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2.2 Milieu de la crise

2.2.4. Guerre civile mondiale

Jusqu’ici, il a été suggéré que les événements enregistrés près du parc Gezi exposent le rôle crucial joué par un milieu de vie partagé. Il a en outre été avancé qu’il y a plus à penser dans ce qui s’y passe qu’une simple opposition binaire entre deux groupes engagés dans une lutte « pour » le pouvoir. Comment, à la lumière de ces observations, comprendre l’affrontement qui s’y déroule?

Il peut sembler à première vue exagéré d’évoquer la catégorie de la guerre pour en rendre compte. Les événements dont il est question ne semblent pas relever proprement d’une situation militaire. Ils se produisent dans les rues d’une ville, et leurs protagonistes ne sont pas des soldats (pas plus les manifestants que les forces de l’ordre). De plus, l’usage de cartouches lacrymogènes par les policiers est légalement destiné au contrôle de populations civiles94. En effet, si l’usage militaire d’armes

94 L’usage massif de gaz lacrymogènes lors des manifestations au parc Gezi ne constitue pas une

première. Cette pratique est commune au contrôle des foules dans de nombreux autres pays. À l’été 2013, d’importantes manifestations au Brésil ont été contrôlées de la même manière. À ce sujet, le lecteur est

chimiques a été le sujet de nombreuses lois internationales l’interdisant depuis la Convention de La Haye, l’usage civil de gaz lacrymogènes pour le contrôle des foules demeure autorisé par la loi internationale. Ainsi, le Centers for Disease Control and Prevention, un organisme gouvernemental américain, considère le gaz lacrymogène comme étant un « riot control agent » : plutôt que de s’y référer comme à un « chemical weapon », il le classe parmi les « chemical compounds » (Centers for Disease Control and Prevention, 2013).

De surcroît, les conflits civils sont loin d’être un nouveau phénomène. D’après l’interprétation qu’en donne Platon dans le Protagoras, lorsque les premiers humains se sont assemblés dans des cités, ils se portaient atteinte les uns aux autres (« they did wrong to one another »), car il leur manquait encore « l’art politique » (πολιτικὴν τέχνην), qui englobe en outre, chez Platon, « l’art de la guerre » (1924 : 135; 322b). L’histoire de ces conflits peut ainsi être retracée jusqu’à la stasis grecque qui désignait, en son temps, une confrontation violente entre les membres civils d’une cité-État (πόλις) donnée. L’historienne helléniste française Nicole Loraux a pu montrer, dans une étude monumentale, que ce mode d’interaction conflictuel était en fait au cœur du concept politique chez les Grecs de l’Antiquité (1997). Plus récemment, Esposito a souligné l’importance qu’une certaine tradition de la philosophie politique italienne — Machiavel en tête — accorde à « l’immanentisation de l’antagonisme », c’est-à-dire au fait que le conflit est constitutif de l’ordre (2012 : 45-58)95.

95 Il faut encore mentionner l’ouvrage de Agamben traitant précisément de cette question, Stasis : Civil

Pourtant, l’intensité de la violence capturée par la vidéo se laisse difficilement penser à partir de l’idée classique d’un « contrôle des foules » mesuré. En août 2012, l’organisation indépendante Physicians for Human Rights publiait un rapport intitulé « Weaponizing Tear Gaz », où elle s’inquiétait de l’usage « sans précédent » du gaz lacrymogène comme agent de contrôle lors des phases les plus soutenues des soulèvements populaires à Bahreïn, en 2011. Le rapport suggérait en outre explicitement que le gaz — auquel il se réfère comme à un « agent toxique chimique » — pouvait et avait été utilisé comme arme d’assaut (Atkinson, 2012).

À l’été 2013, le Premier ministre de la Turquie a par ailleurs, pendant un moment, menacé de déployer les forces militaires de l’État dans la ville d’Istanbul afin de rétablir l’ordre (Al Jazeera, 2013)96. Un tel déploiement a soulevé le spectre d’une guerre civile,

à l’image de celle qui secouait alors la Syrie et qui la secoue encore au moment d’écrire ces lignes.

