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La mission Fuchs et ses études sur le charbon du Vietnam

Les activités de la mission

Le gouvernement français décida en octobre 1881 l’envoi d’ingénieurs des mines au Vietnam. La mission fut confiée à Edmond Fuchs, ingénieur du corps des mines, professeur de l’École des mines de Paris, et Édouard Saladin, ingénieur civil des mines. Les tâches dont ils étaient chargés consistaient en « l’exploration des gîtes de combustible reconnus ou soupçon- nés au Tonkin et dans certaines parties de l’Annam, et l’étude éventuelle des gîtes métallifères de ces régions ».52

Arrivés à Sài Gòn le 29 novembre 1881, les ingénieurs firent des recherches de terrain jusqu’à la fin du mois de février 1882 (cf. Carte 5).53 Tout au long de leur mission au Vietnam,

ils reçurent tous les soutiens des autorités françaises. En revanche, ils ne purent guère compter sur l’assistance des autorités vietnamiennes, celles-ci ne cachant pas leur méfiance à cette mis- sion qui les prit au dépourvu : le chargé d’affaires avait annoncé la venue des ingénieurs trop tardivement, et le chef du bureau des relations extérieures ne l’avait pas informée à la Cour jusqu’à leur arrivée.54

Après un court séjour dans la capitale du Vietnam, Fuchs et Saladin commencèrent leurs activités par l’exploration de la province de Quảng Nam, où ils visitèrent la mine de Nông Sơn. Ils cherchèrent aussi des gisements métallifères dans cette région, mais sans aucun résultat. Les ingénieurs partirent pour le Nord le 22 décembre, et en route, ils réalisèrent à bord d’un vais- seau de guerre français l’essai du charbon de Nông Sơn. Arrivés à Hải Phòng, ils se lancèrent dans l’étude du bassin houiller de Quảng Yên : ils se rendirent le 29 à l’ile de Kế Bào et les 30 et 31 à Hòn Gai. Puis, ils revinrent à Hải Phòng pour recruter des travailleurs et préparer les provisions nécessaires.

52 Edmond FUCHS & Édouard SALADIN, « Mémoire sur l’exploration des gîtes de combustibles et de

quelques-uns des gîtes métallifères de l’Indo-Chine », Annales de mines, 8e série, T. 2, 1882, p. 185. 53 Les renseignements sur le trajet de la mission Fuchs sont tirés de son mémoire cité plus haut.

54 ANOM, Amiraux, 11899, Lettre de Pierre-Paul Rheinart des Essarts, chargé d’affaires à Huế, au

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Aux vues de l’importance des gisements de charbon de la région de Hòn Gai, ils décidè- rent que Saladin s’y établirait jusqu’à la fin de janvier afin de faire des recherches plus appro- fondies, tandis que Fuchs explorait le gisement aurifère de Mỹ Đức, près de Hà Nội. Ainsi, Saladin dirigea à Hòn Gai une fouille profonde sous la forme d’une galerie, en vue de constater la qualité du charbon au-dessous de la zone des affleurements. En même temps, il entreprit la topographie et la reconnaissance géologique du bassin houiller, et essaya de fabriquer quelques centaines de kilogrammes de briquettes à partir des charbons extraits. Puis, Fuchs et Saladin se retrouvèrent pour se diriger vers les environs de Đông Triều, avant de repartir pour Sài Gòn le 26 janvier. Après avoir parcouru le Cambodge, où ils visitèrent plus particulièrement les gise- ments de fer de Phnom Deck, au nord de Kampong Thom, les deux ingénieurs quittèrent la capitale de la Cochinchine le 3 mars pour reprendre le chemin de la France. Après leur retour, ils confièrent l’examen chimique des échantillons de charbon au bureau d’essai de l’École des mines de Paris. Ils en firent aussi exécuter un essai industriel en usine pour voir les conditions dans lesquelles ce charbon brulait dans les foyers des chaudières à vapeur et sur les grilles des fourneaux.

Fuchs et Saladin firent ainsi la première étude scientifique sur la géologie et les mines du Vietnam. Elle fut pourtant loin d’être exhaustive. Les recherches de terrain ne durèrent que trois mois : c’était évidemment trop court pour étudier de manière approfondie la structure géologique et la présence des richesses minières d’un pays inconnu. Par conséquent, les acti- vités des ingénieurs français durent se concentrer plus à constater les gisements déjà connus qu’à en découvrir de nouveaux. En outre, les autorités vietnamiennes ne voulurent pas leur montrer les gisements ou refusèrent de leur remettre les documents concernés. Enfin, à cause de l’instabilité politique que connaissait la haute région à cette époque-là, les ingénieurs n’osè- rent pas se rendre dans cette région où se trouvaient pourtant beaucoup de gisements métalli- fères.55 Malgré tout, du moins pour le bassin houiller de Quảng Yên, ils menèrent des re-

cherches assez approfondies. Du reste, la conclusion qu’ils tirèrent de leur étude sur le charbon

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du Vietnam fut lourde de portées pour l’exploitation ultérieure des mines, mais aussi pour la politique française vis-à-vis de ce pays.

