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6. Analyse des données

6.1 Les trajectoires institutionnelles et personnelles de Thomas, Fred, Clara

6.1.1 Le mimétisme institutionnel

C’était affreux, j’étais épuisée et puis ma maladie est génétique, tout de façon cela vient de ma famille. Donc, elle se serait déclarée à un moment donné ou à un autre. (l. 974-975)

6. Analyse des données

J’ai mis en évidence jusqu’ici les dispositifs avant-pendant et après la déclaration de la maladie des trois personnes interviewées. J’ai autrement dit essayé de caractériser les dispositifs sociaux mis en œuvre et certains de leurs effets (en particulier les symptômes et les remèdes). J’ai par ailleurs évoqué un aspect de leur parcours personnel, celui de l’héritage. Je vais tenter maintenant d’analyser ce que cela signifie dans leur parcours.

Lorsque j’observe ces trois cheminements, il apparaît que chacun des acteurs présentés a eu une trajectoire sociale similaire. Ils ont tous franchi la porte des mêmes institutions dans le même ordre. C’est ce que j’ai appelé le mimétisme institutionnel. Ce mimétisme institutionnel me permet de répondre à quelques-unes des questions que je me suis posé au début de cette étude et qui concernent l’autonomie, la précarité, l’exercice de la liberté.

6.1 Les trajectoires institutionnelles et personnelles de Thomas, Fred, Clara

6.1.1 Le mimétisme institutionnel

Dans un premier temps, j’ai identifié une trajectoire institutionnelle suivie par Thomas, Fred et Clara avec des phases mimétiques. J’ai mis en évidence ces trajectoires grâce au résumé et à la chronologie réalisés pour chacun d’eux, puis à

la présentation commentée de certains passages de leurs récits. Le choix de ces passages est lié aux épreuves qu’ils ont vécues et aux relations qu’ils décrivent avec des dispositifs institutionnels.

J’ai représenté cette trajectoire commune sous la forme d’un tableau (ci-dessous) puis sous la forme d’un schéma. Il s’agit des différentes étapes institutionnelles qui jalonnent le parcours de la MM dans les trois récits.

Tableau 16 : Résumé des différentes phases mimétiques des personnes interviewées et de leur enchaînement.

Déroulement Phases mimétiques

0 Décompensation

1 Psychiatre-diagnostic-traitement

2 Mise sous curatelle si nécessaire

3 Centre de jour

4 Atelier protégé

Figure 7 : Différentes étapes institutionnelles qui jalonnent le parcours du malade psychique chronique

A partir de ces premières constatations, j’ai mis en évidence une certaine similarité institutionnelle entre les différents parcours de vie.

Délitement du rapport aux proches

Délitement du rapport au travail

1-Médecin psychiatre annonce le diagnostic,

assure la médication

Décompensation

Légende:

2-Curatelle 3-Centre de jour

parcours

4-ateliers protégés

institutions Institut -ions

Il y a eu d’abord une auto-observation plus ou moins longue pour chaque protagoniste, puis « le besoin d’un étayage en appui multiple pris dans

l’intersubjectivité » (Aubert, Scelles, 2015, p. 271). Dans certains cas, c’est cette alliance avec les thérapeutes et « les bonnes personnes » qui a permis un transfert positif, comme pour Fred ou Clara qui ont accepté d’être influencés (plus que pour Thomas). Cette alliance a servi de base aux alliances ultérieures avec les

interlocuteurs sociaux ; c’est ainsi que Thomas, Fred et Clara ont pu régler leurs problèmes matériels.

C’est aussi ce qui a permis à chaque personne de verbaliser ses symptômes, son héritage. Le mouvement des institutions fonctionne en liaison étroite avec la création d’une verbalisation nouvelle pour Thomas, Fred et Clara.

Ce n’est pas une grande autonomie qui est acquise mais la sortie de la précarité, de la vie dans la rue, dans les squats, l’obtention d’un logement, la soupe populaire, la rencontre avec un psychiatre, une curatrice, une assistante sociale, un croyant éclairé d’une association d’entraide à Caritas ou à l’Armée du Salut, par exemple.

