2. Les dynamiques organisationnelles de la conflictualité au travail 95
2.2. Syndicalisations et conflits 108
2.2.2. Des effets de l'appartenance syndicale non homogènes 112
Doit-‐on conclure de ce cas d'étude, qu'il illustre la façon dont l'appartenance organisationnelle des militants syndicaux oriente différemment leurs pratiques de représentants ? Dans la manière dont ce militant justifie le choix de son organisation (CGC), tout semble en effet suggérer une cohérence entre son affiliation organisationnelle et son attachement à tout mettre en œuvre pour éviter l'apparition de conflits collectifs dans son établissement.
Les données statistiques qui croisent l'appartenance organisationnelle du secrétaire du CE ou de la liste majoritaire aux élections des DP d'une part, et la fréquence des grèves d'autre part, semblent aller dans le même sens. En effet, dans un cas comme dans l'autre, lorsque la CGT est le syndicat majoritaire, l'occurrence des grèves est la plus élevée :
Conflits collectifs et organisations syndicales majoritaires dans l’établissement
Syndicat majoritaire aux dernières élections DP
Types de conflits collectifs
Total % représenté par la modalité en ligne Conflit avec
arrêt de travail
conflit sans arrêt de travail
établissements non conflictuels CFDT 36.4 15.3 48.3 100 9,2 CGT 50.5 14.8 34.7 100 9,5 FO 28.8 14 57.2 100 5 Autre syndicat (CGC, CFTC, 28.8 10.8 60.4 100 4,1
UNSA, SOLIDAIRE)
Liste non syndiquée 4.3 12.9 82.8 100 27,5
NSP 9.9 9.1 81 100 2,3
Pas de DP 9.2 12.1 78.7 100 42,2
DP 20.7 13.4 65.9 100 57,9
Champ : établissements de plus de 11 salariés Source : Enquête REPONSE 2011, volet RD
Ce résultat conforte a priori l'idée selon laquelle les représentants syndicaux ont des pratiques militantes différentes et concurrentes en fonction de leur appartenance organisationnelle, et que certaines « cultures » organisationnelles poussent certains militants, plus que d'autres, à faire usage de la grève. Ces résultats doivent cependant être interprétés avec prudence.
D'abord, parce que l'appartenance organisationnelle du secrétaire du CE n'est pas toujours le reflet fidèle de la configuration des rapports de force militants à l'intérieur de l'établissement. A TRANSFORMATEUR par exemple, le secrétaire du CE est membre de la CFDT. Il ne s’agit pas pour autant de l’organisation majoritaire dans cet établissement puisque c’est la CGT qui est arrivée en tête des élections professionnelles. Elle a souhaité cependant le confier à un représentant de la CFDT, comme un signe d'ouverture. La CGT a par ailleurs également consenti à désigner un élu de l'UNSA au CHSCT, alors que rien ne l'y obligeait. Dans un contexte de renouvellement des équipes militantes dans l’ensemble des syndicats présents dans l’entreprise (UNSA, CFDT, CGT), ces arrangements marquent la volonté des nouveaux dirigeants de la CGT de pacifier les relations entre organisations syndicales, autrefois particulièrement tendues, pour des raisons d’abord politiques (la CGT était dirigée par un militant communiste, la CFDT par un militant trotskiste de LO) et parce que l’ancien secrétaire de l’UNSA, secrétaire du CE, était suspecté par les autres de connivence avec la direction.
Une autre raison qui commande d'interpréter ce lien avec prudence tient à ce que les lieux d'implantation des organisations syndicales ne sont pas homogènes. Les variations mesurées dans l'occurrence des conflits en fonction des représentants syndicaux majoritaires risquent donc de mesurer des écarts de pratiques militantes qui ne sont pas nécessairement liés à des divergences d'ordre politique entre organisations syndicales concurrentes. Ces écarts de pratique peuvent tout aussi bien s'expliquer par les contraintes différentes avec lesquelles les représentants syndicaux doivent composer en fonction des établissements et des secteurs dans lesquels ils sont engagés.
Enfin, comme nous avons encore pu le constater sur plusieurs de nos terrains d'enquête, les pratiques des militants syndicaux varient à l'intérieur même de chacune des organisations syndicales. Certes, les organisations syndicales forment différemment leurs militants à l'usage de la grève. Pour autant, ces effets de socialisation organisationnelle à l'action syndicale sont loin de produire des effets mécaniques et homogènes (Giraud, à paraître). D’abord parce que les militants – outre qu’ils s’adaptent aux contraintes propres à leur contexte d’engagement – entretiennent des rapports différents et parfois très distants avec leur organisation de rattachement.
C’est ce qu’illustre par exemple le cas des représentants UNSA et FO de l’entreprise LUXE, une entreprise emblématique du luxe alimentaire français et parisien de 190 salariés, employant environ une soixantaine de cadres, une trentaine d’agents de maîtrise et une petite centaine de vendeuses, caissières, cuisiniers et employés.
