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6. Analyse des données

6.2 L’héritage de Thomas

Pour comprendre la maladie de Thomas tel qu’il en parle, il semble approprié de commencer par relever les mots et les expressions qu’il utilise.

Cette maladie est avant tout un héritage, c’est « l’avant » de la maladie, un « passé » rendu « imprévisible » par l’absence du père, absence justifiée par sa folie. Que Thomas comprend bien longtemps après.

Ce que Thomas reçoit ici de son père qu’il ne connaît pas, c’est une maladie que l’on peine à nommer parce qu’elle fait référence aux fous, une maladie psychiatrique et certainement héréditaire. Thomas raconte que son père luttait déjà contre « ses démons ». Mais pour Thomas, ces démons sont même plus un dysfonctionnement du cerveau qu’une maladie. C’est le TDAH dont parle Thomas, elle est cette maladie dont on confond celle du fils et celle du père. Elle est bien sûr taboue, cachée, personne n’en parle. Même lorsqu’elle est diagnostiquée, cette maladie est un carcan dont Thomas devient l’esclave. Il précise : « une camisole », « un carcan », mais c’est aussi la possibilité pour Thomas d’aller enfin à la rencontre de son vrai père (ou du moins de sa représentation mythique).

Thomas idéalise son père. Il donne l’impression de vouloir donner des mots et des maux à son père malade qu’il n’a pas connu. Thomas, finalement, lui aussi souhaite vivre libre avec sa maladie comme le souhaitait selon lui son père. Une quête pour vivre libre avec cette maladie qu’il ne peut nommer. C’est Thomas lui-même qui doit trouver la maladie de son père et sa propre maladie. Découvrir son père qu’il n’a presque pas connu devient la clé de sa compréhension de sa maladie.

Pour Thomas, cet héritage et sa filiation reconnus à travers la maladie du père sont aussi de lourds fardeaux. Les démons de son père sont ses propres démons, comme nous le verrons avec la mère de Fred par la suite et aussi pour Clara. Cette situation accentue sa difficulté à reconnaître la filiation à sa mère et à son beau-père dans lequel il ne ressent aucun héritage particulier (en dehors peut-être d’apprendre à faire du feu, de construire une cabane, ce qui n’est pas rien). Pour Thomas,

l’incompréhension démarre dans les non-réponses des adultes au sujet de son père. Cette hérédité « imprévisible » est cachée et elle cache ce qu’on ne voit pas du père, ce qu’on ne voit pas de soi.

Il y a les symptômes qui se déclarent très rapidement, le diagnostic qui tarde à arriver et la recherche d’un remède qui passe par d’interminables circonvolutions et élucubrations autour de sa maladie, seul et avec des psys. Cette recherche qui s’assimile pour lui à une dégringolade constante ponctuée de crises de plus en plus violentes contre lui-même (scarification) et contre les autres (en particulier son épouse). Ces crises sont accentuées par son addiction à l’alcool et aux joints et soutenus par des médicaments inappropriés qui ne lui font aucun effet mais dont Thomas devient aussi dépendant (le Temesta en particulier).

Le remède finit par surgir dans la réalité quotidienne de sa maladie.

Thomas se sent victime des péchés de son père, il se sent sacrifié (il dira lui aussi qu’il en perdra la tête – « le couperet » de l’institution judiciaire le décapite

symboliquement, l. 368).

Voilà ce que Thomas présente de son héritage, des tabous refoulés, des non-dits, des fantasmes des uns et des autres, de la violence.

Donc il leur fallait mettre une camisole, c’était caché, c’était très tabou, et puis j’ai questionné moi petit, quand j’ai appris le diagnostic pour moi-même en fait, parce que moi j’ai passé plusieurs années (…), en thérapie, mais souvent on me plaçait, dans un carcan, et sans vraiment chercher la profondeur de la maladie.