La démonstration de l’exploitabilité du charbon du Tonkin et son implication politique

Le rapport de la mission Fuchs fut publié dans les Annales de mines. Il déterminait d’abord l’étendue du bassin houiller de Quảng Yên :

Le bassin houiller du Tong-King forme une bande presque continue, dirigée, en moyenne, du N. 70° E. vers les S. 70° O., et reconnue actuellement sur une longueur de près de 60 milles, soit 111 kilomètres environ parallèlement à la côte.56

En ce qui concerne la nature du charbon de ce bassin, les analyses chimiques montrèrent : « Les charbons des gîtes du Tong-King constituent des combustibles de bonne qualité, suscep- tibles de se prêter aux usages industriels les plus divers. »57 Leur essai dans les foyers des chau-

dières à vapeur donna un résultat aussi satisfaisant. Fuchs et Saladin en concluaient :

En résumé, les charbons du Tong-King, tant par leur composition chimique que par les résultats qu’ils donnent à l’essai industriel, nous paraissent aptes à entrer pour une part très im- portante dans l’approvisionnement des marchés maritimes de l’extrême Orient. Ils soutiennent notamment très bien la comparaison avec les charbons d’Australie qui sont souvent impurs, et ils sont supérieurs aux lignites pyriteux du Japon, dont on fait une si grande consommation à Hong- Kong et à Shang-Haï.

Enfin ils se rapprochent tellement des houilles françaises, qu’ils pourront prendre soit en roche, soit en briquettes, sur le marché de Saïgon, une importance comparable à celle qu’y ont actuellement les produits de la Grand’Combe.58

56 Edmond FUCHS & Édouard SALADIN, « Mémoire sur l’exploration … », op. cit., p. 230. 57 Ibid., p. 254.

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Ainsi, le mémoire de Fuchs et Saladin dissipa les doutes sur le charbon du Tonkin. Du reste, ils jugeaient les conditions de son exploitation très favorables. Pour desservir le district de Hòn Gai et de Hà Tu, il suffirait de construire un chemin de fer sur une longueur totale de vingt kilomètres, l’établissement de la voie ne posant aucune difficulté particulière. L’embar- quement du charbon se ferait à l’ile de Hòn Gai, « un port naturel superbe ».59 Quant à la main-

d’œuvre, le rendement de travail des Vietnamiens et Chinois serait peut-être inférieur à celui des Européens, mais l’abondance et le faible cout de la main-d’œuvre compenseraient cet in- convénient. Enfin, le climat ne constituerait pas un obstacle absolu à l’exploitation des mines. L’appréciation favorable sur le charbon du Tonkin contraste avec celle moins favorable sur le charbon de Nông Sơn. Selon les ingénieurs, le gisement de Nông Sơn était « placé dans de mauvaises conditions pour être utilisé industriellement, par suite de son éloignement de la mer et de la qualité inférieure de son charbon […]. »60 En lisant ce paragraphe, les officiels

français furent sans doute soulagés du fait que ce n’était pas la mine de Hòn Gai, mais la mine de Nông Sơn qui avait été concédée au Chinois.

En somme, la mission Fuchs démontra l’exploitabilité du charbon tonkinois. Cette cons- tatation eut de lourdes conséquences sur la politique française. La présence de ressources ex- ploitables étant désormais acquise, ne faudrait-il pas en prendre le contrôle en utilisant tous les moyens possibles, même si cela entrainait l’usage de la force ? Certes, l’étude de la mission Fuchs ne fut pas complète au point de permettre au gouvernement français de calculer la valeur exacte des richesses minières du Vietnam et de déterminer si elles valaient la peine de conquérir et coloniser le pays. Il importa pourtant peu aux autorités françaises. En envoyant Fuchs et Saladin au Vietnam, elles visèrent à fournir des fondements scientifiques et économiques à leur projet expansionniste, et ceux-ci remplirent effectivement ces tâches. D’ailleurs, ces « ingé- nieurs d’empire » n’étaient pas exempts d’idées coloniales.61 Pour le développement des mines

de charbon du Vietnam, prétendaient-ils, une intervention française serait inévitable :

59 Ibid., p. 235. 60 Ibid., pp. 243-244.

55 Aussi [le mandarin] use-t-il et abuse-t-il de son pouvoir pour mettre obstacle à tout ce qui pourrait affaiblir ou menacer son autorité, et est-il, en particulier, systématiquement hostile à toute tentative d’établissement d’une grande industrie. […] On voit par-là combien la nécessité d’un protectorat français, soustrayant l’ouvrier annamite à la tyrannie du mandarin, s’impose comme le prolégomène obligé du développement de l’industrie au Tong-King.62

Cette citation ne doit pas être considérée comme accessoire. Le fait que Fuchs et Saladin firent leur étude d’une façon objective n’excluait aucunement que leur travail ne soit pas dé- sintéressé à la cause politique. Au contraire, son caractère « scientifique » contribuait à justifier la conquête du Vietnam, plus effectivement qu’aucune propagande fictive.