Concernant les élues rencontrées, membres de FO officiellement mais qui ont de fait quitté le syndicat et ne paient plus leur cotisations, il est frappant de constater que leur passage par l’UNSA n’a été évoqué qu’incidemment, tant ces deux salariées entretiennent peu de relations avec les organisations syndicales. Les syndicats sont en effet vus comme des moyens pour être élues, éventuellement pour négocier (l’une des deux élues rencontrées a été déléguée syndicale UNSA au milieu des années 2000), mais absolument pas comme des appuis ou des ressources extérieures par rapport à l’entreprise. Minoritaires dans l’établissement, ces représentantes UNSA ont abandonné leur organisation (qui a disparu) et se sont fait élire au CE sur la liste constituée par le représentant de FO, syndicat majoritaire dans l’établissement, qui espérait ainsi rapprocher davantage les deux sections syndicales présentes dans l’établissement. Mais ces deux élues, qui avaient adhéré à FO, ne reversent plus leur cotisation et se sont autonomisées moins de deux ans après leur élection. Et elles envisagent à présent de créer une nouvelle section syndicale, en vue des élections de mars 2014, en prenant des contacts avec, cette fois, la CFDT (voir infra)… sans toutefois imaginer, là non plus, s’appuyer sur cette structure autrement que pour en obtenir une désignation légale et la possibilité de se présenter au premier tour des élections au CE. A l’inverse le représentant FO (délégué syndical pendant près de quinze ans et qui a quitté l’entreprise depuis trois mois lorsque nous le rencontrons) insiste sur le rôle essentiel qu’a joué l’UD FO de Paris dans son engagement et sa manière d’animer la section syndicale. Il y a rencontré des militants auprès desquels il a beaucoup appris, et il a fréquenté, manifestement de manière assez assidue, cette union départementale, participant à ses congrès et s’appuyant sur ce capital militant collectif pour tenir dans son entreprise.
TRANSFORMATEUR, à nouveau, met quant à lui particulièrement bien en évidence la manière dont peut évoluer le rapport à l’engagement et aux pratiques de l’action collective que renouvellent les générations de militants engagés dans le syndicat. Dans cette entreprise, ce renouvellement s’est opéré à la faveur du départ concomitant à la retraite des anciens dirigeants des trois syndicats de salariés présents dans l’établissement : CFTD, CGT et UNSA. Alors que les deux premiers syndicats étaient dirigés par des militants engagés politiquement (LO, PCF), ils ont été remplacés par une nouvelle génération de dirigeants syndicaux qui ne partage pas l'engagement partisan de leurs prédécesseurs. La plupart d'entre eux n'étaient d'ailleurs pas adhérents du syndicat avant le départ à la retraite des anciens militants. C'est parce qu'ils ont été sollicités par les militants syndicaux en instance de départ, et parce qu'ils le ressentaient comme une forme d'obligation morale envers eux, qu'ils ont accepté de se présenter aux élections professionnelles et de s'investir dans les syndicats qui risquaient, sinon, de disparaître. Cette nouvelle génération de militants entre cependant dans le syndicat avec la volonté de mettre en œuvre des pratiques syndicales plus « consensuelles » et « pragmatiques ».
Ce tournant se manifeste de différentes façons dans leur manière de redéfinir les formes d’action à engager. Alors que le précédent secrétaire de la CFDT distribuait par exemple (et distribue encore parfois…) un tract à l’entrée de l’usine chaque semaine, les nouveaux dirigeants syndicaux ne voient guère l’intérêt de ce travail militant. C’est avec autant de circonspection qu’ils envisagent la grève, préférant privilégier des rapports plus pacifiés avec la direction et des revendications syndicales plus « modérées », au nom de la nécessité de se montrer « plus réalistes ».
insiste d'ailleurs sur sa volonté de rompre avec une pratique militante jugée trop politique. Ce nouveau délégué syndical, à la différence des militants qui l'entourent, a néanmoins participé à plusieurs formations militantes, et a l'occasion d'échanger à intervalle régulier avec d'autres militants de la CGT de son UL. Incontestablement, son intégration dans les réseaux militants contribue à façonner ses pratiques revendicatives. Elle lui donne en particulier des ressources argumentatives à opposer à celles utilisées par la direction pour justifier sa politique salariale : « quand on écoute notre direction, ils nous disent toujours qu’on ne doit pas se plaindre, que ce qu’ils font ici est déjà plus que ce qu’ils font ailleurs, etc. En fait, quand on discute entre nous, on s’aperçoit que ce n’est pas vrai, que c’est la même chose de partout… ». Cela ne signifie pas pour autant que cette intégration dans les réseaux militants de la CGT le pousse à se réapproprier les principes d'action militants valorisés au sein de cette confédération. Il reste, en particulier, très réticent à envisager la grève comme un instrument utile à mobiliser face à la direction. Même si, au moment de l’enquête, les relations se sont tendues avec elle, et même si une grève a été engagée à l’occasion des NAO de 2011. Les militants syndicaux considèrent cependant que ce sont avant tout les salariés qui ont été à l’initiative de cette mobilisation, mécontents de voir leurs salaires stagner alors que l’activité de l’établissement était repartie à la hausse. Le secrétaire de la CGT comme les autres représentants du personnel gardent par ailleurs un souvenir amer de cette grève, qui les fait hésiter à renouveler cette expérience. De fait, la direction a refusé de faire la moindre concession aux revendications des salariés, et le mouvement de grève s’est effiloché au bout de cinq jours d’arrêt de travail. L’issue de cette mobilisation semble les avoir confortée dans l’idée que la grève n’est pas le plus opportune à utiliser pour faire valoir les doléances des salariés.
Les pratiques de représentation et de mobilisation des militants syndicaux ne sont donc pas figées dans le temps ni réductibles à leur étiquette syndicale. Elles dépendent des modalités différentes de leur entrée dans le syndicat et de la spécificité de leurs dispositions à militer, qui contribuent à façonner leur rapport à l’engagement et à leur organisation de rattachement. Mais la disponibilité des représentants syndicaux à s’engager dans l’organisation d’une action collective dépend aussi de la dynamique des relations d’interactions dans lesquelles ils sont pris avec la direction et leurs collègues.