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2.2 Milieu de la crise

2.2.2. Milieu vivant

Dans l’enregistrement vidéo, il apparaît clairement que les cartouches de gaz sont lancées et/ou tirées indistinctement en direction de la foule. Elles ne visent pas des individus spécifiquement92. Le gaz relâché par les cartouches est plutôt destiné au

volume atmosphérique où la foule se trouve rassemblée à un certain moment donné. C’est par le biais de cette modification temporaire d’un milieu de vie que certaines caractéristiques génériques du corps humain sont visées, et cela à des fins de contrôle. Officiellement, le gaz lacrymogène n’est pas conçu pour être létal. Ses composantes chimiques réagissent plutôt avec les muqueuses du corps humain, provoquant irritations et sensations de brûlure. Par cet effet, il force le corps à chercher un espace plus hospitalier et, conséquemment, à quitter la position où les conditions de vie sont devenues insupportables.

Michel Foucault appelle « biopolitique »93 la capture en masse de la vie par le

pouvoir politique. Il ne s’agit ni de l’exercice d’une souveraineté sur des sujets ni de la discipline de corps singuliers. La biopolitique désigne plutôt le contrôle statistique des populations par le biais d’actions effectuées sur l’environnement qu’elles ont pour milieu de vie. En d’autres mots, elle concerne « la prise en compte des relations entre l’espèce humaine, les êtres humains en tant qu’espèce, en tant qu’être vivant, et puis leur milieu, leur milieu d’existence » (1997 : 218).

Les sujets et les corps ne sont pas pour autant abandonnés comme siège de l’exercice du pouvoir, mais se trouvent plutôt intégrés à une nouvelle forme de contrôle, dont l’usage des gaz lacrymogènes fournit une illustration exemplaire. En continuité avec la guerre chimique analysée par Sloterdijk, l’usage des gaz lacrymogènes dans la vidéo porte à l’attention les caractéristiques partagées de « nos » conditions de vie biologique :

With the phenomenon of gas warfare, the fact of the living organism’s immersion in a breathable milieu arrives at the level of formal representation, bringing the climatic and atmospheric conditions pertaining to human life to a new level of explication. (Sloterdijk, 2009 : 23)

La capacité de l’être humain à modifier les conditions dans lesquelles il vit ne s’arrête pas à l’usage de gaz chimiques. L’événement enregistré à Istanbul à l’été 2013

93 Un des tout premiers usages du terme « bio-politique » (avec un trait d’union que délaissera Foucault

par la suite) se trouve dans la deuxième lecture qu’il donne dans le cadre du cours de médecine sociale à l’Université d’État de Rio de Janeiro, en octobre 1974 (voir spécifiquement 2001b : 210). Le concept est ensuite développé, aux côtés du concept de « bio-pouvoir », dans le cours du 17 mars 1976 donné au Collège de France sous le titre Il faut défendre la société : « Après l’anatomo-politique du corps humain, mise en place au cours du XVIIIe siècle, on voit apparaître, à la fin de ce même siècle, quelque chose qui n’est plus une anatomo-politique du corps humain, mais que j’appellerais une “biopolitique” de l’espèce humaine. » (1997 : 216). Une synthèse des idées développées pendant ce cours est publiée la même année dans le premier volume de Histoire de la sexualité dans la section finale intitulée « Droit de mort et pouvoir sur la vie » (1976 : 175-211). Une excellente étude de l’histoire du concept de « biopolitique », qui précède

est un rappel que la biopolitique est également un phénomène technologique qui se confond dans son extension au monde lui-même. Cela non pas parce que « nous » respirons tous des gaz lacrymogènes — ce n’est pas le cas — ni simplement parce que les mêmes cartouches de gaz étaient utilisées cet été-là aussi bien en Turquie qu’au Brésil (Reuters, 2013). C’est plutôt en raison de « nos » capacités collectives à transformer les conditions de « notre » milieu de vie commun à une échelle sans précédent dans l’histoire humaine, tel que cela a déjà été évoqué précédemment.

La biopolitique, précise Foucault, est également « le problème de ce milieu [de vie], en tant que ce n’est pas un milieu naturel et qu’il a des effets de retour sur la population; un milieu qui a été créé par elle. » (1997 : 218) Pour le penseur des conditions spatiales de la coexistence qu’est Sloterdijk, cela signifie plus spécifiquement que les populations humaines ne sont situées ni strictement dans l’Umwelt décrit par Jakob von Uexküll, ni non plus proprement dans le Welt heideggerien. Elles habitent un espace intermédiaire construit — « médiatique » —, qui est précisément celui analysé dans la trilogie des Sphères. Cet espace n’a ni tout à fait la détermination fermée de « l’environnement » animal (Uexküll) ni l’ouverture radicalement indéterminée du monde dans lequel Heidegger situe, à son avis, une certaine modalité d’être du Dasein (2000 : 42-43; 2005b). Un développement plus long serait nécessaire afin de montrer clairement comment la théorie des sphères de Sloterdijk hérite des thèses de Heidegger, sans pour autant s’y réduire. Il s’agirait alors d’examiner plus finement la relation entre le Gestell heideggerien, la théorie des sphères et l’« écotechnie » de Nancy. Une telle recherche permettrait de déployer plus en avant les idées avancées ici, notamment en direction de l’horizon vers lequel elles tendent et auquel il est possible de donner le nom provisoire d’« ontologie médiatique » (sous l’importante réserve que son « ontologie » n’est pas traditionnelle).