À elle seule, cette menace autorise une association entre les manifestations turques et un phénomène plus général par lequel, partout dans le monde, la sphère des opérations militaires pénètre la sphère civile. C’est ce phénomène que je souhaite maintenant considérer.

Les événements enregistrés par la vidéo amateur en Turquie sont effectivement loin d’être exceptionnels : bien au contraire, ils semblent être exceptionnellement familiers.

96 Au même moment, les autorités brésiliennes annonçaient le déploiement de la Force nationale de

Sécurité publique (Força Nacional de Segurança Pública). Cette force est composée de membres de la Police militaire brésilienne. La qualification « militaire » d’une force de police responsable de l’ordre public est un autre indicateur de l’indifférenciation entre la sphère civile et la sphère de la guerre dont il sera

Ils se sont donnés à voir aussi bien dans les rues de Montréal en 2012 que dans le cadre du mouvement protestataire de 2013 au Brésil. Aux États-Unis, une certaine militarisation des interventions dans la sphère civile s’est exprimée dans le déploiement du Massachusetts National Guard dans la ville de Boston, dans les jours qui ont suivi les attentats du 15 avril 2013, et cela, à la suite de la signature d’une « Déclaration d’urgence » par le président Barack Obama (Theophanidis, 2013, 2015). Elle s’est donnée aussi à voir dans le flux inversé d’équipements militaires américains, d’abord déployés outre-mer au cours de la dernière décennie dans le contexte des conflits au Moyen-Orient, puis récemment rapatriés et remis à la disposition des forces de l’ordre du pays (Appuzo, 2014)97. L’émergence des firmes militaires privées, qui

jouent un rôle aussi bien à l’étranger que sur la scène nationale, doit être liée au même phénomène98. Un an à peine après le gazage massif des manifestants au parc Gezi, à

Istanbul, c’est sur les pelouses des maisons de la ville de Ferguson aux États-Unis que s’exposait à nouveau la rencontre de toutes ces tendances. Sous prétexte d’assurer l’ordre public, on a fait un usage intensif de gaz lacrymogènes, des équipements militaires atypiques ont été déployés dans les rues de la ville et les membres des forces de l’ordre ont adopté une méthode d’intervention agressive — officiellement condamnée — à l’endroit de la population civile (Lowery, 2014 ; Rubin, 2014 ; Caldwell, 2014).

97 À l’analyse de l’intégration d’équipements militaires au sein des forces de l’ordre chargées d’assurer

la protection civile devrait s’ajouter celle de la militarisation des techniques d’intervention utilisées par ces mêmes forces (Barko, 2013).

98 De telles firmes ont notamment été déployées en Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan

Katrina, en 2005. Sur l’émergence des sociétés militaires privées au cours des dernières décennies, je réfère à l’article désormais classique de P.W. Singer « Corporate Warriors » (2002). L’auteur et journaliste Jeremy Scahill a analysé plus récemment le cas spécifique de la firme militaire privée Blackwater dans

Dans son essai On Revolution paru en 1963, Arendt observe que la distinction entre le domaine de la guerre (qui prenait place dans l’espace qui sépare les États souverains) et la sphère civile (interne à chacun de ces États) a commencé à s’estomper dès la Première Guerre mondiale en raison, notamment, des nouveaux types d’armements utilisés (et elle pensait sans doute aussi bien au début des techniques de bombardement aérien qu’à l’usage des gaz qui fait l’objet de l’essai de Sloterdijk dont il a déjà été question ici99). Cette observation pousse Arendt à parler de « total war » et encore de « a

kind of civil war raging all over the earth » (2006 : 17).

Dans cette perspective, le début de ce qu’on a appelé la « guerre contre le terrorisme » (aussi connue en anglais sous le nom de Global War on Terror100) participe

sans doute de la même tendance planétaire. Cette initiative a en effet étendu de facto le théâtre des opérations militaires américaines à l’ensemble du globe, et conséquemment a porté jusqu’à l’intérieur des frontières internationales qui délimitent les espaces nationaux. Toute la controverse, complexe, portant sur les frappes ciblées menées par une flottille de drones américains télécommandés doit éventuellement être appréhendée à la lumière de ce « pliage » de la sphère militaire sur la sphère civile.