Ceci ne règle pas les difficultés de leurs symptômes, mais ce sont des étapes-remèdes nécessaires. Ces étapes-remèdes passent par l’oubli d’une forme de dépendance qui s’intègre à eux comme si elle était « normale ». J’ai expliqué ce phénomène avec le care et les capabilités : cette dépendance est en fait native mais ils doivent en prendre conscience.

Je peux évoquer à ce sujet le texte de Léon Bourgeois. Homme d’État, membre du parti radical-socialiste, président du Conseil, c’est lui qui a transformé l’idée de solidarité en doctrine officielle et proposé en même temps un cadre d’action à l’État républicain, confronté à l’époque à de nombreuses difficultés. On trouve sa notion de « dette sociale » dans son ouvrage Solidarités, publié en 1896.

Un extrait de cet ouvrage32 est devenu classique. Voici ce qu’il dit en substance : la dette, concerne tout à la fois notre nourriture, notre langage, notre livre et l’outil que l’école et l’atelier va nous offrir, c’est un legs dont nous n’avons pas l’usufruit, la nature de l’héritage nous questionne sur notre manière de l’acquitter et même de l’accroître. L’État fournit des capacités de base qui doivent être complétées en fonction de ses capacités pour acquitter au mieux cette « dette » et l’accroître.

Je vais reprendre à présent la définition de dépendance/indépendance. Il s’agit du rapport entre un humain incarné et les institutions. Mon propos n’est pas de promouvoir la fin des institutions (cela est impossible). On peut bafouer les institutions, mais elles finiraient par renaître pour permettre l’organisation d’une société. De plus, cela créerait un vide tel que l’anomie créée pourrait servir à la création d’institutions bien plus dangereuses favorisant l’exclusion et la persécution (pensons aux institutions nazies par exemple qui sélectionnent d’un côté les

malades et de l’autre les personnes saines).

Dans la notion d’autonomie telle que nous l’avons déjà étudiée à travers le care, il y a le souhait d’obtenir le plus possible de liberté, de recevoir suffisamment

d’éducation (fournie dans un lien avec l’État) pour faire ses choix en pleine

32 Voir l’extrait complet en annexe (3, p. 106)

connaissance de cause – c’est une manière de s’individuer. L’autonomie qui ne s’adapte à aucune norme pourrait être assimilée à une forme de folie, celle qui pense que, quoi que l’on fasse, c’est notre libre arbitre qui nous guide. J’ai bien observé que dans le cas de la maladie psychique chronique (et bien d’autres domaines d’ailleurs), penser par exemple que l’on peut avaler une boîte de médicament prescrits pour un mois en 2 jours et que cela va me soigner est déraisonnable (comme Thomas lorsqu’il essaye de se soigner tout seul).

Que puis-je donc repérer sur la figure 8 ci-dessous ?

Voici un schéma qui synthétise cette forme de dépendance inévitable qui n’est pas toujours facile à vivre pour les personnes considérées comme MM. On y retrouve les quatre zones (A, B, C, D), à savoir les quatre « domaines » déjà évoqués : A. L’indépendance avec peu ou pas d’autonomie : il s’agit d’une personne peu concernée par les institutions (légales) et qui aurait peu de libre arbitre (une

personne dans une secte par exemple, lorsqu’elle se met à distribuer son argent car elle se sent investie d’une mission divine), c’est un moment d’aliénation que

Thomas, Fred et Clara ont probablement ressenti avant le diagnostic et avant toute prise en charge. Un moment où ils sont guidés par autre chose que leur raison. Je l’ai fait figurer en vert très clair. Ce n’est pas un moment d’individuation, c’est un moment de régression, de décompensation.

