par la précarité de la main d’œuvre ou par la corruption avérée de certains représentants syndicaux dans ce secteur (Denis, 2009). Le conflit collectif est aussi parfois empêché par l’émergence de représentants du personnel au profil décalé par rapport à celui des autres salariés qui, en retour, se reconnaissent peu dans ceux qui sont censés les représenter.
Dans cette entreprise de nettoyage employant 597 salariés, l'apparition d'une représentation syndicale et de délégués date de 2008, avec la reprise du chantier d'A., où travaillaient déjà les deux RP syndiqués à la CFDT qui ont été interviewés (l'annexe 7 obligeait légalement NETTOYAGE à les intégrer dans leur personnel). Martine M., 52 ans, commence à travailler en 1983 dans ce secteur où elle est embauchée directement comme chef d'équipe, en raison de son niveau de diplôme (un bac équivalent STT de l'époque). Bernard B., 54 ans, commence à travailler comme agent polyvalent dans le secteur en 1992, après avoir travaillé en fonderie. En 1995, alors qu'ils travaillent tous
les deux chez le même employeur (Sin&Stes, un autre leader mondial du nettoyage), Bernard impulse la création d'une section CFDT, en raison de problèmes de non paiement d'heures supplémentaires et du comportement d'un conducteur de travaux (« il nous traitait comme des chiens »). Il est appuyé par Martine et trois autres collègues qui travaillent dans le département, sur le chantier d'A. En 2006, Bernard et Martine sont donc transférés vers NETTOYAGE, où il n'existe pas de délégués. Malgré les entraves de la direction, ils réussissent à faire reconnaître leur mandat avant que Bernard ne se voit proposé un départ à l'amiable (« licenciement conventionné » dit-‐il) qu'il accepte en 2011. En 2012, en raison du manque de soutien répété de la part de la CFDT, Martine décide de rejoindre la CGT et propose une liste aux élections. Elle est aujourd'hui déléguée du personnel et au CE, et la CGT est en mesure de nommer un DS dans l'entreprise sans pour autant obtenir la majorité, détenue par FO (à noter aussi la présence d'un délégué sans étiquette).
Lors des élections professionnelles de 2013, des problèmes ont cependant été rencontrés pour atteindre le quorum nécessaire, ce qui témoigne que les RP, malgré leur présence, ne sont pas véritablement reconnus par les salariés. La section CFDT ne comptait d’ailleurs que 5 syndiqués et la CGT aujourd'hui ne semble pas beaucoup plus nombreuse ; au-‐delà d'un faible nombre de syndiqués, l'actuelle section CGT éprouve aussi des difficultés à trouver des personnes volontaires pour se présenter sur les listes de délégués. Les freins au développement des organisations syndicales sont d’abord le fruit de l’émiettement des salariés, répartis sur de nombreux chantiers. Les contacts avec les représentants syndicaux sont donc rares. En outre, la direction est prête à débourser des sommes d'argent conséquentes pour accommoder des délégués ou les inciter à quitter l’usine. La direction n’hésite pas non plus à leur proposer un poste de chef d'équipe. L’une des représentantes syndicales, encore en activité, a ainsi bénéficié d’avantages importants par rapport à ses collègues au moment de la reprise du chantier d’A. par NETTOYAGE : alors que les salariées travaillant comme agents de propreté voyaient leur temps de travail revu à la baisse (donc leur salaire), en tant que chef d'équipe, elle ne fut affectée par aucun changement, ce qui n’a pas manqué de susciter des jalousies de la part des autres salariés. Dans cette entreprise, obtenir un mandat peut aussi être une occasion de se protéger, augmenter son salaire, voire de préparer une reconversion professionnelle avec un certain capital de départ. Et ces stratégies de domestication de l’action syndicale contribuent évidemment à entretenir une distance entre les salariés et ces représentants syndicaux qui semblent à leurs yeux tirer un profit avant tout personnel de leur engagement syndical.