Ces remarques doivent certainement être comprises avec les nuances appropriées. D’une part, l’argument voulant que le taux des victimes civiles associé à des conflits militaires ait connu un accroissement marqué au 20e siècle demeure controversé

99 C’est pendant la Seconde Guerre mondiale que les techniques de bombardement aérien pénètrent de

manière marquée à l’intérieur de la sphère civile, avec le déploiement par les Alliés de la stratégie dite du « area bombing » ou « carpet bombing », qui abandonne explicitement les cibles militaires au profit des zones industrielles et civiles et cela, notamment, à des fins de « démoralisation ». (Theophanidis, 2004).

(Roberts, 2010). D’autre part, un effort doit assurément être fait pour distinguer entre l’accroissement des incidents violents et l’accroissement de la couverture médiatique réservée aux incidents violents, elle-même inséparable du phénomène de globalisation technologique (Achenbach, 2011).

Cela étant dit, il ne s’agit ici en aucune manière d’avancer un argument quantitatif sur le nombre de victimes associé à des événements violents et/ou à des opérations relevant d’une conception traditionnelle de l’engagement militaire. C’est notamment sur la base d’une analyse essentiellement quantitative que s’appuie la thèse controversée de Steven Pinker selon laquelle la violence dans les sociétés humaines est aujourd’hui à son niveau historique le plus bas (2011).

Il s’agit bien plutôt de pointer vers une transformation générale des modes qualitatifs de coexistence à la lumière d’un bouleversement associé, entre autres, à la crise de l’État souverain comme mode principal de synthèse politique (Theophanidis, 2016). Tout se passe comme si l’expérience d’une certaine violence, en partie militarisée, se fait aujourd’hui sentir à l’échelle plus intime d’une variété d’espaces publics et privés, où elle prend diverses formes : répressions musclées par les forces de l’ordre, mais aussi attentats à la bombe, assassinats ciblés, meurtres de masse, émeutes incendiaires ou insurrections armées.

Dès le début des émeutes en Turquie, en mai 2013, des efforts ont été faits pour associer ce mouvement de protestation à d’autres événements similaires ayant agité la scène internationale au cours des années précédentes. Deux des principaux exemples récents sont le mouvement « Occupy Wall Street » en Occident et le « Printemps arabe » au Moyen-Orient (Groll, 2013). Il est sans doute effectivement raisonnable de penser

qu’au-delà de leurs spécificités régionales, plusieurs de ces événements partagent dans une certaine mesure un profil global commun.

Toutefois, il semble difficile d’ignorer qu’à côté de ce qui pourrait être compris comme le partage d’un désir pour le renouveau d’une certaine unité politique se profile aussi l’expression d’un mode d’être ensemble dramatiquement caractérisé par la violence, le conflit, l’affrontement. Les tempêtes meurtrières qui ont fait frémir le 20e

siècle expriment de manière aiguë ces mutations, qui se poursuivent par ailleurs jusqu’au seuil du siècle suivant, c’est-à-dire jusqu’à « nous ». Comme il a déjà pu être suggéré, cette hypothèse implique que le mouvement même qui porte les êtres humains les uns vers les autres — une certaine idéologie du « vivre ensemble » — est susceptible d’alimenter dans les faits des formes de vie politique fondées sur la destruction mutuelle. C’est ce point particulier qui doit motiver une révision de la catégorie de la guerre comme monde antagoniste réglé.

Dans la conclusion de son essai Le malaise dans la culture publié en 1930, Sigmund Freud avait déjà identifié le défi auquel l’espèce humaine s’apprêtait à faire face. Serait- il possible pour les humains, demandait-il, de développer une manière de vivre ensemble tout en réussissant « à se rendre maîtres de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement » (1995 : 89)? Cette inquiétude a depuis été répétée par de nombreux auteurs, particulièrement au regard du bombardement atomique du Japon en 1945, notamment par Benjamin, Anders, Camus et Arendt.