Et c’est un jour vraiment, j’étais vraiment fatigué de tout cela parce que les médicaments ne fonctionnaient pas. Où j’ai vraiment appelé Dieu : « j’en ai marre de tout ça, j’ai pas confiance en ces psys, je peux te faire confiance qu’à toi ». (l. 83-92)

C’est un rituel « initiatique » pour lui de reconnaître son père biologique, il semble qu’il doive se faire enfermer pour vivre ce rituel (maison de correction, prison, hôpital psychiatrique).

C’est comme s’il devait expier cette « faute ».

Le diagnostic médical de TDAH de Thomas est le même selon lui que son père biologique (qui n’a jamais fait l’objet d’un diagnostic). Cela implique une acceptation de sa maladie et un rejet de son beau-père et de sa mère, qui n’ont pas compris.

Thomas présente des remèdes qui ne fonctionnent pas. Et la confiance « en toi », c’est-à-dire en Dieu, un « objet transitionnel ». Au sens d’un fétiche, qui puisse l’aider à se sentir mieux. Son père et la maladie sont en lien avec l’objet refoulé.

Dieu est à ce moment un objet transitionnel symbolique qui comble le refoulement.

Une profondeur de la maladie qui va jusqu’à cet objet ultime de son inconscient : Dieu. Voilà ce qu’il en dit :

Le TDAH c’est vraiment une maladie héréditaire et c’est là où j’ai creusé et j’ai compris aussi, j’ai découvert mon père à travers ma maladie en fait. (l. 111-112)

« L’exil » est verbalisé ici, c’est un exil que Thomas se crée pour éviter la frustration de ne pas avoir connu son père alors qu’il devait hériter de sa maladie, ce mal incurable qui fait de lui quelqu’un d’habité par des démons, autrement dit possédé.

Il ne sait pas où aller pour se retrouver.

Moi j’ai dix ans, et puis là tout bascule très très vite en fait c’est c’est que, au final la personne qui doit être la référence paternelle, (…), la référence n’est plus la référence, c’est double (…),

beaucoup de réflexions, qui sont venues plus tard. Pas là à l’âge de dix ans vraiment, plus tard vers 12-13 ans. (…) Ouais mon père biologique n’a jamais été là. Mon père adoptif il a été là, mais la plupart du temps le 90 %, il n’était pas présent donc il a cette recherche, de paternité, il y a cette recherche de se rattacher à un homme, mais il y a pas de répondant en face de moi et au final (…), c’est plutôt très vite la dégringolade, déjà, 14-15 ans il y a cette envie de fuir de, de, de, (…), cette envie de s’exiler en fait. (l. 291-300)

Un retour « d’exil » de la fuite de Thomas qui s’annonce dangereux puisqu’il annonce « le fond du problème », qu’on ne veut pas (et qu’on ne peut pas encore) s’« avouer à soi-même ». C’est alors un voyage de rencontre vers l’île Maurice pour mettre en corrélation le « dedans » et le « dehors » de lui-même :

Et là ça fait et là il y a un petit voyage qui se profile, qui se met sur pied, parce que j’aime aussi bien être avec ma curatrice. J’ai pu mettre de l’argent de côté puis je pars à l’île Maurice au mois de janvier de cette année. Et là je découvre vraiment ma sœur, je découvre là ou mon père il est allé, c’est le voyage de, de, de ma vie et, euh (…), ben voilà, ben il a fallu tout ce temps-là, pour m’épanouir moi, pour m’épanouir, pour savoir qui je suis je me découvre de plus en plus, je me découvre de plus en plus qui je suis, dans mon être intérieur et pas seulement dans mon être intérieur, mais aussi de mon être extérieur, et euh, eh ben il a fallu 10 ans pour que (…), depuis que je connais ma petite sœur et mon petit frère plus tard, que j’ai découvert qui était mon père, malheureusement il est décédé, ben il a fallu ben voilà, tout ces, ces (...), de connaître la maladie de savoir ce qu’elle est. De connaître la paternité de la maladie, le fond du problème, et je trouve que c’est, c’est (…), encourageant parce que, euh (…), y a, y a, je suis pas le seul, à vivre, à avoir vécu cette vie que j’ai mené, avec des hauts et des bas puis avec, dans le combat contre la