Il est par ailleurs significatif de remarquer le profil atypique des deux RP, ce qui permet de comprendre autant les raisons de leur syndicalisation que la distance qu'ils entretiennent avec le reste de la main d’œuvre. Nous avons pu nous entretenir avec ces deux RP à leur domicile respectif. Martine et Bernard habitent deux communes voisines, à proximité du chantier d'A. et se connaissaient déjà avant de travailler ensemble à A., par le biais d'amis en commun. Les deux semblent s’apprécier mutuellement puisque c'est Bernard lui même qui me met en contact avec Martine suite au premier entretien. Lors de notre rencontre, celle-‐ci fera toujours référence à lui par son surnom. Les deux sont français et originaires de la région. Ils habitent actuellement dans les zones pavillonnaires de leur commune où ont été construits au cours de dernières années des lotissements neufs pour accueillir des familles en accès à la propriété. Le mari de Martine est agent de maîtrise, syndiqué à la CFTC tandis que la femme de Bernard est actuellement sans-‐emploi. Nous avons déjà remarqué que Martine est titulaire d'un Bac STT, ce qui lui a permis d'intégrer le secteur comme chef d'équipe, tandis que Bernard a
pu bénéficier d'une longue expérience de travail dans différents secteurs (fonderie notamment) pour être embauché directement comme « agent polyvalent ». Enfin, Martine est fille de militant CGT et a toujours travaillé dans un environnement industriel où étaient présents les syndicats (c'est-‐à-‐dire sur des chantiers en usine); elle a ainsi déjà participé à une grève sur le premier chantier où elle était embauchée, au début des années 1980 à l'usine Chausson (« bastion » CGT dans la région), pour un problème de paiement d'heures supplémentaires, des primes de nuit etc., grève épaulée par la CGT des usines Chausson « ils étaient avec nous ». Elle se dit aujourd'hui très proche des « copains » de la CGT de A.
Ils occupent donc déjà une position « à part » dans le secteur du nettoyage en raison de toutes ces caractéristiques : nationalité française, niveau de formation plus élevée, appartenance aux ménages ouvriers « établis » propriétaires de leur logement, proximité avec le monde usinier et syndical. Cette distance sociale avec les autres employés de NETTOYAGE, renforcée par l'individualisation des relations de travail contribue à entretenir chez eux des discours misérabilistes concernant leurs collègues qui viennent expliquer leur absence de pouvoir d'action collective. Ainsi, les discours de Bernard sur les comportements de ses collègues font clairement référence à des préjugés racisant sous-‐tendus par la figure de l'immigré docile corvéable à merci pour expliquer le consentement de ses collègues : « Les gens dans le nettoyage c'est des chèvres. Tu leur demandes de se coucher là, ils se couchent (…) C'est ça dans le nettoyage, ils ont tous peur (sourire) ». Les propos racistes qu'il peut tenir à l'encontre de ses collègues sont solidaires d'un ensemble de prise de position qui l’amène aussi à condamner une présence étrangère qu'il juge de plus en plus envahissante dans sa commune : « y'en a que pour eux mais nous rien ! » (en évoquant les cités de la commune), « dans le centre on se fait envahir par les commerces africains ! ». C'est bien à la lumière de l'ensemble de ces prises de position que l'on peut saisir à quel point Bernard peut difficilement être représentatif de la main d’œuvre étrangère dans l'établissement.
NETTOYAGE embauche en effet beaucoup de travailleurs immigrés, surtout dans le nord de son territoire d'activité (alors que les délégués sont présents sur des chantiers au sud) ce qui apparemment rend plus difficile le travail syndical. Les problèmes de maîtrise de la langue française de la part des employés du nettoyage sont ainsi régulièrement avancés comme prétexte justifiant leur comportement docile, étant donné leur manque de compréhension des aspects juridiques ou leurs difficultés pour s'exprimer correctement. Dans cette configuration, il apparaît clairement que Martine et Bernard ne présentent pas véritablement les caractéristiques pour incarner des figures de « passeur », ou d'intermédiaire, entre le registre du discours subalterne de ces employés de NETTOYAGE et l'espace institutionnel où se légitiment des revendications. Ce décalage n'est pas pour favoriser la prise de parole des salariés étrangers, notamment si on en juge à la manière dont Martine nous raconte ces interactions avec ses collègues étrangers :
« Dans le nord y'en a beaucoup des noirs, mais pas chez nous, y'en a c'est vraiment difficile de les comprendre. Des fois je me fous un peu de leur gueule : parle la France, je leur dis (rire) ! »
L'impuissance collective ne relève donc pas uniquement de facteurs d'ordre organisationnel. Elle résulte aussi des caractéristiques sociales des figures de délégués, éloignées symboliquement de la main d’œuvre. Cette distance sociale est bien évidemment accentuée par le cadre précaire dans lequel ils peuvent exercer leur activité
de RP, ce qui vient entraver leurs chances de véritablement s'ancrer dans les collectifs de travail.