Vingt ans avant les remarques de Arendt à l’égard de la guerre civile qui lui semblait s’emparer du monde, Carl Schmitt évoquait au sujet du bouleversement de l’ordre

mondial provoqué par la crise de l’État souverain une « guerre civile mondiale » : Weltbürgerkrieg (traduit en anglais par « global civil war » ou « international civil war »).101

L’effondrement de l’ancienne distribution des pouvoirs entraînait à son avis le déchaînement de guerres illimitées qui échapperaient à l’encadrement du droit international (encadrement que Schmitt désigne avec l’expression « eine Hegung des Krieges »). La distinction posée par Schmitt entre amis et ennemis (Freund-Feind- Unterscheidung), par laquelle les relations antagonistes légitimes entre les États souverains étaient régulées, s’en trouve modifiée. Dans ces nouvelles conditions, l’État n’est plus simplement un agent de régulation, mais un objet de litige au sein de cette « guerre civile mondiale » (Kochi, 2006 : 284)102.

Là où Schmitt se préoccupe de « droit international public » (Völkerrecht), ce sont ici les modes d’être en commun — de communication — qui retiennent l’attention de l’analyse. C’est précisément sur ce terrain que Nancy positionne ses analyses depuis le début des années 1980. Lorsque, quelques semaines seulement après les attentats du 11 septembre 2001 et dans la continuité de ses travaux sur la communauté, il rédige La communauté affrontée, Nancy ouvre son essai en évoquant lui aussi une guerre, mais une guerre dont la dynamique n’est clairement plus limitée à une conception classique :

L’état présent du monde n’est pas une guerre de civilisations. C’est une guerre civile : c’est la guerre intestine d’une cité, d’une civilité, d’une

101 Carl Schmitt, qui a pu avoir emprunté le concept à Ernest Jünger, utilise le terme Weltbürgerkrieg pour

la première fois en 1943 dans son essai « Die letzte globale Linie » (1995). Sur les origines incertaines du mot, voir Louiza Odysseos (2008). Le terme est également mentionné dans une entrée du Glossarium datée du 8 octobre 1947 (1991 : 29).

102 Les observations de Schmitt relatives à la transformation de l’ordre mondial participent étroitement

à sa théorie du « Nomos de la Terre » (dont le traité éponyme paraît en 1950). La reconfiguration de la distinction entre ami et ennemi à la lumière de la Weltbürgerkrieg est développée dans l’essai Théorie du

citadinité qui sont en train de se déployer jusqu’aux limites du monde et, de ce fait, jusqu’à l’extrémité de leurs propres concepts103. (2001 : 11)

Quelques années plus tard, lorsqu’Agamben publie son essai État d’exception, en dialogue critique avec l’œuvre de Schmitt, il diagnostique lui aussi une « guerre civile mondiale » comme expression emblématique du passage à une crise permanente — l’« état d’exception » —, qu’il présente comme le « paradigme de gouvernement dominant dans la politique contemporaine » (2003 : 12)104. C’est au final

cet aspect que Sloterdijk désigne, de son côté, par l’expression « guerre des écumes » : L’image morphologique du monde polysphérique que nous habitons n’est plus la sphère, mais l’écume. [...] Ce que l’on célèbre aujourd’hui confusément dans tous les médias comme la globalisation constitue, d’un point de vue morphologique, la guerre des écumes étendue à l’univers. (2002 : 80-82)

C’est une des forces de l’analyse menée par Foucault que d’avoir montré comment, à l’époque actuelle, les politiques de gestion de la vie sont toujours susceptibles de se renverser en politiques de production de la mort105. Cette situation devient possible

parce que, explique-t-il, politique et guerre sont deux stratégies complémentaires de codage biopolitique du pouvoir : deux stratégies différentes, mais toutes deux « promptes à basculer l’une dans l’autre » (1976 : 123). En effet, les conflits les plus meurtriers du siècle dernier ont été menés, d’une manière apparemment paradoxale, au nom de la sauvegarde de l’intégrité de certaines formes de vie (classes, races) :

103 L’argument d’une guerre intestine qui se déploie comme la manière globalisée de l’être-en-commun

est repris dans deux autres très courts essais de Nancy (2002b, 2003).

