1. Les évolutions de la conflictualité dans les années 2000 75
1.3. Les effets de conjoncture sur la dynamique des conflits 85
1.3.1. Une conflictualité nourrie par les appels confédéraux à la mobilisation ? 85
Entre 2008 et 2010, la France, comme plusieurs autres pays européens (Hamann et Kelly, 2010 ; Gall, 2014), a connu un regain important du nombre de journées de mobilisations interprofessionnelles organisées par les syndicats pour protester contre les politiques économiques et les réformes du marché du travail mises en œuvre par les différents gouvernements nationaux. En France, ces journées d’action se sont caractérisées par l’unité réalisée entre huit organisations syndicales et par l’ampleur des manifestations qui se sont succédées (Béroud et Yon, 2009). Beaucoup d’observateurs de ces mobilisations ont par ailleurs considéré que la participation des salariés du privé était plus importante à l’occasion de ces journées d’action. Effectivement, leur engagement était faible lors des grands mouvements sociaux connus par la France au cours de ces dernières décennies. A l’occasion des mouvements de 2010, les mobilisations ont été particulièrement fortes et visibles dans le secteur de la raffinerie. On pourrait alors faire l’hypothèse que l’augmentation du nombre d’établissements du secteur marchand touchés par des manifestations et de courtes actions de grève est à mettre en relation avec cette recrudescence des mobilisations syndicales initiées à l’échelle interprofessionnelle. On sait cependant que les effets de loupe médiatique risquent toujours de biaiser la perception des dynamiques des mobilisations sociales (Fillieule, 2007).
Une question de l’enquête REPONSE permet justement d’essayer d’aller au-‐delà de ces représentations médiatiques. Elle interroge en effet les représentants des directions et du personnel sur l’origine des motifs du (des) conflit(s) qui se sont développés dans leur entreprise. Sans surprise, une grande majorité des conflits déclarés sont attribués à des motifs internes à l’entreprise (57%) ou à l’établissement (35,5%). Pour autant, 21,7% des établissements ayant connu au moins un conflit collectif déclarent des conflits au moins en partie liés à des mots d’ordre de mobilisation interprofessionnel. Ils sont une proportion presque équivalente (19,5%) à déclarer avoir connu des conflits liés à des
revendications sectorielles.
Ces résultats peuvent être mis en perspective avec ceux que nous livre l’enquête ACEMO, qui permet de recenser chaque année l’occurrence des grèves liées à des motifs « extérieurs » à l’entreprise. Il en ressort que la fréquence des grèves associées à des motifs extérieurs est beaucoup plus élevée en 2010 (65% des établissements déclarant l’existence d’une grève, soit cependant 2,1% seulement de l’ensemble des établissements), qu’en 2009 (30% des établissements déclarant l’existence d’une grève) et qu’en 2008 (21% des établissements déclarant l’existence d’une grève) (Desage et Rosankis, 2012). L’impact des mobilisations interprofessionnelles sur la dynamique des conflits, et des grèves en particulier, dans les établissements du secteur marchand semble ainsi se vérifier. On peut peut-‐être y voir un facteur d’explication à l’augmentation des grèves de courte durée enregistrée entre 2008 et 2010. Dans l’établissement industriel TRANSFORMATEUR, dans lequel les syndicats de la CGT et de la CFDT étaient alors dirigés par des militants engagés politiquement (PCF pour le 1er, LO pour le second), les journées d’action interprofessionnelles qui se sont succédées entre 2008 et 2010, ont ainsi donné lieu à l’organisation de plusieurs débrayages, de une à deux heures, mobilisant selon la direction entre 30 et 50 salariés, pour effectif global de 360 salariés. Ce sont les seuls conflits avec arrêt de travail déclarés pendant la durée de l’enquête.