maladie, dans le déni aussi, puisque c’est ça qui est important, c’est qu’à un moment donné oui on est malade on sait qu’on est malade, mais on n’a pas envie de se l’avouer à soi-même et il faut du temps. J’ai galéré pendant, pendant 30 ans, même pendant 40 ans depuis que je suis gamin. J’ai, j’ai galéré avec cette maladie j’en ai souffert, j’ai eu des moments de doutes, j’ai eu des moments de merde, des moments hyper, hyper, hyper, hyper sombres. Mais euh (…) aujourd’hui c’est ben (…), y a l’exposition y a d’autres projets qui vont se greffer à tout cela et il y aussi socialement eu (…), c’est pas encore le top, mais une vie, une sociale qui se met sur pied, et c’est euh, euh, et c’est ça je vais peut-être finir avec ça, c’est, euh (…), c’est, c’est qu’on peut passer par des tas

d’institutions, moi je suis persuadé qu’il y a des psys qui font du travail de merde ça c’est sûr et des institutions je les nommerais pas parce que ça vaut pas la peine de les nommer qui font du travail de merde, mais y a des gens y sont une minorité et franchement Dieu m’a ouvert les portes et je trouve de me dire ben, ben enfin (…), j’ai quelque chose à moi à 43 ans, alors que des gens qui ont eu une vie tout à fait tranquille avec la belle maison, le travail, n’ont rien à eux en fait, donc c’est tout à fait possible, c’est tout à fait (…), la maladie on vit avec alors je connais pas les autres symptômes, je connais que le TDAH, mais on vit avec, on est (…), moi je suis heureux aujourd’hui de, de, de (…) plus être une victime de la maladie, d’avoir pu saisir la maladie par les

rènes et d’y aller et de vivre avec ça euh (…), c’est tout à fait possible, de vivre (…), de vivre un quotidien avec ça il faut juste, je dirai, ben faut juste rencontrer les bonnes personnes et tant que, (…), tant que : il y a de la vie il y a de l’espoir et c’est, et c’est, euh (…), moi je trouve que c’est beau que j’en sois arrivé là à me dire ben avec tout ce que j’ai galéré. (l. 892-926)

En résumé, voilà ce qu’il dit de cet exil vers son père et vers lui-même, « le voyage de ma vie » en « intérieur » et en « extérieur » pour connaître ma maladie, sa

« paternité, » le fond de mon problème.

« On sait qu’on est malade mais on n’a pas envie de se l’avouer à soi-même et il faut du temps ». « Avoir quelque chose à soi » (et ne plus être dépossédé de soi). Un combat, un déni, une « galère ».

Au milieu des psys et des institutions qui « font du travail de merde ».

La maladie devient pour Thomas comme « quelque chose à soi ». Voilà de quoi il s’agit. Comment améliorer, concevoir des dispositifs suffisamment pertinents pour faire de la maladie quelque chose à soi. Il aurait fallu le partager avec sa mère et son beau-père, verbaliser le « mensonge » et le silence de sa mère, partager sa maladie avec eux. Comment rencontrer son héritage s’il est délibérément omis. Les

institutions médicales qui cherchent à motiver les patients ne comprennent pas cette difficulté à se reconstruire un héritage. Héritage social et héritage individuel.

Tableau 17: Les épreuves de Thomas par rapport à son héritage

Thomas et Il y a cette « rencontre ratée » de Thomas avec son père, qui n’est plus possible dans le dialogue thérapeutique (avec les psys). Un projet devra se construire dans le sens des représentations de Thomas, qui lui permette enfin de mettre des mots sur ce ratage. Projet artistique qui puisse ancrer Thomas dans un monde dans lequel la force des symboles (certains fétiches : par exemple les bonnes personnes, dieu) soient positives pour lui.

Se réenraciner, c’est avoir « les pieds sur terre », c’est cela que recherche Thomas dans les dispositifs qui sont positifs pour lui. Mais pour cela il faut d’abord que la

question de l’héritage soit résolue. Pour y accéder il faut admettre qu’on le lui propose alors qu’il n’est peut-être pas encore prêt.