104 L’argument avancé par Agamben n’est pas sans rappeler le commentaire de Benjamin selon lequel

« “l’état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle » (2000b : 433). Agamben y fait d’ailleurs référence au tout début de son ouvrage (2003 : 18)

105 Cet aspect de la biopolitique a reçu des développements importants au cours des dernières années,

Les guerres ne se font plus au nom du souverain qu’il faut défendre; elles se font au nom de l’existence de tous; on dresse des populations entières à s’entre-tuer réciproquement au nom de la nécessité pour elles de vivre. Les massacres sont devenus vitaux106. (Ibid. : 180)

Un major de l’armée américaine a exprimé ce paradoxe sous sa forme la plus claire et la plus concise en commentant le bombardement du village vietnamien de Ben Tre pendant l’offensive du Tết, en 1968, bombardement mené sans considération pour les pertes civiles : « It became necessary to destroy the town to save it » (The New York Times, 1968)107.

À la lumière de ces quelques observations, il est maintenant possible de comprendre comment la catégorie traditionnelle de la « guerre » gagnerait à être révisée et comment, sur la base d’une telle révision, elle pourrait s’appliquer adéquatement à ce qui se produit sur la place du parc Gezi dans l’enregistrement vidéo. Cette révision permettrait aussi de rendre compte d’autres phénomènes impliquant non seulement des opérations militaires menées en zones civiles, mais également des impacts dévastateurs de catastrophes industrielles ou naturelles.

Il devient en effet nécessaire, sinon urgent de considérer les désastres environnementaux sans précédent auxquels « nous » sommes exposés depuis le

106 Il est intéressant de noter que le problème de la guerre a beaucoup préoccupé Foucault, et ce jusqu’à

la fin de sa vie. Outre le traitement qu’il y a accordé dans ses cours — La société punitive en 1973 et Il faut

défendre la société en 1975-76 —, il signale encore l’intérêt qu’il porte à ce thème dans un entretien accordé

à André Berten en 1981 : « Donc si vous voulez, je croise sans cesse le droit sans le prendre comme objet particulier. Et si Dieu me prête vie, après la folie, la maladie, le crime, la sexualité, la dernière chose que je voudrais étudier ce serait le problème de la guerre et de l’institution de la guerre dans ce que l’on pourrait appeler la dimension militaire de la société. Là encore j’aurais à croiser le problème du droit aussi bien sous la forme du droit des gens et du droit international, etc., que sous celle de la justice militaire : ce qui fait qu’une nation peut demander à quelqu’un de mourir pour elle. » (1988 : 19)

dernier siècle — sinon depuis le début de la révolution industrielle — comme une extension de la guerre civile globale que l’espèce humaine s’impose à elle-même. La crise coexistentielle qui survient lorsqu’une gestion de la vie se trouve associée à la manipulation potentiellement mortelle des conditions environnementales — ou médiatiques — de la vie s’illustre en effet également dans le débat contemporain entourant l’augmentation des gaz à effet de serre (GES). Les ciels saturés de smog, dont des exemples dramatiques sont régulièrement donnés à voir aussi bien à Singapour qu’à Beijing, à Mexico et à Los Angeles, illustrent le seuil critique où un régime de vie en commun se retourne contre lui-même.

Lors de sa visite à la ville de Lac-Mégantic, où le déraillement d’un convoi de wagons-citernes a provoqué un des pires accidents ferroviaires de l’histoire moderne du pays — dont il a déjà été question dans le préambule de cette dissertation —, le Premier ministre du Canada a comparé la scène à une « zone de guerre » (BBC, 2013a). Ce n’est certainement pas le premier désastre industriel à être associé au paradigme de la guerre.

Les limites de cette comparaison apparaissent surtout lorsqu’on comprend la « guerre » à partir de sa conception traditionnelle (celle de Clausewitz par exemple), où un front offensif est clairement identifié — généralement entre deux États souverains —, et où la sphère civile est exclue de la sphère des opérations militaires. Lorsque la catégorie de la guerre est révisée selon les modalités exposées jusqu’ici, ce