B. La dépendance avec peu ou pas d’autonomie : c’est aussi un carré vert mais plus foncé, c’est le moment ou les institutions deviennent « un carcan », un internement forcé, par exemple un PLAFA (placement à des fins d’assistance), un apprentissage obligatoire pour éviter une incarcération. La curatelle peut aussi s’inscrire dans ce schéma. C’est en quelque sorte une assistance qui prive de liberté. Elle peut être une nécessité (par exemple lorsqu’une personne âgée commence à « perdre la tête »). C’est donc aussi le cas dans le cas d’un handicap lourd et donc d’une forte vulnérabilité. Il faut, comme le care le préconise, toujours favoriser le maximum d’autonomie possible, c’est l’État qui doit s’en charger.

C. L’autonomie avec de la dépendance : c’est le domaine vert foncé, celui d’une personne sans vulnérabilité particulière. C’est de vivre dans une société avec des limites, des normes imposées par la communauté et qui assiste ses membres pour qu’ils puissent, autant que leurs capacités le leur permettent, se développer au maximum de leur potentiel. C’est aussi la capacité de critiquer et de changer

certaines normes si elles paraissent iniques. La société doit aussi le permettre. C’est une forme qui s’assimile à un « donnant-donnant » de la dette.

D. L’autonomie et l’indépendance : c’est impossible (cela figure en rouge).

L’autonomie et l’indépendance étant un idéal auquel personne n’accède vraiment (raison pour laquelle j’y ai fait figurer un « éclair divin »).

Le processus de Thomas, Fred et Clara se déroule de A vers B puis aboutit à C sans jamais atteindre D, car la dette ne serait jamais ni entièrement remboursée, ni même accrue.

Ce qu’il faut retenir, c’est que pour les protagonistes, être autonome et dépendant aboutit à une forme de vulnérabilité, une précarité induite.

Figure 8 : la relation entre autonomie et précarité

La maladie mentale (MM) est une maladie chronique qui peut évoluer vers une forme de rétablissement qui se situe entre des dimensions de précarité (un souci moral) et une recherche d’autonomie (une réflexion éthique).

Pour favoriser cette quête d’autonomie saluée par les institutions, nous avons précisé et clarifié ce qu’implique le care et sa dimension « d’éthique de la justice », éthique qui se veut un gain d’autonomie mais sous la forme d’une dépendance accrue. Une morale politique qui peine à être suivie d’effets, une attitude entre « la vie bonne » d’Aristote et l’impératif catégorique kantien d’une auto-morale qui investit le droit.

Des dispositifs de soutien tels que l’ETP offrent des pistes pour la compréhension des différents dispositifs auxquels Thomas, Fred et Clara sont confrontés. Ces dispositifs prennent souvent comme base des entretiens motivationnels qui visent à faire émerger l’environnement de l’acteur et une partie de ses désirs.

Mais cette forme de mimétisme institutionnel ne peut trouver de réponse si elle ne s’accompagne pas de la compréhension à une autre dépendance native moins sociale et plus individuelle, celle de l’héritage. J’ai montré à quel point le moi des protagonistes était fractionné. D’un côté leur douleur et leur souffrance, de l’autre le remède qu’ils tentent d’acquérir dans une dépendance sociale (des médicaments, un logement protégé, un ergothérapeute, des référents sociaux de toute sortes, etc.).

Autonomie

+

Autonomie

indépendance+++

dépendance et précarité

Indépendant et peu autonome Autonome et

dépendant Autonome et

indépendant

dépendant et peu autonome

B A

C D

A partir d’un moi fractionné défini comme une « entité » constituée de trois faces (un moi de substitution paradoxale ou moi héréditaire, un moi symptomatique et un moi remède) qui s’inscrivent dans une durée sociale de l’avant, du pendant et de l’après, j’analyse ci-après les épreuves vécues par Thomas, Fred et Clara ainsi que les types de dispositif plus ou moins investis mis en œuvre pour aider à la bifurcation des différents parcours de vie.

6.1.2 Le mimétisme de Thomas, Fred et Clara : l’héritage d’un moi fractionné