On peut aussi voir dans ce décalage apparent entre cette hausse des grèves associées à des motifs de revendication externes à l’établissement, un élément d’explication au maintien d’un niveau d’établissements conflictuels globalement stable, alors que le niveau des tensions internes aux établissements signalés par les directions est en recul. Assisterait-‐on au maintien d’une conflictualité collective en partie déconnectée de motifs de tensions internes aux établissements et alimentée par des dynamiques plus politiques de contestation syndicale ? Cette hypothèse est à considérer avec la plus grande prudence au regard d’abord d’un autre enseignement de l’enquête REPONSE. Sans surprise en effet, c’est dans les établissements ayant connu plusieurs conflits que la part des conflits associés à des mots d’ordre extérieur à l’établissement et à l’entreprise est la plus élevée.
Origine des motifs de confit en fonction du nombre de conflits déclarés
Origine des mots d’ordre de conflit
Etab de 20 salariés et + ayant déclaré
un seul conflit collectif
Etab de 20 salariés et + ayant déclaré
plusieurs conflits collectifs Motifs spécifiques à
l’établissement 37,8 33,4
Motifs liés à l’entreprise 46,6 68,4
Revendications sectorielles 15,7 23,3
Revendications
interprofessionnelles 16,6 27,1
Source : Enquêtes REPONSE 2011. Volet RD – DARES Champ : Etablissements conflictuels de 20 salariés et +
On peut ici faire l’hypothèse que c’est la présence syndicale qui, dans ces établissements, contribue à favoriser l’organisation de la mobilisation collective des salariés que ce soit autour de motifs internes à l’établissement ou bien autour de mots d’ordre de
mobilisation interprofessionnels relayés par les équipes militantes. Mais c’est aussi le signe de ce qu’une approche plus ethnographique des conflits du travail permet facilement de mettre en évidence : même lorsqu’elles sont organisées dans le cadre de journées d’action interprofessionnelles, les mobilisations syndicales se limitent rarement aux mots d’ordre revendicatifs portés par les confédérations. Au contraire, comme nous avons pu le montrer par ailleurs, pour encourager la mobilisation des salariés et saisir l’opportunité d’action que leur offrent les appels confédéraux à la mobilisation, les représentants locaux des syndicats s’emploient généralement à réinvestir ces temps de mobilisation en faisant le lien avec des enjeux de lutte et de motifs de revendications internes à l’entreprise, que ces mobilisations interprofessionnelles servent à promouvoir et à rendre plus visibles (Giraud, 2009). En d’autres termes, l’engagement des salariés dans des actions syndicales initiées à l’échelle professionnelle ou interprofessionnelle est rarement déconnecté de motifs de protestation liés plus spécifiquement à la gestion de l’entreprise. De l’articulation qui peut se faire entre ces deux niveaux de revendication dépend même, en général, le niveau de participation des salariés à l’action initiée par les syndicats.
Difficile, en l’état du questionnaire, d’aller plus loin dans l’analyse. D’abord parce nous ne disposons – puisqu’il s’agit d’une question modifiée (elle ne concernait que le conflit le plus marquant dans les éditions précédentes) – de données de comparaison pour évaluer l’impact éventuel des journées d’action interprofessionnelles dans la dynamique des mobilisations collectives qu’elle a pu contribuer à alimenter. D’autre part, parce que le questionnaire ne permet pas d’établir quelle forme a prise la mobilisation lorsqu’elle est associée à des mots d’ordre de mobilisations externes à l’entreprise. Nos enquêtes de terrain confirment néanmoins ce que nous avions déjà pu observer par ailleurs : lorsqu’elles ne s’inscrivent pas directement dans le prolongement de dynamiques de luttes internes aux établissements, et quand elle ne se limite pas à des arrêts de travail limités dans le temps et dans le nombre de salariés impliqués (à l’image de l’établissement TRANSFORMATEUR ou ENGINS), la participation à des journées d’action interprofessionnelles se limite généralement à la présence des représentants du personnel aux défilés ou rassemblements syndicaux – grâce notamment à l’utilisation des heures de délégation-‐, sans arrêt de travail (Giraud, 2009).